« Tian’anmen » de Ye Daying : les coulisses de l’histoire
entre documentaire et fiction
par Brigitte Duzan, 28 octobre 2019
Sorti début
septembre 2009 en Chine, « Tian’anmen »
(《天安门》)
de
Ye Daying (叶大鹰)
est l’un des films qui ont été réalisés pour le 60ème
anniversaire de la fondation de la République
populaire
[1].
Film personnel et original, il fut éclipsé dès sa
sortie par la superproduction officielle
« La
fondation d’une République » (《建国大业》) qui
a monopolisé les écrans chinois au moment de la fête
nationale, et eut encore le monopole des projecteurs
au festival de Changchun qui suivit et lui décerna
son « Cerf d’or ».
Il faut regretter que
« Tian’anmen » ait ainsi été relégué dans l’ombre de
son puissant rival. S’il a bien été réalisé pour
l’anniversaire de la République, il fut une
initiative du réalisateur Ye Daying, qui eut même du
mal à trouver des producteurs, le manque de stars à
l’affiche étant la principale faiblesse du film à
leurs yeux
[2].
C’est pourtant l’une de ses qualités.
Tian’anmen
Dix ans plus tard,
alors que le 70èmeanniversaire de la
République populaire nous a valu d’autres superproductions à
la gloire du régime et de son passé, « Tian’anmen » reste
sans égal, et il convient de le sortir de l’oubli où il est
injustement relégué.
Genèse d’une idée
Ye Daying a eu
l’idée du film dès 1997, en voyant des vieilles photos de la
place Tian’anmen à la veille de la « libération » de Pékin.
Au sortir de la guerre, à l’abandon depuis longtemps, la
place était en friche, couverte d’herbes folles. Comparées
aux photos de la grande cérémonie de la fondation de la
République, elles révélaient une énorme différence, et il se
dit qu’il y avait certainement des histoires à glaner là.
L’idée germa peu à peu dans son
esprit ; il rencontra des membres de l’équipe qui avait été
chargée de remettre la place en état avant le discours
fondateur du président Mao, et c’est alors qu’il pensa faire
apparaître le président serrant les mains sur la place en
mêlant personnages réels et de fiction, comme dans « Forrest
Gump » lors de la poignée de mains de Forrest avec le
président Nixon
[3].
Les archives d’actualités chinoises n’avaient cependant pas
la qualité de celles des Etats-Unis, et les techniques de
numérisation et d’effets spéciaux étaient encore limitées en
Chine. Il lui a fallu attendre dix ans pour que les progrès
dans ce domaine lui permettent de réaliser le film. Et
encore, les sept brèves séquences totalisant à peine trois
minutes ont nécessité plus d’une année de travail et un
budget de dix millions de yuans
[4].
C’était cependant
primordial, car c’est le président Mao qui est en fait la
grande vedette du film, ou plutôt le président et la place.
Là où « La fondation de la République » aligne 170 stars du
cinéma et de la chanson, « Tian’anmen » repose sur le
charisme d’un homme et une histoire apparemment banale, mais
qui aligne les symboles, dont le film joue avec la plus
grande subtilité : le scénario est co-signé
Wang
Bing (王兵).
« Tian’anmen »,
c’est le rêve de dix années.
Les coulisses de l’Histoire
La Porte de la paix
céleste, avant et après
« Tian’anmen » raconte l’histoire d’une course
contre la montre : celle de la préparation de la
place en vue des cérémonies du 1er
octobre 1949. Il s’agissait de faire d’un bâtiment
délabré et d’un endroit désolé relevant du terrain
vague le cadre prestigieux de la déclaration
officielle qui devait marquer la fondation de la
République populaire, et il y avait 28 jours pour
réaliser la tâche.
L’équipe désignée
pour faire le travail était une troupe de danse de l’Armée
de Libération qui avait sillonné les provinces pendant la
guerre civile, et était donc spécialisée dans la préparation
de scènes de fortune dans des villages isolés ; c’était même
le plus gros de leur travail partout ils allaient. La
préparation de la place Tian’anmen avait cependant une autre
envergure.
Dès le
début, c’est la taille même du projet qui le rendait
problématique dans le contexte de la Chine
paupérisée de l’époque : ainsi, il fallait trouver
suffisamment de teinture rouge pour teindre les
bannières, et trouver l’artisan capable de fabriquer
des lanternes rouges d’une taille suffisante pour
qu’elles n’aient pas l’air misérables dans le cadre
gigantesque du bâtiment d’où Mao devait prononcer
son discours. Les difficultés rencontrées étaient
souvent des plus banales, par exemple : comment
Premier état des lieux
empêcher le
drapeau de se mettre en boule lorsqu’on le hisse.
Le transport des
gigantesques lanternes
Le film
relate ainsi une histoire ordinaire : celle d’une
troupe qui doit tout inventer, sur le tas, pour
mener à bien une tâche qui a contribué à un
événement historique de première importance, mais
qui aurait aussi bien pu rester totalement ignorée
car elle est du domaine du contingent et de
l’anecdotique ; mais c’est justement ce qui fait
l’intérêt du film : revisiter l’histoire sous cet
aspect lui confère une chaleur humaine qui se perd
dans les manuels scolaires et les livres d’histoire.
C’est
l’opposé de « La
fondation de la République », impersonnel et grandiose.
« Tian’anmen », au
contraire, est l’histoire d’une anecdote, mais d’une
anecdote révélatrice de l’enthousiasme populaire au moment
de la fondation de la « Chine Nouvelle », enthousiasme qui
donnait des ailes et a permis de faire quasiment des
miracles. C’est un enthousiasme né de la foi en un homme, et
cet homme apparaît justement là sous ses traits véritables,
et non sous ceux d’un sosie interprétant un rôle, comme on
l’habitude de le voir dans les films de ce genre.
