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« L’héroïne rouge » de Wen Yimin : aux origines du film de
wuxia
par Brigitte Duzan, 31 octobre
2013
Second
film réalisé par
Wen Yimin (文逸民),
« L’héroïne rouge » (ou Hong Xia《红侠》)
a été tourné au studio Youlian (友联影片公司)
en 1929, à l’apogée de la vogue délirante de films
de wuxia qui a marqué les années 1928-1931 à
Shanghai.
C’est en
effet une véritable fureur qui s’est emparé de la
ville pendant ces années-là,
contribuant au développement d’un genre
cinématographique qui a acquis, à travers les séries
de films alors réalisées, les caractéristiques
spécifiques qu’il |
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L’héroine rouge Fan
Xuepeng |
conservera par la
suite lors de ses renaissances successives.
Dans ce
contexte, « L’héroïne rouge » apparaît comme un premier
archétype du genre dans l’histoire du cinéma chinois. Il est
certes de facture quelque peu grossière, mais il est
précieux car c’est le seul film de l’époque qui nous soit
parvenu dans sa totalité ; on peut y déceler beaucoup
d’éléments originaux, d’ordre symbolique et stylistique, qui
sont autant de clés pour comprendre ce qu’ont dû être les
autres et tenter de reconstruire l’histoire du wuxia à ses
débuts, une sorte de préhistoire du genre.
Un scénario mêlant
les genres
En trois parties,
le scénario, dès l’abord, présente quelques points
originaux. Le premier est que l’héroïne du titre autour de
laquelle est construit le récit n’apparaît pas dans toute la
seconde partie ; celle-ci a une autre femme comme personnage
principal qui, autre originalité, est sauvée par la première
qui lui assure à la fin du film un heureux mariage avec le
lettré de son choix. Le scénario est donc un mélange
d’intrigue amoureuse classique et d’histoire de wuxia.
Un scénario en
trois parties
1. L’ « héroïne
rouge » est au départ une jeune et vive villageoise du nom
de Yungu (芸姑).
L’action est située dans une époque incertaine, mais qui
ressemble beaucoup à celle de la fin des années 1920 en
Chine, c’est-à-dire contemporaine du film : le pays est mis
à feu et à sang par des bandes rivales,
Le nom de l'actrice
Fan Xuepeng
au générique |
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dont l’une débarque dans le village au début du
récit, semant la terreur et entraînant la fuite des
villageois les plus valides. En ce sens, le film se
distingue des films « en costumes » dont l’action
est située sous une dynastie ou une autre et qui est
la marque de beaucoup d’autres films de wuxia
de la même période : wuxia de l’époque
actuelle (近代武侠
ou
时装武侠)
et non
wuxia d’une époque ancienne (古装武侠).
Alors que la grand-mère aveugle et paralytique de
Yungu tente de fuir, aidée par un cousin qui la
porte sur ses épaules, elle est renversée et
piétinée par la foule des fuyards. Quant à Yungu,
elle est enlevée par le chef de la bande armée, Jin
Zhiman (金志满),
qui la destine à son « harem ». Mais, au moment où
il veut la rejoindre dans son lit, il ne trouve à sa
place qu’un vieil ermite taoïste aux pouvoirs
surnaturels, le vieux Singe blanc (白猿老人),
qui réussit à la faire fuir. Dans sa retraite, il
entreprend alors l’éducation martiale de Yungu afin
qu’elle puisse venger sa grand-mère. Le scénario se
place ainsi d’entrée dans la catégorie des histoires
classiques de « grief et revanche » (恩怨和复仇). |
2.
La seconde partie est un mélodrame presque classique. Le
récit passe à une autre famille du même village, la famille
Xie (谢家),
dont le père a été injustement accusé et doit être exécuté
par le même chef de bande. Son épouse va demander justice,
mais il n’accepte de gracier et libérer le père que si sa
fille, Qiong’er (琼儿),
accepte de devenir sa concubine. Qiong’er accepte par devoir
filial, mais l’autre revient sur sa promesse.
3. Qiong’er est in extremis sauvée par l’arrivée
impromptue de Yungu, devenue Hongxia (红侠)
après avoir
passé trois ans (explique un intertitre) à se former
aux arts martiaux auprès de son maître, le vieux
Singe blanc. Avec son aide, et grâce au fait qu’une
bande rivale détourne une partie de l’ardeur des
combattants de Jin Zhiman, elle met la bande en
déroute, et venge sa grand-mère en tuant le sinistre
Jin Zhiman. Avant de repartir, elle procède à
l’union de Yungu et de son fiancé, qui n’est autre
que son cousin, interprété par le réalisateur, Wen
Yimin…
L’une des premières héroïnes volantes
L’un des traits essentiels de Yungu devenue Hongxia est sa
capacité à voler, trait qui deviendra l’une des
caractéristiques majeures des héros des films de wuxia,
symbole de leurs pouvoirs surnaturels, d’où la dénomination
de wuxia shenguai (武侠神怪),
art martial et esprit magique.
