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« Boat
People » : un film magistral des débuts d’Ann Hui
par Brigitte Duzan, 27 mai 2015
Sorti en 1982, « Boat People » (《投奔怒海》)
est à la fois l’un des films les plus marquants des
débuts de la Nouvelle Vague du cinéma de Hong Kong,
et un grand succès commercial. Il arrive en 8ème
position dans la liste des 103 meilleurs films de
langue chinoise des cent années écoulées, établie en
2005 lors de la 24ème édition des Hong
Kong Film Awards.
C’est un tournant dans la carrière d’Ann
Hui (许鞍华)
et, dans sa filmographie, l’un de ses films
préférés ; c’est aussi, sans doute, celui qui a
soulevé le plus de controverses.
La tragédie des réfugiés du Vietnam
« Boat People » est en fait le troisième volet de ce
que l’on a appelé la « trilogie du Vietnam » (越南三部曲),
les deux premiers volets étant « The Boy from
Vietnam » (《来客》)
et « The Story of Woo Viet » (《胡越的故事》),
réalisés par
Ann Hui en
1978 et 1981. |
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Boat People, affiche
1982, avec George Lam et Andy Lau |
Ces trois films sont nés de recherches effectuées pour
tenter de comprendre les raisons de l’afflux croissant de
réfugiés vietnamiens à Hong Kong après 1975.
Genèse de la trilogie

Affiche internationale |
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A partir du milieu des années 1970, c’est-à-dire
après la fin de la guerre du Vietnam, la
réunification du pays par les Vietcong et
l’installation du régime communiste, Hong Kong a
connu une vague croissante d’immigrants illégaux
venus du Vietnam ; le premier groupe, de quelque
3 700 personnes, a débarqué le 4 mai 1975, mais la
politique de terreur menée par le Vietcong a peu à
peu entraîné un exode massif, surtout à partir de
1979. La Thaïlande, Singapour et la Malaisie ayant
fermé leurs portes, Hong Kong est devenu la
destination de choix : plus de 68 700 réfugiés sont
arrivés dans la colonie britannique cette année-là,
et le flot n’a fait que croître par la suite.
C’est la crise humanitaire causée par cet exode qui
a suscité l’intérêt d’Ann
Hui. Chacun de ses trois films traite le
sujet sous un aspect différent : le premier montre
les difficultés rencontrées par les nouveaux
arrivants à Hong Kong, le second les drames vécus
par les fugitifs traqués sur mer et refoulés sur
terre, ou parqués dans des camps ; le troisième,
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« Boat People », remonte à la source du problème en tentant
de répondre à la question : pourquoi tant de Vietnamiens
cherchent-ils à fuir leur pays ?
Boat People
L’histoire de « Boat People » se situe en 1978, trois ans
après la chute de Saigon, la réunification du pays et
l’instauration du régime communiste. A l’invitation du
gouvernement, un reporter japonais qui a couvert la
« libération » de Danang en 1975, Shiomi Akutagawa, revient
sur les lieux pour faire un reportage sur la vie dans la
ville sous le nouveau régime, après la guerre.
Il est conduit dans la « Nouvelle zone économique »,
où des enfants joyeux et bien nourris l’accueillent
par un petit spectacle de chants et de danse. Mais,
quand il revient à Danang, il est témoin dans la rue
de spectacles tout autres : arrestations sanglantes,
enfants infirmes, population affamée… Ses yeux se
dessillent peu à peu, surtout après avoir rencontré
une gamine de quatorze ans, Cam Nuong, et ses deux
frères, dont le père est mort et la mère malade, et
dont il devient une sorte de protecteur et substitut
paternel. |
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Akutagawa à Danang |
Grâce à eux, et à la protection de son sauf-conduit de
journaliste, il constate de visu une réalité chaque jour
plus atroce : l’aîné des deux frères vit de petits trafics
et saute sur une grenade abandonnée dans un dépôt
d’ordures ; les enfants participent au dépouillement des
cadavres de gens exécutés dans une cour (dite « la ferme des
poulets »).
