« Where Are You
Going ? » : Yang Zhengfan à la recherche de Hong Kong
par Brigitte Duzan, 8 décembre 2018
Sorti en première mondiale en 2016 au festival de
Rotterdam, « Where Are You Going ? » (《你往何处去》)
est le deuxième long métrage de
Yang Zhengfan (楊正帆),
réalisateur atypique né dans le Guangdong, près de
Macao, en 1985. Ce film succède à
« Distant »
(《远方》), qui
était une première application de sa vision
personnelle du cinéma : non un cinéma narratif selon
la tradition chinoise, mais plutôt un art fondé sur
une combinaison subtile de l’image, du mouvement et
du son.
Un pari formel
« Where Are You Going ? » a été réalisé à l’issue
d’un séjour de cinq ans de Yang Zhengfan à Hong
Kong, de 2009 à 2014. Réflexion sur la ville telle
que la perçoit un étranger qui tente de la
comprendre dans sa complexité, c’est le deuxième
volet d’une trilogie dite.
Comme « Distant », le film est une suite de longs
plans séquences, ici montrant la ville vue
Where Are You Going ?
de l’intérieur d’un taxi (le titre est la question que le
chauffeur pose à chacun de ses nouveaux passagers) ; on
traverse avec lui divers quartiers de Hong Kong, en
entendant sans jamais les voir des passagers anonymes qui
dialoguent entre eux, et parfois avec le chauffeur, la
caméra restant fixée sur la ville à l’extérieur.
C’est un pari formel, qui peut surprendre au début, mais qui
sert à merveille l’objectif du réalisateur : dresser un
tableau réaliste d’une ville aux mille facettes, à
l’identité difficile à cerner, entre passé évanoui et futur
incertain. C’est sur le couple image-son qu’est construit le
film, en une douzaine de séquences, mais c’est une image qui
n’est pas directement en lien avec les dialogues que l’on
entend, ou du moins c’est l’impression initiale.
Des personnages emblématiques
Hong Kong à travers le
pare-brise
En réalité, chaque couple ou groupe de personnages a
une fonction, ou une identité symbolique, et leurs
dialogues finissent par constituer un tableau vivant
et mouvant de la réalité urbaine qui se surimpose à
l’image de la ville telle qu’elle apparaît à travers
le pare-brise. Sauf exception, il n’y a pas de lien
évident entre les passagers du taxi, ce qui donne un
effet de kaléidoscope.
La séquence introductive comporte un passage dans un
long tunnel, la
passagère du taxi, de toute évidence arrivant à Hong Kong,
demandant à son compagnon : mais pourquoi est-ce si long ?
où sommes-nous ? Ainsi est posé l’objectif du film :
chercher à savoir…
Le film commence par poser une toile de fond : un
vieux Hongkongais discute avec le chauffeur d’un ton
nostalgique du bon vieux temps, et regrette que Hong
Kong ne soit plus que pour les touristes : une ville
en train de mourir.
Suivent plusieurs séquences sur divers
passagers représentant diverses strates de la
population, locale et immigrée, chacun parlant sa
langue, et offrant un tableau à
Une rue typique
l’encontre de l’image habituelle et cossue de la ville :
Hong Kong, c’est aussi un miroir aux alouettes.
-Un
couple aux revenus modestes de toute évidence se plaint des
difficultés de la vie quotidienne, des prix qui augmentent,
des problèmes de transport et des jobs mal payés, la
discussion se terminant par une altercation avec le
chauffeur…
-Un
couple de Chinois venus du Continent il y a cinq ans (et
parlant en putonghua) « chercher une vie meilleure » a
réalisé que c’était une illusion, mais trop tard : la femme
voudrait rentrer chez elle, mais, objecte le mari,
impossible, tout le monde croirait que nous avons échoué ;
ils sont piégés.