En
ce sens, Yungu a acquis des pouvoirs supérieurs à ceux de
son maître qui se déplace, lui, sur un âne. Elle a
d’ailleurs complété cet art en s’élevant et atterrissant
gracieusement dans des volutes de fumée, et en se déplaçant
sur les nuages (1).
Cette capacité à voler était déjà présente dans
certaines histoires de la littérature de wuxia,
dans « Au bord de l’eau » (《水浒传》)
en particulier. Mais, dans la littérature ancienne,
écrite et orale, cette technique extraordinaire
n’était maîtrisée que par quelques maîtres auxquels
elle permettait de défier les lois naturelles et
spatiales. Vers la fin des Qing, en revanche, c’est
devenu aussi bien l’apanage de gens du peuple. Dans
la Shanghai de la fin des années 1920, ce sont en
grande partie ces pouvoirs surnaturels qui
enthousiasmèrent le |
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la grand-mère de Yungu |
public populaire, et causèrent une sorte de folie collective
qui alla jusqu’à inquiéter les autorités.
Mais ce pouvoir surnaturel était encore plus formidable
quand il était exercé par une femme aux qualités androgynes,
et que cette femme, en outre, se posait en vengeresse. Il y
avait là de quoi enflammer les foules.
Mais une héroïne qui ne venge pas son père, mais sa
grand-mère…
Le scénario de
« L’héroïne rouge » est cependant astucieusement conçu pour
reprendre, comme argument principal, un thème classique de
la littérature de wuxia, tout en lui apportant un
zeste subversif supplémentaire.
Le moine Singe blanc |
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Le film
reprend en effet le grand thème habituel de ce genre
d’histoires : la vengeance d’un père injustement
assassiné, vengeance exercée par son fils, ou sa
fille habillée en homme, après une période
d’initiation aux arts martiaux. Yungu, devenue
Hongxia, est le type même de l’héroïne propulsée
dans le rôle de vengeresse à défaut de rejeton mâle
pour remplir cette mission, et dont le changement de
statut est signalé et illustré visuellement par le
changement de vêtements, de coiffure et d’allure. |
Or, ici, ce n’est
pas son père que Yungu doit venger, c’est sa grand-mère. La
symbolique est donc tout autre, et étonnante (2).
Habituellement, en effet, l’héroïne qui avait assumé une
identité masculine continuait à être soumise à l’ordre
patriarcal, voire le restaurait, et restait bien terrestre
(Hua Mulan, par exemple). Yungu, en revanche, défie la
pesanteur comme les normes sociales. Et elle ne se reconnaît
de devoir qu’envers des femmes, sa grand-mère, puis la jeune
Qiong’er.
… et qui sauve une
autre femme
Car Yungu sauve
aussi Qiong’er. Le scénario retrouve là une intrigue
conventionnelle de mélodrame : une jeune femme se bat pour
pouvoir épouser le pauvre lettré qu’elle aime. Non seulement
Yungu sauve Qiong’er des griffes du maléfique chef de bande,
mais elle préside aussi à son mariage, comme une sorte
d’entremetteuse. On a donc l’impression d’un retour à une
narration classique.
Pourtant,
le récit reste original : la cérémonie n’a pas lieu
dans un espace clos de demeure ancestrale, mais dans
un endroit sauvage et désert, sans la présence de
parents. Loin d’être une autorité imposant un
mariage arrangé, Yungu descend de son nuage pour
favoriser une union romantique, conclusion heureuse
des mélodrames courants. Elle-même cependant
n’aspire pas au mariage et repart sur son nuage dès
la cérémonie terminée. |
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Les femmes du harem |
Dernier petit clin
d’œil : la jeune Qiong’er revêt elle-même un habit de xia
à l’issue du mariage, dans une sorte de geste mimétique…
Une mise en scène
entre comique, mélo et opéra
Ce genre de films
était fait avant tout pour distraire et amuser, et rapporter
de l’argent à ceux qui les produisaient. Au niveau
stylistique, c’est un mélange des genres les plus populaires
des débuts du cinéma chinois : comédie, mélodrame et opéra,
dessinant un cadre stylistique pour illustrer le récit de
wuxia.
Comédie
Le cinéma chinois
avait commencé par des films comiques. Au début des années
1920, c’est la comédie, voire le burlesque, qui faisait
courir les foules, comme la « Légende d’un marchant
ambulant » (《劳工之爱情》)
de Zhang Shichuan (张石川),
en 1922, autre film dont il nous reste une copie entière.