« Tian’anmen » est un film qui sonne vrai.
Et lorsque,
vers la fin, l’un des membres de l’équipe est obligé
de partir, avant le début de la cérémonie, il plante
une petite fleur sur la place en lui recommandant de
bien regarder pour lui le président Mao : on ressent
alors dans ce geste l’immense ferveur d’un peuple
qui avait placé tous ses espoirs dans cette aventure
humaine inédite. Ce n’est plus de la « propagande »,
c’est l’expression intime d’une foi et d’une
conviction.
Un membre de la troupe
au travail
Un film serti de symboles
Le film conte une
histoire vraie finalement très simple, mais elle dépasse
l’anecdotique par le recours à un symbolisme latent qui
affleure à chaque instant, sans qu’on en soit même
parfaitement conscient, et encore, si l’on en croit le
réalisateur, bien des scènes emblématiques ont été
supprimées au montage. N’ont été conservées que celles
jugées capables d’emporter l’adhésion du public populaire.
Le chœur des enfants
Le film
reflète l’histoire ordinaire de la Révolution faite
par le peuple chinois, et non par les généraux et
les leaders politiques. Une phrase est symbolique à
cet égard : aux yeux du peuple, l’accession des
communistes au pouvoir équivalait à un changement
dynastique, un changement de régime comme il y en
avait eu tant dans l’histoire chinoise (改朝换代),
alors un homme demande : qui monte sur le trône ? On
lui répond : le peuple… Ce n’est pas une grande
déclaration de principe, c’est simplement la réponse
banale d’un homme ordinaire qui
discute avec un
autre. Et lui répond le dernier appel du président, à la fin
de son allocution : Vive le peuple ! (“人民万岁”).
« Tian’anmen » applique le principe que les Chinois
appellent « partir du petit pour voir le grand » (以小见大).
Le meilleur symbole reste cependant la place
elle-même : terrain vague couvert d’herbes hautes,
abandonnée depuis des lustres comme la capitale
elle-même, délaissée pour Nankin, Wuhan, Chongqing,
mais qui retrouve son nom et son rang de capitale.
Et ce terrain en friche doit être transformé en
cadre prestigieux de la fondation de la République
populaire en 28 jours, comme autant d’années la
séparant de la fondation du Parti communiste.
L’équipe du film (avec
le réalisateur au centre, en rouge)
Quant aux lanternes
rouges, comme le fait remarquer une autre personne, elles
sont toujours là…
Une star et quelques acteurs peu connus
L’acteur Pan Yueming
dans le rôle principal
Si le
président Mao est la star du film, celle qu’on
attend jusqu’aux dernières séquences, les acteurs
sont peu connus, mais excellents justement dans
leurs rôles de membres ordinaires et anonymes d’une
troupe de propagande de l’Armée de Libération,
investis par hasard d’une mission historique.
Le rôle
principal du chef de la troupe de chants et danses,
Tian Zhenying (田震英),
est interprété par Pan Yueming
(潘粤明): il
a été choisi parce qu’il a déclaré lors des
entrevues de sélection qu’il avait deux ans lors de la mort
de Mao, en 1976, mais qu’il se souvenait avoir été emmené
par sa grand-mère au comité de quartier pour faire la queue
avec une foule de gens venus pleurer le président disparu,
que son père collectionnait les timbres avec l’image de la
porte Tian’anmen, et que toute son enfance avait été rythmée
par les levées de drapeau sur la place à chaque fête
nationale. On ne pouvait imaginer plus emblématique.
Parmi les autres acteurs, signalons l’actrice Guo
Keyu (郭柯宇),
qui avait déjà joué dans un précédent film de
Ye Daying :
c’est elle qui interprète le personnage de Chuchu (楚楚) dans « Red Cherry » (《红樱桃》). Dans « Tian’anmen », elle interprète le rôle d’une jeune
accordéoniste chargée de faire répéter la chorale
d’enfants qui doit chanter lors de la cérémonie. Le
rôle devait initialement être incarné par
Zhang Jingchu (张静初), mais il est plus dans l’esprit du film qu’il soit interprété par une
actrice moins connue. L’actrice est en outre un lien
avec ce que Ye Daying a appelé sa « trilogie rouge »
(“红色三部曲”),
dont « Red Cherry » est le
premier volet et « Tian’anmen » le dernier.
« Tian’anmen » n’en reste pas moins un film unique,
dans un style de docu-fiction à rapprocher de
« 24
City » (《二十四城记》),
film méconnu de
Jia Zhangke
sorti l’année précédente.
Remaking
Beijing: Tiananmen Square and the Creation of a
Political Space,
Wu Hung, Chicago: University of Chicago Press, 2005.
Copublished with Reaktion Books. 240pp.
[1]
A ne pas confondre bien sûr avec le documentaire
américain de 1995 de Richard Gordon et Carma Hinton
qui porte le même titre chinois, mais relate les
événements de 1989.
[3]Forrest Gump, film de Robert Zemeckis sorti
en 1994, qui relate l’histoire des Etats-Unis des
années 1950 aux années 1980 à travers le regard d’un
simple d’esprit qui devient involontairement
l’acteur central des principaux événements. Le film
est célèbre pour son utilisation des images
d’archives modifiées numériquement pour coller aux
dialogues du scénario et intégrer l’acteur dans ces
images.
[4]
Pour les scènes finales montrant la foule sur la
place au moment de la cérémonie officielle, l’équipe
du film a loué une caméra spéciale à Hong Kong pour
prendre des photos aériennes, pour un coût de
plusieurs centaines de milliers de yuans par jour.