-Des
employées de maison venues des Philippines se plaignent
amèrement de leurs conditions de travail et d’être
« emprisonnées » six jours sur sept ; mais elles sont
incapables de retourner chez elles où elles ont laissé amies
et enfants ; l’une commence à fredonner, et elles entonnent
ensemble une chanson qui résonne tristement dans le taxi,
c’est beau comme un chant d’opéra. Elles sont piégées elles
aussi.
-Un
Anglais quitte Hong Kong après y être resté sept ans, la
tristesse se mêlant au soulagement de repartir. Il part
seul. Alors, comme en écho, quelques séquences plus loin,
deux amies discutent de sacs à la mode, et du petit ami
anglais de l’une qui est reparti en Angleterre. Cela les
amène à une réflexion sur la liberté de choisir sa vie,
l’une étant soumise aux choix familiaux, et l’autre étant
libre mais ne sachant que faire, ce qui ne semble pas mieux
Sur cette toile de fond kaléidoscopique, le film tente de
saisir la réalité contrastée de la population hongkongaise
entre nostalgie du passé et peur de l’avenir, entre désir de
partir et pertes de repères, comme si c’était l’une des
caractéristiques intrinsèques de la ville :
-Un
père dialogue avec son fils qui a participé aux
manifestations Occupy Central
[1] ;
le père part au Canada, le fils refuse de le suivre et
préfère rester avec son grand-père, tout à son idéal de
changer les choses et défendre la ville ; le père est
médecin et sait soigner les gens, mais ne voit pas comment
guérir la ville. Choc de deux générations, deux mentalités.
-Un
Hongkongais émigré en 1996 à San Francisco revient « chez
lui » ; il est parti depuis si longtemps qu’il ne connaît
même pas le nouvel aéroport ; la ville lui est étrangère. Il
a gardé pendant longtemps l’appartement familial, mais a été
obligé de le vendre. Il ne sait plus où il est chez lui.
Entre rêve et réalité
La ville la nuit
Enfin, le chauffeur prend un vieil homme qu’il
appelle « Oncle Tsang », le « roi de Kowloon ».
C’est un illuminé, un peu fou, qui vit dans
l’illusion d’être le énième descendant d’une famille
qui a reçu des terres à Hong Kong de l’empereur de
la dynastie des Zhou, une dizaine de siècles avant
Jésus-Christ. Il est mort, et c’est un calligraphe
célèbre, une sorte de revenant dans la ville qui
prétend que l’histoire n’est pas dans les livres
mais inscrite sur les murs. Le
malheur, c’est que tout a été effacé, dit le chauffeur. On
dirait un conte de Pu Songling, entre rêve et réalité.
On se rend compte alors que le taxi circule depuis un
certain temps dans la nuit. Ce vieil homme dont on n’entend
que la voix semble d’autant plus être un revenant. Et la
ville une illusion née de son esprit et de ses paroles. Le
taxi poursuit son parcours dans la nuit, dans une ville
déserte, fantomatique. Insaisissable.
Il faut souligner que, pour « Distant », Yang Zhengfan avait
bénéficié de l’aide de Mary Stephen pour le montage. Ce
film-ci, il l’a écrit, réalisé et monté tout seul ; la photo
est de
Zhu Shengze (朱声仄).
Trailer
A lire en complément
L’analyse du film sur le site The art of slow cinema :
[le film sortira le 16 février 2019 en DVD dans la
collection Collector de Spectrum Films avec un court métrage
et plusieurs bonus]
[1]
C’est le seul événement politique
cité dans le film, symbolique d’une époque et d’une
mentalité : en septembre 2014, le collectif Occupy
Central (佔領中環)
a regroupé des militants pro-démocrates qui se sont
opposés au projet du gouvernement chinois de limiter
les conditions d’élection au suffrage universel de
l’exécutif de Hong Kong. En 2014, le mouvement a
pris le nom de Révolution des Parapluies (雨傘革命),
en raison, au départ, des parapluies utilisés par
les manifestants pour se protéger contre les gaz
lacrymogènes.