Le garde du corps
Longues dents |
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En
regardant « L’héroïne rouge », on imagine souvent le
rire du public de l’époque, devant les clins d’œil
qui lui sont constamment adressés, et qui font
parfois référence aux contes de la tradition orale,
comme le personnage du méchant aux dents longues (獠牙).
Mais il y a aussi un aspect de satire de la Shanghai
moderne, avec les filles du harem en petites
culottes et soutiens-gorge, poitrines plates à la
mode et cheveux courts itou, qui semblent sorties
d’une couverture de magazine. |
Mélodrame
Les années 1920
avaient aussi vu l’épanouissement du genre dramatique, plus
calqué sur l’actualité et les faits de société. Toute la
seconde partie du film reprend ce style souvent larmoyant,
avec l’épisode de la mère en pleurs allant demander justice
pour son mari, et la jeune Qiong’er acceptant magnanimement,
mais en vain, de se sacrifier pour sauver son père.
Wen Yimin reprend
la mise en scène typique du genre, avec des close-ups sur
les visages, pris dans des expressions typées, souvent
excessives, traduisant les sentiments de façon à être
aisément compréhensible en l’absence de dialogue.
Opéra
« L’héroïne
rouge », enfin, emprunte beaucoup à l’opéra traditionnel,
car même ces types d’expressions faciales sont hérités de
l’opéra. L’emprunt le plus évident à l’opéra reste
cependant, bien sûr, la gestuelle des combats, qui est l’un
des points essentiels qui distingue le wuxia du
kungfu. Les combats sont peu nombreux, et concentrés
essentiellement dans la dernière partie où ils prennent de
l’importance, dans l’affirmation du nouveau rôle de Yungu en
héroïne martiale et justicière.
Visuellement,
Yungu/ Hongxia apparaît comme une actrice d’opéra jouant sur
scène l’un des rôles martiaux féminins (normalement
interprétés par des hommes) impliquant le maniement des
armes mais peu d’acrobaties : daomadan (刀马旦).
Elle joue même à la fin une sorte de danse des deux épées
dont l’une des références qui vient à l’esprit est le rôle
de Mu Guiying (穆桂英),
dans l’opéra « Mu Guiying takes command » (《穆桂英挂帅》),
rôle prestigieux où s’est illustré Mei Lanfang.
Mu
Guiying dans un épisode de la version opéra de Pékin
http://www.youtube.com/watch?v=GS0xHVwFwJY
Avec
de telles références, il était logique que l’actrice
interprétant le rôle de Yungu déclenche autant
d’enthousiasme.
Naissance d’une
star du wuxia : Fan Xuepeng
Les films de
wuxia des années 1920 à Shanghai sont l’un des
éléments-clés de l’émergence d’un star-system dans le cinéma
chinois. Les actrices de wuxia ont déclenché
l’enthousiasme populaire en provoquant un phénomène
d’identification dans une Chine livrée au chaos : la figure
aux allures martiales de Yungu, délivrée des lois communes
de la pesanteur comme de la société, et capable de s’envoler
dans les nues pour en redescendre fondre sur les bandits et
les châtier, était un symbole d’émancipation d’autant plus
fort qu’il s’agissait d’une émancipation féminine, la
condition féminine étant l’emblème même de l’oppression
patriarcale et sociale.
L’actrice
interprétant le rôle, Fan
Xuepeng (范雪朋),
est
donc devenue immensément populaire, comme les autres
actrices de wuxia de l’époque, chacune ayant
son aura particulière. Celle de Fan Xuepeng est
directement liée au rôle de Hongxia, l’héroïne
rouge : on dit que le nom viendrait du fait qu’elle
avait teint sa cape en rouge. Le film est en noir et
blanc et ne permet pas d’en juger, mais
nous
avons une illustration du livre dont est adapté le
film précédent de Wen Yimin,
« Heroic Son and Daughter »
(《儿女英雄》), où le personnage féminin
central arbore une superbe casaque rouge qui
pourrait être la préfiguration de celle de Hongxia…
« L’héroïne
rouge » apparaît donc comme un film complexe où l’on
discerne la naissance d’un genre dont il restera à
épurer le style. Même s’il apparaît frustre dans sa
mise en scène, ses décors et ses costumes, et tourné
à la va-vite comme bien des films de l’époque, il
reste un témoin unique d’un genre à |
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Legend of Heroic Son
and Daughter |
ses débuts, et
fait figure de modèle type pour imaginer ce qui fait
figure de préhistoire du wuxia.
Notes
(1) Dans Yungu (芸姑),
le caractère yun de nuage est surmonté de la clef de
l’herbe ;
son nom peut donc se lire comme une sorte de jeu de mots :
Yungu, « la jeune fille dans les nuages »…
(2) Comme
souligné par Zhang Zhen dans « An Amourous History of the
Silver Screen », University of Chicago Press, 2005, chapitre
6, p. 233.
L’héroïne rouge,
extrait du début
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