par Brigitte Duzan, 6 août 2013,
actualisé 12 juillet 2024
Parti pour être juriste, Yang Zhengfan (楊正帆)
a vite opté pour une carrière de cinéaste, mais en
développant une vision très personnelle du cinéma :
non un cinéma narratif à l’instar du théâtre, comme
le sont la quasi-totalité des films chinois, depuis
l’aube du cinéma en Chine, mais bien plutôt un art à
la jonction de l’image, du mouvement et du son.
Son premier long métrage,
« Distant »
(《远方》),
est une première application de ses réflexions et
recherches.
Yang Zhengfan
Formation atypique
Yang Zhengfan est né en 1985 dans le Guangdong, à Zhuhai (珠海),
aux portes de Macao, et rien ne le destinait à faire des
études artistiques, et encore moins du cinéma. S’il est
devenu cinéaste, c’est par choix et par vocation.
Chongqing : cursus original
Yang Zhengfan a commencé par faire des études de droit, à
l’Université normale de Pékin, par obligation filiale, comme
tant d’autres, parce que son père ne concevait son avenir
que comme fonctionnaire ou avocat. Mais, comme le droit
l’ennuyait énormément, après son diplôme, en 2007, il décida
de braver les foudres familiales et d’obliquer vers un
cursus artistique. Il avait toujours été passionné de
littérature, mais l’influence déterminante pour choisir le
cinéma fut « Yi Yi » (《一一》)
d’Edward
Yang (楊德昌) :
la vie est là, se dit-il. Il n’avait encore que vingt-deux
ans.
Zhou Chuanji
Choisissant une voie originale, il est alors allé à
Chongqing, suivre des cours, en privé, auprès du
professeur Zhou Chuanji (周传基).
Né en 1925, diplômé de langues de l’université du
Shandong, professeur émérite à l’Institut du cinéma
de Pékin, Zhou
Chuanji a, depuis 1978, donné des cours de formation
dans quelque deux cents universités et institutions
dans toute la Chine
[1] ;
il est réputé pour une conception très personnelle,
expérimentale, du cinéma, qui a profondément marqué
Yang Zhengfan.
Celui-ci se souvient en particulier qu’il interdisait à ses
élèves l’usage de dialogues, bannissant même l’usage de la
parole dans leurs travaux pendant leur formation. En ce
sens, « Distant » est directement dérivé de cet
enseignement.
Hong Kong : le pied à l’étrier
De là, en 2010, Yang Zhengfan est entré à
l’Université Baptiste de Hong Kong (香港浸会大学),
pour suivre un cours sur la production
cinématographique. Si l’enseignement prodigué ne lui
a guère laissé de souvenirs très utiles, dans la
pratique, il y a en revanche rencontré celle avec
laquelle il travaille maintenant régulièrement, sa
coproductrice et chef opérateur,
Zhu Shengze
(朱声仄),
elle-même documentariste
[2].
C’est avec
elle qu’il a, en 2010, créé sa propre unité de
production, Burn the Film Production House
[3],
d’abord parce qu’il est difficile d’intéresser un
producteur quand on commence à réaliser des films et
qu’ils ne sont pas spécialement grand public. Mais
aussi parce que c’est un des leitmotivs de Zhou
Chuanji : il n’y a pas de bon producteur…
Quant à la spécialiste du son qui forme le troisième
élément
Zhu Shengze
de l’équipe, c’est dans la classe de Zhou Chuanji que Yang
Zhengfan l’a rencontrée : Huo Siya (霍斯娅),
originaire du Guangxi. Même si elle est ensuite allée
compléter sa formation à Pékin, elle est donc formée à la
même école, qui accorde une importance primordiale à l’image
liée au son, à l’image-son.
Par ailleurs, en 2009, à Hong Kong, Yang Zhengfan a
également participé à un atelier de montage de Mary Stephen,
car il monte aussi ses films. C’est Mary qui a monté l’un de
ses courts métrages et elle continue de suivre son travail,
en le conseillant au besoin.
2013 : Quelques courts métrages, et un long métrage
Yang Zhengfan a d’abord réalisé des courts métrages.
Courts métrages
Son premier court métrage date de 2008, et c’est le second,
en 2010, « The Man Behind a Camera », qu’a monté Mary
Stephen. C’est cependant avec le troisième, en 2011, qu’il a
commencé vraiment à construire un style, bien qu’il n’en
soit pas satisfait aujourd’hui et ait tendance à le renier :
trop narratif, sans doute.
Ce court métrage d’un peu moins d’une demi-heure s’intitule
《吞噬》tūnshì,
c’est-à-dire avalé, englouti.
Englouti ? C’est le vieil homme du film : englouti et perdu
corps et biens, aux marges d’une société où tout le monde ne
pense plus qu’à l’argent. On connaît ce genre d’histoire,
mais ce qui vaut ici, c’est son traitement laconique.
En 2012, ensuite, Yang Zhengfan a réalisé un court
métrage de fin d’études à l’Université Baptiste :
« Papa et moi » (《我和爸爸》). Largement autobiographique, le
film dépeint les relations entre un père des plus
traditionnels qui souhaite voir son fils faire des
études lui assurant la réussite sociale, et un fils
qui s’entête à rêver de cinéma.
Même s’ils ont été présentés et remarqués dans
divers festivals (China
Independant Film Festival, Beijing Independant Film
Festival, Asian Experimental Film & Video Art Forum,
Hongkong Fresh Wave Short Film Festival), ces courts
métrages ont une facture encore assez traditionnelle.
Yang Zhengfan franchit le pas en 2013 avec son premier long
métrage, résolument différent.
