|
« Knitting », de Yin Lichuan :
quand les tisserandes n’ont pas besoin de bouvier
par Brigitte
Duzan,
28 mai 2008, révisé 31 août 2013
Second
film de
Yin Lichuan (尹丽川),
« Knitting » (《牛郎织女》)
a
été présenté au 61ème festival de Cannes,
en mai 2008, dans le cadre de la Quinzaine des
réalisateurs.
Après
l’intérêt suscité par son premier film, « The Park »
(《公园》),
« Knitting » a quelque peu déçu, mais il faut se
replacer dans le contexte de 2008 en Chine pour
mieux comprendre les raisons des imperfections du
film.
Une légende
revisitée
L’histoire
est celle d’un triangle amoureux qui n’a rien de
classique : une jeune femme, Daping (大萍),
et son petit ami, Chen Jin (陈进),
mènent un vie de migrants sans le sou dans une ville
du sud de la Chine (le film a été tourné à Canton).
Lorsque Chen Jin disparaît un jour sans laisser
d’adresse alors que Daping est enceinte, celle-ci
tente en vain de se faire avorter ; une ancienne
petite amie de son |
|
Knitting |
copain, Haili (海丽),
vient alors s’installer chez elle. La cohabitation est
difficile, mais les relations des deux femmes évoluent peu à
peu…
La légende du
bouvier et de la tisserande
Le titre chinois -
《牛郎织女》niúláng
zhīnǚ –
évoque une vieille légende chinoise, celle des amours
contrariées du bouvier et de la tisserande, fondée sur
l’image de deux constellations séparées par la Voie lactée.
Parmi les sept
filles de l’Empereur céleste, toutes belles, intelligentes
et adroites, la plus jeune était l’experte en tissage qui
fabriquait les brocards célestes ornant le ciel au petit
matin, au couchant, par temps d’orage... Elle travaillait
sans cesse pour varier ses motifs afin que le ciel soit
infiniment changeant, mais rêvait d’une vie moins
solitaire.
L’une des moqueries
habituelles de
Chen Jin à l’égard de
Daping :
tu as le ventre plus
grand que la cervelle |
|
Or, un
jour qu’elle était descendue sur terre avec ses
sœurs se baigner dans les eaux claires d’un lac,
après avoir laissé leurs vêtements sur la rive,
passa un pauvre bouvier qui venait abreuver son
buffle. Caché derrière des buissons, il remarqua
tout de suite la plus jeune des sœurs, et en tomba
illico amoureux en maudissant le sort qui l’avait
fait pauvre et bouvier. Mais le buffle lui conseilla
d’aller voler les vêtements de la jeune fille : ne
pouvant sortir de l’eau, elle serait réduite à
accepter les conditions qu’on lui imposerait pour
récupérer une tenue décente.
Le bouvier
fit ce que le buffle avait dit. Et la jeune éplorée
accepta de l’épouser. On pourrait imaginer qu’elle
en ait voulu à mort à ce malandrin, mais non : elle
en tomba aussi éperdument amoureuse et coula des
jours paisibles avec son bouvier d’époux, en
profitant au passage pour enseigner son art aux
femmes du coin et donnant naissance à deux bambins.
Mais
l’Empereur céleste qui n’appréciait pas les frasques
de sa |
fille envoya un de
ses sbires la chercher tambour battant et elle réintégra en
larmes le palais paternel. Comme, désespérée, elle passait
ses journées à pleurer, son père se laissa alors quelque peu
fléchir, et lui accorda une faveur : elle pourrait revoir
son mari et ses enfants une fois par an.
Depuis lors,
chaque année, le septième jour du septième mois du
calendrier lunaire, les pies célestes forment une passerelle
pour permettre au bouvier et aux deux enfants de rencontrer
la tisserande.
La vision
contemporaine de Yin Lichuan
Nous sommes à
Canton, dans la chaleur moite de l’été. Daping vit avec son
petit ami Chen Jin l’existence terne et précaire des jeunes
citadins chinois frais émoulus de leur campagne. C’est une
fille du Nord, Daping, boulote et peu expansive, tout le
contraire de l’ancienne petite amie de Chen Jin, Haili, qui
débarque un beau jour et s’installe comme si elle était chez
elle avec un sans gêne exubérant, en traitant Daping avec un
mépris affiché.
