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« Black
Blood » : un second film où s’affirme le talent original de
Zhang Miaoyan
par Brigitte
Duzan, 22 août 2013
Bien avant
la fin de ses 127 minutes, « Black Blood » (《黑血》)
peut impatienter ; on peut le trouver trop long ou
trop lent ; on peut le juger ésotérique et peu
disert. Mais ce n’est pas un film qui laisse
indifférent. Il marque, durablement.
« Black
Blood » est un film d’une grande beauté, reconnue
dans de nombreux festivals internationaux ; il a été
couronné du prix Netpac au festival de Rotterdam
(meilleur film asiatique) et du prix du meilleur
film au KinoForum de Saint Petersburg en 2011. Il a
par ailleurs bénéficié d’une aide à la
postproduction du Fonds
Hubert Bals.
Car « Black
Blood » fait figure de superbe exercice de style :
style épuré, en noir et blanc, sans beaucoup de
dialogues, pour dépeindre une inexorable descente
aux enfers sous le soleil de plomb des confins du
désert. |
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![](files/films_Zhang_Miaoyan_Black_Blood.JPG)
Black Blood |
Le récit s’impose
par l’image, renforcée par le son.
Une histoire
(presque) ordinaire sur fond de sida
Zhang Miaoyan (章淼焱)
est maître dans l’art du récit sans fioritures ; on pourrait
dire qu’il ne se passe rien, dans son film, ou pas
grand-chose, et c’est en outre une histoire devenue banale
tellement elle a fait l’objet d’articles et de livres.
Toile de fond : le
scandale du sang contaminé
La toile de fond de
l’histoire, c’est la fureur qui s’est emparée d’une grande
partie de la Chine lorsque les paysans pauvres, jusque dans
les coins les plus reculés, se sont rendu compte qu’ils
pouvaient gagner facilement de l’argent en vendant leur
sang. Ce n’était pas vraiment nouveau, en Chine, ce qui
était nouveau, c’est l’ampleur qu’a pris le phénomène dans
les années 1990, sous la poussée du « marché » relayé par
les autorités locales.
Evidemment, on le
sait maintenant, c’était au pire moment, celui où était
apparu le virus du sida : les prises de sang dans des
conditions dénuées du minimum d’hygiène ont contribué à
propager le virus ; ce sont des familles et des villages
entiers qui ont été décimés. Le livre sans doute le plus
célèbre sur le sujet est le roman de Yan Lianke (阎连科)
« Le rêve au village des Ding » (《丁庄梦》),
publié début 2006 en chinois, début 2007 en traduction
française (1).
Zhang Miaoyan
lui-même a fait des recherches, en particulier sur un aspect
peu connu du scandale : les exportations de sang chinois aux
Etats-Unis, jusqu’à ce que la contamination du sang soit
avérée. Mais il n’a guère utilisé de détails qui auraient pu
dramatiser son récit. Celui-ci reste extrêmement simple ;
les éléments dramatiques ne sont que suggérés, voire
banalisés : on est aux antipodes du mélodrame chinois
traditionnel. On garde l’œil sec, en regardant « Black
Blood », on dirait presque comme Jacques Brel, en affectant
le détachement : chez ces gens-là….
Un coin de désert
qui revient au désert
![](files/films_Zhang_Miaoyan_Black_Blood_Sequence_d_ouverture.png)
Séquence d’ouverture :
l’homme devant le pan de Grande Muraille, attendant
le tracteur de la collecte de sang |
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La séquence
introductive nous montre un homme sortant d’une
maison qui se confond presque avec le désert
alentour ; il longe une muraille de terre, se poste
au bord d’un mur, et attend sans plus bouger. Du
fond de l’horizon monte alors un bruit de tracteur
qui enfle et se rapproche pendant un moment qui
semble une éternité. Il est conduit par un paysan et
traîne une remorque. Le paysan passe collecter le
sang, comme on collecte le lait chez nous. Il
annonce son prix, |
L’homme
monte dans la
remorque, la caméra reste loin, sans chercher à filmer
l’opération que l’on ne voit pas. Le moteur tourne toujours,
comme pour une halte rapide et sans importance, prêt à
repartir.
