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« Les herbes sauvages de Qingdao » : mémoires d’un
orphelinat, par Yang Lina
par Brigitte
Duzan, 5 avril 2013
« Wild Grass » ou
« Les herbes sauvages de Qingdao » (《野草》)
est un document exceptionnel sur un orphelinat chinois et
son évolution du milieu des années 1990 jusqu’en 2008.
Ce serait déjà
beaucoup, mais c’est bien plus que cela : c’est une
réflexion personnelle de la réalisatrice
Yang Lina (杨荔钠)
sur la vie
des orphelins, dont beaucoup sont handicapés, sur leurs
traumatismes, leurs rêves et leurs désespoirs, et, au-delà,
sur les problèmes affectifs et spirituels de la société
chinoise contemporaine.
Le titre chinois
« Herbes sauvages » (《野草》)
est une référence transparente au recueil éponyme de poèmes
en prose de Lu Xun (鲁迅) ;
publié en 1927, il marque une phase particulièrement amère
dans l’œuvre du grand écrivain, déçu dans les espoirs
qu’avait fait naître en lui le mouvement du 4 mai, huit ans
plus tôt (1).
Le film est donc
placé dès le départ sous le signe d’une œuvre sombre dont le
premier texte, « Nuit d’automne » (《秋夜》),
décrit deux jujubiers du jardin qui ressemblent étrangement
aux petits orphelins abandonnés en plein hiver :
枣树,他们简直落尽了叶子。…
他们知道小粉红花的梦,秋后要有春;他们也知道落叶的梦,春后还是秋。…
有几枝还低亚着,护定他们从打枣的竿梢所得的皮伤,而最 直最长的几枝,却已默默地铁似的直刺着奇怪而高的天空...
Les jujubiers ont
perdu jusqu’à leur dernière feuille… ils savent ce que
rêvent les petites fleurs roses, qu’après l’automne viendra
le printemps ; mais ils savent aussi ce que rêvent les
feuilles mortes, qu’après le printemps viendra encore
l’automne. … Quelques branches ploient encore très bas,
soignant les blessures infligées à leur écorce par les
bâtons abattant les jujubes, tandis que les plus droites et
les plus longues d’entre elles, acérées comme du fer,
percent en silence le ciel étrange, si lointain …
Une gestation de
douze ans
Point de départ
Yang Lina a
découvert en 1995 l’orphelinat de Qingdao et le
petit groupe de bébés recueillis là, dont beaucoup
avaient été abandonnés parce qu’ils étaient
handicapés. C’était une époque où il était difficile
de filmer l’un de ces établissements que le
gouvernement chinois protégeait du regard extérieur,
en particulier par crainte des reportages orientés
des médias occidentaux.
La réalité
était assez sordide, il est vrai, vu le manque de
moyens. Yang Lina a pu pénétrer dans cet univers
grâce à une voisine de l’orphelinat. Elle y est
ensuite revenue régulièrement, accueillie
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Les enfants en 1997 |
comme une amie par
tout le monde, y compris les enfants. Elle a pu assister à
l’amélioration progressive de leurs conditions de vie,
pendant une décennie, l’orphelinat ayant bénéficié d’un
important soutien financier des autorités locales : il a
déménagé deux fois pendant la période, pour passer dans des
locaux chaque fois plus spacieux et plus luxueux, devenant
un modèle, une vitrine des réalisations sociales du
gouvernement.
Derrière les
apparences

Entraide |
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Les
conditions matérielles se sont améliorées, mais les
traumatismes et le désespoir n’ont pas disparu. Yang
Lina a interrogé les enfants à de nombreuses
reprises, la dernière fois en 2008, quand elle est
revenue à Qingdao pour la dernière fois. Les enfants
devenus adultes conservaient la conscience d’avoir
été rejetés, et restaient incapables de renouer
quelque contact avec leurs parents même pour ceux
qui en avaient retrouvé les traces, d’où des
sentiments divers allant de la haine à la peur
devant le regard d’autrui, et à l’angoisse devant
l’avenir. |
L’orphelinat leur a
insufflé un sentiment de communauté, une communauté de
marginaux, fondée sur le mépris et l’incompréhension. Comme
le dit l’un d’eux à ses camarades : « n’oublions pas que
nous sommes ici, tous ensemble, liés par la malchance. »
L’amélioration du quotidien, qui passe par une meilleure
prise en charge des problèmes de santé des jeunes
handicapés, n’arrivera jamais à compenser le manque d’amour
dont ils souffrent. Yang Lina en est devenue d’autant plus
consciente qu’elle-même a eu un enfant entre temps.
Son film
garde cependant une distanciation bienvenue avec ses
petits personnages. Si la caméra surprend quelques
larmes de temps à autre, à l’occasion d’un
anniversaire ou d’une fête, elles restent rares et
l’effet n’est jamais appuyé ; il est même étonnant
de voir la retenue avec laquelle tous ces enfants
parlent d’eux-mêmes.
Mais,
derrière le portrait de ces destins « tordus »,
comme dit l’un des enfants (nous sommes comme des
arbres qui ont |
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L’un des enfants,
lavant son foulard rouge |
poussé tordus), se
profile celui de toute une société qui souffre du même
syndrome de solitude affective au sein d’un monde matériel
qui s’améliore de jour en jour.
Dernières étapes :
coproduction et montage
Le film a été
coproduit par Chinese Shadows, la société de production d’Isabelle
Glachant, l’INA et Arte. Mais c’est
Isabelle qui, connaissant Yang Lina, a monté la
coproduction.

L’une des dernières
séquences |
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C’est elle
également qui a contacté
Mary Stephen, dès 2005, pour lui demander de
le monter. Lors d’un voyage en Chine, Mary a alors
rencontré Yang Lina et s’est d’abord impliquée dans
les premières étapes de la mise au point de la
coproduction, avec préparation d’un premier teaser,
puis d’un premier montage pour obtenir l’accord
d’Arte.
Elle a
ensuite travaillé sur une quarantaine d’heures de
rushes (2), construit une ligne narrative à partir des
histoires de différents enfants dont les récits et
les commentaires cadrent la narration, et a monté le
film selon sa méthode |
habituelle,
en alternant
les allers retours
du présent à différentes dates du passé ; elle a gardé pour
la fin les réflexions de l’enfant principal devenu adulte,
qui réfléchit sur son existence et l’expérience de
l’orphelinat.
Le documentaire y a
gagné un rythme qui agit comme une sorte de scansion évitant
le linéaire, et donnant toute leur force aux images et
réflexions finales.
A part sa
présentation à la Viennale en 2010, grâce à Bérénice
Reynaud, le film a été projeté une fois sur Arte, en plein
mois d’août 2012, et au creux de la nuit. Il mériterait
certainement une plus ample diffusion.
Notes :
(1) Voir
:
www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_LuXun.htm
(2) Première
sélection effectuée par Yang Lina, sur les centaines
d’heures qu’elle avait.
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