Personnage plus développé, l’un des amis du grand frère, To
Minh, vit dans la hantise d’être envoyé dans l’une de ces
« nouvelles zones économiques » qui sont en fait des camps
de travail où les jeunes sont envoyés manu militari pour
faire du déminage sans préparation ni précautions, avec un
taux d’accident meurtrier ; alors qu’il est parvenu à réunir
la somme nécessaire pour payer un passage sur un bateau et
quitter le pays, le bateau est attaqué par les garde-côtes
prévenus par les passeurs, les boat people à bord liquidés
puis soigneusement dévalisés.

Les enfants, affamés,
chez eux |
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La peinture de la vie de Danang par Ann Hui est
glaciale. La population vit dans la terreur et le
dénuement, mais même les élites qui ont lutté pour
la révolution sont désenchantées, tel cet officier
Nguyen, éduqué en France, qui a vécu prison et
torture pour la cause de la révolution et noie son
désespoir dans l’alcool, ou cette rescapée d’un
bordel qui survit en tenant un bar et en faisant du
marché noir, et n’aspire plus qu’à partir avec
Nguyen ouvrir un bar à la Nouvelle Orléans.
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Chacun a son rêve, et c’est un rêve d’ailleurs. Mais un
rêve irréalisable pour la plupart.
Nguyen est envoyé dans une « nouvelle zone économique » ; la
mère des enfants qui se prostituait pour les élever, obligée
de l’avouer en public, se suicide en s’empalant devant eux ;
même Akutagawa est immolé en tentant de sauver les deux
enfants, quand deux soldats enflamment, en tirant dessus, le
jerrycan d’essence qui était le passeport des enfants.
Ce sont les seuls qui en réchappent. Mais la dernière image
est d’une terrible cruauté : un gros plan sur le visage de
Cam Nuong tourné vers le large, avec en arrière-plan, le
corps d’Akutagawa dévoré par les flammes, comme un lointain
fanal, qui finit par s’effondrer sur le quai.
C’est Nguyen qui résume la situation en une phrase
symbolique : « La révolution du peuple vietnamien est
victorieuse, la mienne est un échec » ("越南人的革命成功了,我自己的革命失败了").
Un scénario longuement travaillé
Le scénario, cosigné Qiu Gangjian (邱刚健)
,a
fait l’objet de quatre ou cinq refontes successives.
1. L’idée initiale était de raconter l’histoire de
To Minh, et sa tentative de fuite en bateau. La
quasi-totalité du scénario se passait en mer. Mais
il aurait fallu un gros budget pour tourner le film
correctement. Il a donc été décidé de se concentrer
sur la première partie de l’histoire, celle qui se
passe à terre avant le départ, et de l’étoffer.
C’est alors qu’ont été introduits des personnages
supplémentaires : les officiers vietnamiens, et la
propriétaire du bar.
2. Lors
des recherches effectuées pendant la phase
préparatoire, ils ont découvert un livre écrit par
un reporter japonais. Intitulé « Lettre à Oncle
Wah »
,
l’ouvrage se présente comme un journal écrit par une
petite fille, en 1974. Les conditions de vie
décrites dans ce livre différant peu de
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Le scénariste Qiu
Gangjian |
celles observées
après la guerre, le récit pouvait facilement être transposé
en 1978.
3. Mais la source principale du scénario a été puisée dans
les nombreux interviews effectués par Ann Hui pour la
préparation des deux premiers volets de la « trilogie du
Vietnam ».
4. Enfin, la narration a été construite comme émanant du
point de vue d’un tiers, d’un observateur extérieur : un
journaliste japonais revenu à Danang pour faire un reportage
sur la vie dans la ville après la guerre et qui, finalement,
se laisse émouvoir par le sort d’une famille et aide les
enfants à s’enfuir, au prix de sa propre vie.