L’homme redescend
de la remorque en appuyant dans le creux du coude, comme on
fait quand on vient d’avoir une prise de sang, c’est le seul
indice qui indique que c’est ce qui vient de se passer,
hormis la question du paysan, tout à l’heure : vous vendez
votre sang ? On ne voit rien, comme la société entière, qui
ferme les yeux.
L’homme rentre chez
lui, dans la cuisine où sa femme prépare à manger et sa
fille apprend ses leçons : la Chine est vaste, lit-elle… La
Chine est vaste, et l’on est dans l’un de ses coins les plus
déshérités, une zone aride, au bord du désert, parcourue par
des vents violents. Le désert, c’est le Gobi, et la muraille
est la Grande Muraille, celle de terre, couleur du désert,
de l’extrémité nord-est, vestige d’un temps où les barbares
étaient là, de l’autre côté. Car on est « de l’autre côté »,
à l’extérieur, autre emblème.
L’homme a mis le
doigt dans un engrenage dévastateur ; il s’appelle Xiaolin,
c’est un avatar du mingong du film précédent de Zhang
Miaoyan, avec le même destin misérable scellé de toute
éternité. Tous les matins, après que la radio a vanté d’une
voix triomphante les succès de l’économie chinoise, aux sons
de la marche militaire qui suit (2), il croit augmenter le
volume du sang qu’il va pouvoir vendre en ingurgitant des
litres et des litres d’eau, en un processus qui rappelle le
gavage des oies. La scène se répète, on n’en peut plus, on
est obsédé par le bruit de l’eau déglutie, et bientôt sa
femme s’y met aussi, ils s’entraînent, c’est à qui boira le
plus vite.
Xiaolin
ouvre même son propre centre de prise de sang,
pompeusement appelé « Ali Baba SARL », la
caverne aux miracles ; les paysans viennent faire la
queue devant sa porte et il engrange quelques
bénéfices. Il s’achète des moutons, il en a bientôt
tout un troupeau. Il est désormais en costume, et
installe des toilettes modernes, anachroniques, dans
la maison.
Evidemment,
la catastrophe arrive, la |
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![](files/films_Zhang_Miaoyan_Black_Blood_La_seance_matinale_d_absorption_de_l_eau.png)
La séance matinale
d’absorption de l’eau |
femme est
contaminée, et meurt ; fini les beaux jours. Faust
pitoyable, Xiaolin sort perdant de son pacte avec le diable.
Il est même considéré comme un pestiféré dans le village
dont toutes les portes lui sont fermées, village fantôme où
l’on devine que les habitants se meurent aussi derrière
leurs murs. Reste le vent qui balaie la poussière.
Un film fondé sur
la force des images
Zhang Miaoyan avait
découvert ce coin de terre désolé, en bordure du désert de
Gobi, il y a vingt ans ; quand il y est revenu, à la fin des
années 2000, il a été frappé par l’ampleur du phénomène de
désertification : l’eau était en voie de disparition.
Pendant le tournage, ils n’ont d’ailleurs eu de l’eau que
deux jours par semaine, et il fallait l’économiser ; les
scènes récurrentes où Xiaolin ingurgite ses bassines d’eau
ne sont pas feintes, comme il pensait le faire au départ,
mais le liquide n’en apparaît que plus précieux.
Le désert comme
lieu emblématique
En fait, le désert
est un personnage à part entière dans « Black Blood », c’est
lui qui a conditionné le recours au noir et blanc, ce noir
et blanc qui s’est imposé à la post-production, alors que le
film avait été tourné en couleurs.
Seules deux
séquences sont restées en couleur, elles servent de
transition dans le récit – et bien mieux que les titres
donnés aux différentes parties (la Grande Muraille, la
Grande Fumée, la Grande Porte). Ce sont des visions
infernales du monde industriel, des images d’une usine
métallurgique d’où jaillissent des tourbillons de flammes.
Elles offrent un contraste significatif avec le désert
grisâtre du reste du film, comme si la seule alternative
possible pour Xiaolin était cet univers pollué et létal.
Le noir et blanc
n’en ressort que mieux. C’est un noir et blanc qui semble né
de la poussière soulevée par le vent, le noir et blanc
fondamental de Bela Tarr - certaines scènes rappellent
d’ailleurs « Le cheval de Turin » (3).
