« Distant » :
premier long métrage original et prometteur de Yang Zhengfan
par Brigitte Duzan, 7 août 2013
En compétition au
66ème Festival del
film Locarno, dans la section Cineasti del
Presente, « Distant » (《远方》)
est un premier long métrage original d’un jeune
réalisateur chinois qui ne l’est pas moins :
Yang
Zhengfan (楊正帆).
« Distant » est une réflexion
sur le temps et l’espace, la distance du titre étant
spatio-temporelle. Le film est résolument non
narratif, et sans dialogues : le sens est porté
directement par l’image et le son, et la
construction déterminante.
Structure ouverte en treize
plans-séquences
Le film frappe dès l’abord par une construction qui
rappelle celle du film de Kim Ki-duk « Printemps,
été, automne, hiver… et printemps » : une structure
cyclique qui est en fait une spirale ouverte, le
temps ne se répétant jamais à l’identique.
Affiche
Séquence 2
De façon analogue, « Distant » (《远方》)
est constitué de treize séquences dont la séquence
introductive et la séquence conclusive sont deux
variations de la même image : un phare dans
l’obscurité émet régulièrement son signal lumineux
tandis que, au premier plan, passe un bateau. Le
phare évoque l’éternité immuable qui forme le
cadretemporel de toute activité humaine, mais cette
immutabilité n’est qu’apparente : si l’on regarde
bien, le bateau qui passe est un vieux rafiot dans
le premier cas, un
navire moderne dans le second, marque du temps qui passe.
Entre ces deux séquences s’intercalent onze
"tableaux" qui sont autant de
plans-séquences,
filmés de loin, avec une caméra figée dans une
immobilité attentive, et une distance étudiée de son
sujet. Chacun de ces plans-séquences est une scène
presque théâtrale, à la mise en scène épurée,
déclinant sous diverses formes le concept du temps
et de la distance au temps, ou au passé – en fait un
épisode de la vie quotidienne où passé et futur se
trouvent en brutale et soudain confrontation.
Séquence 3
Séquence 4
Yang Zhengfan
a pris soin de ne pas donner de titre à ses
séquences, pour leur conserver une certaine
ambiguïté, une ambivalence renforcée par l’absence
totale de dialogue. La quatrième séquence est un peu
plus explicite que les autres, grâce à
l’inscription, sur le mur de la vieille maison qui
en est en quelque sorte le personnage principal, du
caractère
chāi
拆
signifiant « à démolir »… signe d’une destruction
imminente auquel on est aujourd’hui habitué dans
toutes les villes chinoises.
Pour le reste, on devine, plus qu’on ne comprend,
les drames évoqués, drames du quotidien ou
simplement brusques ruptures existentielles qui sont
autant de failles dans le temps. La distance de la
caméra semble cautionner la préservation de la plus
ou moins grande opacité des scènes observées,
l’interprétation étant laissée à chaque spectateur.
Image, mouvement, son
Séquence 5
Séquence 6
Ce qui prime donc, c’est une subtile alliance de
l’image, du mouvement et du son. Car le son est
important dans ce film, et il a été particulièrement
étudié : on en ressent l’omniprésence dès la
séquence introductive, où le bruit de la mer agit au
même titre que le signal lumineux du phare pour
suggérer un sens palpable de l’éternité, tandis que
les sirènes des bateaux qui passent en rompent
l’apparente monotonie.
Quant à l’image, elle pose d’abord un cadre,
paysage, espace urbain, intérieur voué au silence,
et la caméra observe ensuite un mouvement, qui vient
justement rompre le caractère apparemment figé de ce
cadre, comme la sirène du bateau venant rompre le
bruit de la houle. Et c’est ce mouvement qui est
porteur du drame implicite ou latent, mais qui n’est
drame, finalement, qu’en termes narratifs
ordinaires ; ce n’est en fait tout au plus, soudain,
que la marque du temps qui passe, l’irruption du
temps dans le quotidien…
Séquence 7
Séquence 8
La distance est alors la nôtre, celle que préserve
la caméra, la distance au vécu, à l’imprévu, au
contingent, à l’événement.
Soulignons le parti pris de non dramatisation, qui
relèverait du narratif, et qui se retrouve dans le
traitement de la photo, comme du son, signés
respectivement des deux complices (féminines) de
Yang Zhengfan :
Zhu Shengze (朱声仄)
et Huo Siya (霍斯娅).
Tous trois ont reçu le même enseignement,
et
forment un trio qui rappelle celui formé par
Pema Tseden (万玛才旦)
avec son chef opérateur et son directeur du son.
Un réalisateur aux idées originales
Yang Zhengfan surprend par des idées hors des
sentiers battus, qui tiennent à l’enseignement
atypique qu’il a reçu, mais également à sa propre
personnalité, car cet enseignement fut un choix,
conscient et volontaire.
« Distant » se présente comme un film difficilement
classable, dans un cinéma chinois actuellement très
stéréotypé, même au sein du secteur indépendant qui
se rétrécit comme peau de chagrin et dont les
Séquence 9
acteurs sont tous peu ou prou formés dans le même moule. Les
rares réalisateurs qui s’en distinguent viennent de la vidéo
et/ou des arts graphiques et assimilés.
Séquence 10
Yang Zhengfan ne rentre dans aucune case et insiste
pour n’être catalogué ni comme réalisateur chinois,
ni même indépendant. Il aspire plutôt à s’évader de
ces catégories limitatives, pour rejoindre dans une
sorte de ciel abstrait les cinéastes qu’il admire et
dont il se réclame : Tarkovski,
Wong Kar-wai, Edward
Yang, Antonioni, Bresson (1)… Bresson qui disait,
comme le dit aussi Yang Zhengfan :
"Il ne s'agit pas de
comprendre, il s'agit de sentir".
Yang Zhengfan aspire à l’universalité : ses thèmes
le sont, son art, encore ancré malgré lui dans la
réalité chinoise, pourrait le devenir. Il va plutôt
à contre-sens du courant général des cinéastes
chinois qui aspirent plutôt à capter le vaste
potentiel du marché chinois, en offrant à leur
public des films qui lui ressemblent et où il se
retrouve. Mais, en même temps, la réalité chinoise
rejoint de plus en plus la réalité de la terre
entière, une réalité humaine qui a ses côtés
effrayants, qu’il évoque dans son film.
Séquence 11
Note
(1) De Robert Bresson, Yang Zhengfan a en particulier
retenu sa conception de l’acteur, non professionnel et
novice – les acteurs sont tous des amis de Zhuhai, sa ville
natale, où a été tourné le film ; mais il a aussi retenu
l’importance de l’égalité des images et des sons chère au
cinéaste français.