« Sauna
on Moon » : à voir pour Yu Lik-wai… et Wang Lei !
par Brigitte Duzan, 5 juin 2011, révisé
28 septembre 2012
« Sauna on
Moon » (《嫦娥》Cháng’é)
de
Zou Peng (邹鹏)
était le seul
film chinois en compétition au festival de Cannes en
mai 2011, à la Semaine de la Critique.
Le mois suivant, le 4 juin, il a fait l’objet d’une
projection spéciale à la Cinémathèque de
Paris, dans le cadre d’une vaste rétrospective des
meilleurs films de cette section du festival, pour
en célébrer les cinquante ans.
Le 26
septembre 2012, voici le film qui sort sur les
écrans français. Tant d’honneur est-il vraiment
justifié ?
Pas d’histoire, un « sujet »…
Le film provoque et intrigue dès les premières
images : un lapin blanc (1) court entre les jambes
d’un dormeur dénudé aux côtés d’une femme dans le
même appareil, tandis que, par la porte-fenêtre
ouverte, pénètre un poulet caquetant, poursuivi par
un jeune garçon
Sauna on Moon
trempé : il tombe dehors une pluie diluvienne. L’homme se
réveille et chasse tout le monde…
Le décor est posé, le rythme aussi, rapide, presque
haletant, avec des images (caméra à l’épaule) qui semblent
prises dans le même mouvement. Et ce début en fanfare
annonce parfaitement ce qui suit, ou ne suit pas car on
peine à suivre le scénario. Normal : Zou Peng a dit lors
d’une interview qu’il n’avait pas voulu raconter une
histoire mais traiter un sujet (重话题不重故事).
Zou Peng (au milieu)
et Yu Lik-wai au festival de Cannes 2011
avec
Charles Tesson (photo SdlC)
Fort bien.
Le sujet ? La prostitution en Chine aujourd’hui. Et
ce sujet, il l’aborde dans la région chinoise la
plus prospère, celle qui a lancé le mouvement de
réforme et d’ouverture, la région du delta de la
rivières des Perles (珠三角地区),
et plus particulièrement à Macao, la ville des
casinos.
L’avantage
est que la prostitution y apparaît sous des jours
bien plus reluisants qu’au Shanxi, par
exemple (2), ce qui
va dans le sens du discours de Zou Peng. Originaire du
Dongbei (le Nord-Est de la Chine), il a vécu treize ans dans
la région, où il était parti étudier… la mode (3) ; de la
mode à la prostitution, il semble qu’il n’y ait qu’un pas,
au moins à Macao, bref, il s’est retrouvé avec des amies
dans le milieu, joyeuses et sympa : un « sujet » en or à
traiter.
Grave
sujet, mais traité légèrement. Au centre de cette
non histoire est un brave monsieur Wu, qui, manager
du sexe car le sexe est une marchandise comme une
autre, a monté un établissement « thermal » dont les
affaires périclitent en raison de la crise
économique (dont on entend quelques échos à la
radio, nous sommes en 2009). Comme Zou Peng a voulu
déconstruire son récit, sa caméra nous balade d’une
séquence à une autre sans qu’on arrive vraiment à
comprendre où il veut en venir. Cela rend les
derniers moments très longs : on a l’impression
qu’il n’en finira jamais, ce qui est le propre des
histoires sans histoire…
Il y a
pourtant des moments de grâce, dans ce film. Il
montre en particulier fort bien comment une jeune
ouvrière dans une fabrique de vêtements peut, par
lassitude, et si elle a un minois sympathique, se
retrouver sur la voie de la
Les filles de monsieur
Wu
prostitution. C’est
sans doute la partie la plus intéressante du film, mais il a
aussi tout un côté ironique et fantaisiste, avec des
séquences très drôles de formation militaire du personnel au
bord de la mer, chansons à l’appui. Le « sujet » est ainsi
traité par moments comme une sorte de comédie musicale, avec
des séquences légères et enlevées.
Le sauna
On garde en
sortant une impression de vide, mais c’est
peut-être, effectivement, ce que devrait susciter le
« sujet ». La prostitution n’est pas quelque chose
de nouveau en Chine, elle est juste un peu plus
sordide qu’avant à cause de la course à l’argent
actuelle. Mais Zou Peng s’inscrit en faux et
témoigne : j’ai rencontré des prostituées heureuses…
et qui le seraient restées s’il n’y avait pas eu la
crise.
Le propos
reste à la surface des choses,
mais ce n’est pas
grave, le meilleur étant dans les images… et la bande son.
Et là, le film nous en donne plein la vue et plein les
oreilles : formidable !
La photo de Yu
Lik-wai et la musique de Wang Lei
Yu Lik-wai(余力为)signe la photo avec son éclairagiste habituel, Huang Zhiming
(黄志明).
C’est l’équipe qui a tourné, entre autres, « In the
Mood for Love » (《花样年华》)
et « 2046 » avec
Wong Kar-wai (王家卫) :
ce sont d’immenses artistes.
En outre, ils sont de Hong Kong : la rivière des
Perles, c’est chez eux, on a le sentiment qu’ils
sont heureux de filmer là, ils nous font sentir la
moiteur, la beauté et la laideur à la fois du lieu,
comme si le
Le sexe, une science
« sujet » était reflété dans cette ville offrant
deux facettes opposées selon l’angle sous lequel on la
Le défilé de mode
regarde, mais de toute façon ville
chinoise - aucune trace de passé colonial, on n’est
pas là pour faire du tourisme. Il y a la ville
moderne et sa ligne d’horizon brisée par la fameuse
tour, et les dédales de la ville populaire, les
prostituées alternant entre les deux.
Mais ce sont surtout les séquences montrant la vie
des prostituées, dans le sauna et chez les clients,
les plus réussies : filmées en couleurs flash, avec
une séquence formidable de pseudo défilé
de
mode, sur catwalk au milieu d’une piscine, qui est en fait
l’apothéose finale du manager Wu, on le
comprend en le voyant pleurer, ou du moins on croit
le comprendre. Mais à ce point-là, on a perdu toute
velléité de comprendre, on s’en fiche royalement, on
se laisse choyer par les images… et la bande-son.
Car la photo est accompagnée d’une bande-son
parfaitement en ligne avec elle. Elle est signée du
maître actuel de la musique électro chinoise :
Wang Lei
(王磊).
Définition réductrice d’un compositeur qui allie
dans sa musique des sonorités de musique
traditionnelle à un « minimalisme électro ». Cela
donne une musique éthérée qui convient
particulièrement au thème de Chang’è, envolée dans
la lune, tout en contredisant la dureté présumée du
« sujet », et rejoignant le message que Zou Peng a
dit vouloir transmettre : qu’il connaissait des
prostituées heureuses…
Dans cette optique-là, oui, « Sauna on
Moon » mérite bien les honneurs dont il a été
comblé, en France.
Wang Lei
Notes :
(1) Ce n’est pas,
comme l’a dit un critique, parce que c’est l’année du lapin,
mais un clin d’œil à la légende. Le titre du film fait en
effet référence à un conte chinois très populaire,
Chang’e s’envole dans la Lune (《嫦娥奔月》),
qui raconte comment la jeune Chang’e (嫦娥),
ayant avalé la totalité d’un élixir d’immortalité dérobé à
son mari, s’est envolée dans la Lune d'où elle n’est jamais
redescendue. Elle y a pour compagnons d’infortune un jeune
homme condamné, pour pouvoir revenir sur terre, à couper un
cannelier qui repousse indéfiniment, un crapaud et… un
lapin : lapin lunaire ou lièvre de jade (月兔/玉兔).