Daping
encaisse, et se venge par derrière, en jetant son
rouge à lèvres ou ses boucles d’oreilles, sans
jamais l’affronter ouvertement. Chen Jin arbitre.
Il se laisse alors entraîner par Haili dans un
« business » qui consiste à vendre du vinaigre
frelaté dans des bouteilles de vinaigre fin
recyclées. Ils se font arrêter et écopent d’une
amende de 10 000 yuans, qui les oblige à vider leur
compte d’épargne. Fin du rêve de fortune rapide et
retour aux petits boulots. |
|
Vie à trois (Haili à
g., Daping au centre) |
Haili tombe alors
malade, ce qui nous vaut deux séquences qui en disent long
sur le système de santé aujourd’hui en Chine. Daping, prise
de pitié, va acheter un médicament pour tenter de faire
tomber la fièvre ; elle se rend à la petite officine du coin
de la rue : je voudrais un remède contre la fièvre –
question : un cher ou un pas cher ? – un pas cher,
évidemment… Comme la maladie empire, Chen Jin l’emmène à
l’hôpital ; pour faire des examens, on leur demande une
caution de 2 000 yuans… Si vous êtes pauvres, vous pouvez
crever. Mais justement Chen Jin préfèrerait qu’elle le fasse
ailleurs que sous son toit. Il téléphone au petit copain
qu’elle a quitté de venir la récupérer. Exit Haili et retour
à la case départ : Daping fait le ménage comme après le
passage d’un cyclone, et le calme s’installe à nouveau.
La tisserande |
|
Daping
reste toute la journée à tricoter, c’est un petit
boulot comme un autre. C’est aussi l’une des clés du
titre du film,
织
zhī
signifiant tricoter aussi bien que tisser : Daping
apparaît comme une version post-moderne de la
tisserande du conte, dans la même solitude, le même
désert affectif (1). Elle s’aperçoit alors qu’elle
est enceinte ; Chen Jin dit vouloir garder le bébé,
tout semble aller bien. Mais il est bientôt pris
dans une nouvelle combine qu’on devine frauduleuse ;
on sait juste ce qu’il annonce brièvement à Daping
|
au téléphone :
qu’il doit partir, qu’elle se fasse avorter.
Et Daping se
retrouve seule à tenter de vendre ses tricots, dont personne
ne veut. Alors, un soir, en rentrant chez elle, elle se
souvient avoir un jour fait une fausse couche après une
chute et se jette dans un trou profond au bord du chantier
qu’elle traverse. Mais, comme elle dit, si tu crois que
c’est facile d’avorter : elle se casse juste une jambe.
Incapable de remonter, elle s’étend, la tête sur son sac, et
attend… Et c’est … Haili qui la tire de là, revenue
inopinément, une fois de plus, voir Chen Jin !
On
retrouve les deux femmes quelques mois plus tard :
le bébé est né, elles vivent ensemble dans un
immeuble sordide, Daping continue à faire ses
tricots et Haili vend des poissons. Elles se
chamaillent, Haili continue à traiter Daping de
demeurée, qui lui réplique de son air toujours aussi
morne ; mais la vie continue, il n’est plus question
ni d’amour ni de famille, simplement, comme disent
les Chinois :
“相依为命”xiāngyīwéimìng
, se soutenir l’un l’autre pour survivre. |
|
Une ville sans âme |
Un film sacrifié
sur l’autel de la censure
Le film a beaucoup
de qualités, qui tiennent autant à l’originalité du scénario
qu’à l’interprétation des trois acteurs et à la
photographie. On sent le talent de Yin Lichuan affeurer,
mais « Knitting » ne tient pas les promesses de « The Park »
(《公园》).
Il y a quelques raisons à cela.
Un léger ennui…
sauvé par une conclusion superbe
Ambiance de torpeur |
|
Le film
n’évite pas la lenteur, générant un certain ennui au
départ. Pendant les trois premiers quarts du film,
qui est en outre assez long, on est gagné par
l’apathie du personnage de Daping. Il faut bien dire
qu’elle suinte l’ennui, comme le lui dit Chen Jin en
jouant aux cartes avec elle : elle gagne, mais sans
triomphe, comme par hasard ; avec elle, rien n’est
drôle. On se demande d’ailleurs comment et pourquoi
Chen Jin la supporte et continue de vivre avec elle
– sans doute parce qu’elle a une certaine solidité,
une stabilité à toute |
épreuve, une sorte
de passivité qui la fait tricoter des heures sans bouger ;
seule change la couleur de la laine, unique élément qui
dénote le passage du temps.