Première rencontre
avec To Minh (Andy Lau, au centre) |
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Ce reporter fictif a été imaginé, en fait, en
combinant deux personnages réels : d’une part, le
journaliste auteur du journal de la petite fille ;
d’autre part, un autre journaliste, japonais, qui
était effectivement revenu au Vietnam en 1980 après
avoir couvert la fin de la guerre, et qu’Ann Hui a
rencontré à Tokyo où il lui a montré ses photos et
lui a raconté son expérience. |
Tournage en Chine
Le film a été tourné en Chine, sur l’île de Hainan, avec
l’autorisation et l’aide des autorités chinoises. C’était
après la fin de la brève guerre frontalière
sino-vietnamienne qui a éclaté en mars 1979 en réponse à
l’invasion du Cambodge par le Vietnam, et que la Chine comme
le Vietnam déclarèrent avoir gagnée.
Non seulement Ann Hui eut l’autorisation de tourner, mais,
après avoir approuvé le scénario, les autorités chinoises
lui donnèrent aussi l’autorisation de modifier les bâtiments
le long des rues pour les rendre conformes aux photos
d’époque de Danang. Elle a pu également utiliser des
vêtements empruntés aux quelque vingt mille Vietnamiens
établis dans l’île.
Côté interprétation, le rôle du reporter Akutagawa
est le rôle le plus mémorable de la carrière de
Georges Lam, et celui de Cam Nuong est le premier
interprété par Season Ma qui n’a cependant tourné
que dans une dizaine de films, jusqu’en 1989.
C’est le choix de l’acteur pour interpréter To Minh
qui a été problématique. En effet, c’est Chow
Yun-fat qui avait été |
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Nguyen et la
propriétaire du bar (Cora Miao) |
pressenti pour le rôle, comme pour le film précédent, le
second de la trilogie, où il joue le rôle principal. Mais,
« Boat People » étant tourné en Chine continentale, Chow
Yun-fat a eu peur d’être boycotté à Taiwan, il a donc refusé
le rôle. Andy Lau était encore inconnu, mais un cameraman
d’Ann Hui venait de tourner un film avec lui et le
recommanda. C’était peu de temps avant le début du tournage
La réalisatrice fit venir l’acteur sans même l’avoir
rencontré auparavant. Le rôle lança sa carrière.
Acteurs :
Georges Lam
林子祥 le journaliste japonais Akutagawa
Andy Lau 刘德华
To Minh
祖明
Season Ma
马斯晨
Cam Nuong
阮琴娘
Qi Mengshi
奇梦石
l’officier Nguyen
Cora Miao
缪骞人
la propriétaire du bar et maîtresse de Nguyen

Les enfants
dépouillant les cadavres |
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Le film a été tourné à la fois en mandarin et en
cantonais, de manière à pouvoir être distribué à la
fois en Chine continentale et sur les marchés
habituels des films cantonais de Hong Kong,
c’est-à-dire toute la diaspora du sud-est asiatique.
Cela contribua au succès financier du film, l’un des
plus gros, à l’époque, pour un film de Hong Kong.
Le film a été également été très bien accueilli par
la critique : il a obtenu pas moins de cinq prix aux
2èmes Hong Kong |
Films Awards, en 1982 – meilleur film, meilleur réalisateur,
meilleur scénario, meilleur nouvel acteur et meilleur
directeur artistique. En 2005, « Boat People » a même été
classé en 8ème position dans la liste des 103
meilleurs films en langue chinoise du siècle écoulé.
Le film a cependant soulevé de vives controverses.
La controverse
Le film a
été réalisé avec le plein accord du gouvernement
chinois, qui venait de mener une guerre contre le
Vietnam qui s’était terminée sans victoire claire,
contrairement aux prétentions des deux parties ; or
il est très critique de la politique de terreur
menée par les Vietcong. On a donc accusé Ann Hui
d’avoir cédé aux demandes chinoises de propagande
antivietnamienne.