2013 : premier long métrage
« Distant »
(《远方》) se présente dès l’abord comme une œuvre
extrêmement personnelle, strictement structurée, non
narrative et volontairement énigmatique, où le sens
est à déchiffrer directement dans le condensé
image-son : il n’y a pas de dialogues. C’est un film
qui ne se lit ni ne se comprend de manière usuelle ;
il agit au niveau de la perception intuitive.
Avec « Distant », Yang Zhengfan arrive à une
maturité artistique qui lui permet de se démarquer
des schémas convenus en mettant en pratique
l’enseignement de son maître, mais pas seulement.
Cette prédilection pour l’image primant la narration
a également été nourrie d’influences
cinématographiques, en particulier celle de
Wong Kar-wai
et de son film de 2004
« Les
cendres du temps » (《东邪西毒》).
« Distant » fait figure d’un ovni dans la production
Distant
cinématographique chinoise actuelle, indépendante ou non.
D’ailleurs, Yang Zhengfan préfèrerait ne pas être classé
parmi les cinéastes chinois : il a pour ambition d’en
dépasser le cadre, en visant l’universalité. En attendant,
le film a déjà fait son bout de chemin : il sera présenté en
août 2013 aufestival
de Locarno (où il sera en compétition dans
la section Cineastidel Presente), puis à ceux de Vancouver
et de Varsovie, en septembre et octobre.
Et après
Yang Zhengfan a écrit le scénario d’un second long métrage.
Il a en fait commencé par écrire des histoires, quand il
était étudiant, sans même penser pouvoir les tourner. Il a
ainsi constitué une vaste réserve de récits tirés de la vie
courante, comme ceux qui ont donné naissance aux différentes
séquences de « Distant ». Un véritable trésor de guerre dans
lequel puiser pour ses films à venir…
2016 Where Are You Going ?
Son second long métrage,
« Where Are You Going? » (《你往何处去》),il
l’a tourné à Hong Kong, où il a vécu cinq ans, de 2009 à
2014, sans avoir jamais réussi à s’y sentir chez lui ; il y
est resté, dit-il, un perpétuel outsider.
C’est pour transmettre ce sentiment qu’il a fait ce film, en
treize longs plans séquences comme
« Distant ».
En ce sens, si le sujet est
différent, la forme est proche. Mais il a ajouté une
sophistication stylistique supplémentaire, en dissociant le
son de l’image. Chez lui, tout est d’abord un pari sur la
forme, un parti pris esthétique.
Il nous montre Hong Kong à travers le pare-brise d’un taxi,
comme un écran de verre, celui qui marginalise l’outsider :
une ville rêvée, ou de rêve, en mouvement perpétuel, à peine
réelle. Mais, si l’image nous montre la réalité de la ville,
tout au long de ses rues, le son nous raconte son histoire.
On entend en effet des gens dialoguer, dans le taxi, mais
sans qu’ils n’apparaissent jamais ; ils restent
fantomatiques, sans même de nom, et ils en sont d’autant
plus symboliques : ce sont des archétypes, qui représentent
un segment de la ville, et de son histoire, de sa mémoire.
Le film est chargé
de symboles, portés par ce son sans visage qui offre
plusieurs niveaux d’interprétation, jusqu’au niveau
allégorique, comme le titre, ou comme ce mariage avec un
riche Chinois du Continent imposé à une jeune Hongkongaise
qui en rappelle un autre, à un autre niveau, justement
[4].
A travers les histoires racontées par chacun des passagers
du taxi prend forme une ville entre rêve et réalité, à
l’identité confuse et l’avenir incertain.
Trailer
« Where Are You Going? » est sorti en 2016 au festival de
Rotterdam, et a été projeté fin 2017 au festival des
3-Continents. Il était logique qu’il figure parmi les films
programmés au Festival du cinéma d’auteur à Paris en janvier
2018.
2018 Down There
En septembre 2018, un nouveau court métrage de Yang Zhengfan
sort à la 75ème
Biennale de Venise, dans la section
Orizzonti : « Down There » (《那里》).
Il est coproduit par François d’Artemare et Les Films de
l’après-midi.
2022 Footnote
Un
« portrait audiovisuel d’un quartier de Chicago ». C’est la
vie du quartier vu de deux manières différentes : d’une part
la vie filmée de la fenêtre d’un appartement pendant trois
ans - calme et paisible, mais non sans ambiguïtés, et
d’autre part la voix du scanner de police local durant la
dernière année de la présidence de Trump, qui était aussi la
première année de la pandémie de covid19 – une vie violente
et absurde.
Footnote,
c’est la vie comme une note en bas de page.
En
2024, Yang Zhengfan a terminé un troisième long métrage de
fiction : « Stranger » (《局外人》).
Le titre chinois désigne littéralement l’outsider, celui qui
n’est pas intégré, qui reste extérieur, comme un voyageur,
ou une femme de ménage, dans une chambre d’hôtel, quelqu’un
qui passe sans laisser de traces.
« Strangers » consiste en quatre épisodes, filmés chacun en
une longue séquence mais liés entre eux : quatre histoires
mêlant l’absurde, l’humour, le tragique et le mystère, qui
reflètent le sentiment d’isolation et de solitude de
l’étranger qui n’est chez lui nulle part.
Le
film est produit par Zhu
Shengze (朱声仄),
et coproduit par trois sociétés étrangères, dont « Les films
de l’après-midi » de François d’Artemare. En juillet 2024,
il était en compétition au festival international de Karlovy
Vary où il a décroché le Grand Prix.
[2]
Zhu Shengze était aussi inscrite au MFA de
l’Université Baptiste, mais elle a abandonné au bout
de la première année pour aller à l’université du
Missouri préparer un master en photo-journalisme.
Elle est devenue documentariste après avoir vu
« Pétition,
la cour des plaignants » (《上访》
de
Zhao Liang (赵亮).