Ce qui sauve le
film, c’est la fin. Dans une ultime séquence, on voit les
deux femmes assises à la table d’un petit restaurant. Daping
demande une autre bière ; arrête, lui dit Haili, tu as assez
bu comme ça. Cette scène est le double exact d’une autre, au
tout début du film, il y a eu simplement substitution de
rôle : Haili est à la place qu’occupait Chen Jin. Et l’on se
prend à sourire, d’un petit sourire de connivence, un peu
amer : le temps des contes est bien passé, les bouviers
aujourd’hui sont des petits truands minables, et les
tisserandes ne font plus que des tricots invendables.
Mais ce
qui est intéressant, c’est le clin d’œil très
personnel de Yin Lichuan : la vie moderne vue du
côté féminin – les femmes sont bien la moitié du
ciel, mais une moitié qui vit mieux pour elle-même
et par elle-même. Et pas question de relation
homosexuelle à la mode, c’est simplement la vie au
ras de terre, pragmatique : on s’épaule pour
survivre, sans le secours de bouviers.
Un trio
d’excellents interprètes |
|
Lü Yulai et Yan
Bingyan |
Yin Lichuan a bien
choisi son trio d’acteurs. Dans le rôle de Chen Jin,
Lü Yulai (吕玉来)
est en phase parfaite avec
Yan Bingyan (颜丙燕)
dans celui de Haili ; les deux rôles leur imposaient un
accent du Sichuan, que Yan Bingyan a appris de Lü Yulai.
Elle a obtenu un prix du Coq d’or pour son interprétation
dans ce film.
Liu Yonghong |
|
Mais la plus étonnante est pourtant
Zhang Yi (张一)
qui interprète la terne Daping. C’était une actrice
non professionnelle, qui est parfaitement naturelle
dans son rôle, et qui le rend crédible.
Quant au directeur de la photo, c’est Liu Yonghong (刘勇宏),
excellent chef opérateur qui a commencé sa carrière
par la photo du film de
Ju Anqi (雎安奇) « Il y a beaucoup de vent à Pékin » (《北京的风很大》)
et a poursuivi avec celle du « Seafood » (海鲜)
de
Zhu Wen (朱文)
en 2001. Autant dire qu’il est résolument lié à des
réalisateurs originaux, dans la mouvance du cinéma
indépendant.
Malgré
toutes ces qualités, si le film manque de rythme et
de cohérence, c’est avant tout en raison des
compromis et des coupures que la réalisatrice a dû
accepter pour qu’il puisse sortir. |
Un film dénaturé
par la censure
Le scénario de
« Knitting » est une adaptation d’une nouvelle d’une amie
intime de longue date de Yin Lichuan, la romancière A Mei (阿美):
« L’histoire de Li’ai et Haili » (《李爱与海丽的故事》).
Or, dans la
nouvelle, il est clair que le personnage masculin a eu des
relations sexuelles avec les deux femmes, il s’agit bien
d’un triangle amoureux, ce qui crée une tension qui manque
au film. Une relation avec deux femmes étant plus que ce que
pouvaient accepter les censeurs, surtout dans le contexte de
raidissement de la censure juste avant les Jeux olympiques
de Pékin, il ne reste dans le film que la seule tension
entre les deux femmes, qui n’est pas vraiment due à une
concurrence pour le même homme, mais plutôt au clash des
personnalités.
Au final, Yin
Lichuan a réussi à parfaitement retomber sur ses pieds en
faisant découler naturellement sa conclusion de l’évolution
des rapports entre les deux femmes, dans une analyse subtile
qui rappelle celle des rapports du père et de sa fille dans
« The Park ». Tout le talent de Yin Lichuan est là.
Note
(1) un désert
affectif superbement illustré par des images d’une ville aux
antipodes de ce que l’on connaît des villes chinoises,
surpeuplées et bruyantes.
Bande annonce
|
|