C’est un noir et
blanc un peu grisâtre, mais aveuglant, qui rend la couleur
de la terre aride sous un soleil de plomb bien mieux que la
couleur, et qui impose une vision désenchantée, quasi
dantesque, de cette vie aux marges de la vie.
Dès lors, le délire
obsessionnel de Xiaolin s’apparente à la fureur de vivre ;
on est bien au-delà du discours habituel sur l’appât du gain
facile et le désir effréné d’enrichissement en Chine. Il
s’agit tout simplement de survivre en milieu hostile, par
tous les moyens.
Travail sur le hors
champ et le son
![](files/films_Zhang_Miaoyan_Black_Blood_Couverture_du_DVD.jpg)
Couverture du DVD |
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L’image se
limite à l’essentiel, comme si le vaste horizon du
désert était réduit aux alentours proches, les
limites de la survie : la maison, sa cour et ses
trois habitants. Il n’y a guère d’ouverture,
quelques rares plans sur un troupeau de mouton dans
un no man’s land désertique ou la charrette
emportant Xiaolin et sa femme mourante. Comme dans
une pièce de théâtre classique, ce qui se passe
« ailleurs » est rapporté, en particulier par la
petite fille au retour de l’école, ou hors champ.
Du coup, le
son est étudié pour suggérer l’existence d’un monde
extérieur, mais un monde organique et inquiétant :
bruit du vent et bruits du désert. En réalité, Zhang
Miaoyan avait un matériel très simple, en
particulier pour la prise de son ; le son a donc été
travaillé à la post-production, dans l’un des seuls
studios capables de le faire en Chine. Le résultat
est particulièrement réussi, surtout dans la
séquence |
finale, faustienne
en soi, où le son apporte un élément angoissant, comme venu
du plus profond des cieux (4).
« Black Blood »
comme antithèse de « Love for Life »
« Black
Blood » apparaît dès lors comme une
réalisation très travaillée pour donner l’illusion de la
réalité tout en restant dans le domaine du symbolique. C’est
la parfaite antithèse du film de
Gu
Changwei (顾长卫)
qui a traité
le même sujet en mélo larmoyant et
faussé scandaleusement la réalité des faits :
« Love
for Live » (《最爱》).
Dans
« Love
for Live », la maladie est édulcorée, la réalité
de sa propagation minimisée, et la question de la
responsabilité du gouvernement et des autorités locales est
esquivée en reportant sur un « capitaliste » sans scrupule -
frère du personnage interprété par Aaron Kwok - l’entière
responsabilité de la contamination du village.
Dans « Black
Blood », il est vrai, Xiaolin crée sa
société « Ali Baba SARL» dans l’espoir de retirer
des bénéfices de la vente du sang des autres villageois,
mais ce n’est tout au plus que du bricolage – comme la
pancarte pitoyable qui lui sert d’enseigne - et il est au
final victime d’un système qui l’écrase.
Zhang Miaoyan
dépasse d’ailleurs le cadre du problème du sang contaminé
pour faire de son film une réflexion sur la vie (et la mort)
dans la Chine moderne, ou du moins celle qui ne l’est pas
encore, ou ne le sera peut-être jamais.
Bande annonce
Notes
(1) Sur Yan Lianke
et son roman, voir :
http://www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_YanLianke.htm
(2) Ce qui est
fictif : dans ce coin de désert, justement, il est
impossible de capter la radio ; Zhang Miaoyan a ajouté ce
détail en se fondant sur ses souvenirs personnels, et
l’omniprésence bien connue des communiqués radio partout en
Chine, surtout pendant la période maoïste.
(3) En particulier,
la scène où Xiaolin revient de l’hôpital avec sa femme
malade dans une charrette tirée par un cheval rappelle les
images introductives du film de Bela Tarr.
(4) Même le ciel
est artificiel dans cette séquence : on le voit parfaitement
immobile, comme une toile peinte de décor de théâtre. Zhang
Miaoyan – qui est aussi peintre - a expliqué qu’il n’était
pas satisfait du ciel résultant du tournage, dans cette
séquence, et il l’a changé, toujours à la post-production.
Cela contribue à l’aspect totalement fantasmatique de la
scène.
A noter :
Il existe un
DVD de ce film, édité par Spectrum
Films, et sorti le 4 décembre 2012.
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