Elle s’en est toujours fermement défendue, et,
connaissant ses antécédents et son parcours, on a
tendance à la croire. Elle a toujours nié avoir
grossi le trait et noirci la situation, affirmant
s’être basée sur les témoignages recueillis lors des
interviews menées auprès de Vietnamiens à Hong Kong
pour préparer les deux premiers films de sa
trilogie. Ce qu’elle a voulu illustrer, ce n’est pas
la répression politique en soi, c’est le drame
humain. Et elle l’a fait courageusement.
Même la séquence de l’attaque du bateau de réfugiés
par les garde-côtes est reprise d’un événement réel
de l’actualité qui avait scandalisé à l’époque : un
bateau de réfugiés avait subi |
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Le bateau de l’espoir,
avant
l’attaque des
garde-côtes |
le feu croisé de plusieurs vedettes de garde-côtes, et ils
avaient ensuite créé, en tournant autour, des remous tels
que le bateau avait coulé avec son chargement de cadavres.

Cam Nuang à
l’enterrement de sa mère |
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Malgré tout, soucieux de ses relations avec le
Vietnam, le gouvernement français a fait pression
sur les responsables du festival de Cannes pour que
le film ne figure pas en sélection officielle.
« Boat People » a donc été projeté hors compétition…
Et évidemment, étant tourné en Chine continentale,
il a été interdit à Taiwan.
A Hong Kong même, le succès rencontré a tenu en
grande partie à la lecture allégorique qui en a été
faite : la situation des Vietnamiens souffrant sous
le joug du |
Vietcong a été implicitement assimilée à celle de la
population hongkongaise sous la domination du colonisateur
britannique.
Cependant, le problème essentiel du film, si problème il y
a, serait plutôt un problème stylistique.
Un problème de style
« Boat People » représente un tournant dans la
filmographie d’Ann Hui : c’est la fin de sa période
d’expérimentation. Il n’y a pas, en particulier, les
flashbacks des films précédents, et en particulier
« A Boy from Vietnam », qui est beaucoup plus
intéressant du point de vue stylistique. Or ces
flashbacks ne sont pas vains : ils donnent une
intensité, une profondeur aux personnages, en créant
un recul, des antécédents biographiques et
historiques. |
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Observateur et témoin |
Les personnages de « Boat People » manquent de ce recul.
D’ailleurs, Ann Hui elle-même a avoué avoir été insatisfaite
lors du tournage, consciente que son style était trop
linéaire. En même temps, elle ne voyait pas comment traiter
son sujet autrement. On a donc une histoire brutale, traitée
de manière brutale et oppressante, sans les fulgurances de
couleurs ou de plans du « Boy from Vietnam ».

Ann Hui sur le
tournage |
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C’est le style même de « Boat People » qui le rend
d’autant plus noir, en ne permettant ni
échappatoire, ni échappée : on fonctionne presque en
huis clos, dans un horizon bouché de petites ruelles
sans issues. Et peut-être, finalement, que c’est
bien ce qui s’imposait pour donner au film sa grande
homogénéité et sa terrible efficacité émotionnelle.
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Le film (version mandarin,
sous-titres chinois)
Bibliographie
Speaking in
Images, Interviews with Contemporary Chinese Filmmakers,
Michael Berry, Columbia University Press, 2005, pp 423-430.
The Cinema of
Hong Kong, History, Arts, Identity, ed. by Fu Poshek / David
Desser, Cambridge University Press, 2000. Chapter The Film
Work of Ann Hui, by Patricia Brett Erens, pp 176-192.
DVD
« Boat People » est
sorti en
DVD dans l’édition Collector de Spectrum Films, avec,
en bonus, deux films réalisés en 1978 pour le programme
télévisé « Below the Lion Rock » (《狮子山下》) :
« A Boy from Vietnam » (《来客》)
et « The Bridge » (《桥》).
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