« Ruyi »
: le film d’ouverture du festival des Trois Continents en
1983 !
par Brigitte
Duzan, 16 février 2012, actualisé 20 mai 2018
« Ruyi »
ou « Le talisman » (《如意》)
est un film réalisé en 1982 au studio de Pékin par
Huang Jianzhong (黄健中),
d’après un court roman éponyme de Liu Xinwu (刘心武)
publié pour la première fois en 1980 dans la revue
Octobre (《十月》)
et adapté par l’auteur lui-même (1).
C’est un
film important dans l’histoire du cinéma chinois car
il représente une étape importante dans la
renaissance stylistique et thématique de ce cinéma
au début des années 1980, de la même manière que la
nouvelle représente également le courant principal
de la nouvelle littérature de cette période, le
courant humaniste.
Réalisé par
un metteur en scène en étroite symbiose avec
l’écrivain et interprété par un duo d’acteurs en
état de grâce, le film est une remarquable
adaptation de la nouvelle et un grand classique du
cinéma chinois.
Ruyi
Une histoire
empreinte d’humanisme
Le scénario colle
parfaitement à la ligne narrative de la nouvelle ; tous deux
sont en rupture avec les conventions de la période maoïste.
L’histoire
A l’automne 1961,
un jeune enseignant nommé Cheng Yu (程宇)
arrive dans un lycée pékinois où il vient d’être nommé
professeur. Le modeste concierge du lycée, un vieil homme
solitaire nommé Shi Yihai (石义海),
attire à la fois sa curiosité et son respect par ses
opinions, différentes de celle des autres, dont il ne se
cache pas : lors d’une réunion portant sur les misères de
l’ancienne société, il affirme même un jour qu’un prêtre
avait été l’un de ses maîtres, et que c’était quelqu’un de
bien.
Edition de la nouvelle
avec les photos du
film
Dans le
climat délétère de la Révolution culturelle, il se
fait encore remarquer par une extrême humanité,
agissant sans se soucier des directives ou de la
ligne politique : alors qu’un ‘capitaliste’, ennemi
du peuple, a été battu à mort par une faction de
Gardes rouges et que son corps a été abandonné sous
la pluie, Shi Yihai
va le couvrir d’une toile, puis, lors d’une réunion
publique de « lutte » contre le secrétaire de la
cellule du Parti, il monte sur l’estrade pour
enlever le poids qu’on lui avait attaché au cou ;
enfin, il va apporter un jour de la soupe aux pois à
d’anciens collègues du lycée, « démons cornus et
esprits serpents » astreints aux travaux manuels et
mourant de soif.
Cheng Yu en
apprend peu à peu un plus sur sa vie. Orphelin, il a
été, enfant, au service d’une famille noble,
d’origine mandchoue. Il est tombé amoureux d’une des
filles de la famille, Jin Qiwen
(金绮纹),
amour partagé, mais liaison rendue impossible par
leur différence de statut social, dans
l’ancienne société
comme dans la nouvelle : Qiwen y est considérée comme ayant
une mauvaise ‘origine familiale’.
Après la chute de
la Bande des Quatre, cependant, les mentalités et
circonstances évoluant, leur union devient possible, mais
Shi Yihai tombe malade et meurt soudainement.
Rupture avec les
conventions
Lorsque la nouvelle
fut initialement publiée, en 1980, elle fit sensation et
déclencha la critique. Elle était en effet en rupture avec
les conventions établies jusque là au moins sur deux
points : d’une part, elle se termine mal, faisant mourir son
personnage principal à l’aube d’une période pleine
d’espoir ; d’autre part, et surtout, le héros de l’histoire
n’obéit qu’à son cœur et à ses principes humains, sans se
soucier des directives et de la ligne politique à suivre.
La critique se
déchaîna : il s’agissait d’humanisme invétéré, relevant du
sentimentalisme le plus bourgeois ; un écrivain ne pouvait
pas défendre l’attitude de ce vieil employé, mais devait au
contraire en dénoncer les limites. La nouvelle ne fut pas
primée. Mais elle avait aussi attiré des critiques
favorables, l’humanisme était en train, justement, de
devenir le courant principal de la nouvelle littérature,
comme du nouveau cinéma.
Non seulement elle
devint une figure de proue de la ‘littérature de la nouvelle
période’, mais elle attira en outre l’intérêt de cinéastes.
Et le film devint, pour sa part, une des œuvres les plus
marquantes de ce qu’on appelé « la
seconde période des Cent Fleurs », en 1978/81, en
référence à l’éphémère période d’ouverture que furent les
quelques mois des Cent Fleurs, en 1956/57.
Genèse de
l’adaptation et réalisation
Nous avons deux
témoignages sur la genèse du film et sa réalisation. Le
premier est de la plume même de Liu Xinwu qui y a consacré
le onzième des douze ‘tableaux’ de ses «
Rencontres au sein d'une destinée, portraits sertis dans les
propos de Liu Xinwu » (《命中相遇——刘心武话里有画》)
publiées en 2009. Le second témoignage est celui de
Huang Jianzhong
qui a accordé une longue interview sur le sujet à un
journaliste de la revue ‘Art cinématographique’ (《电影艺术》)
en mars 2005, dans le cadre du centenaire du cinéma chinois.
Leurs témoignages
donnent une idée des négociations qu’il fallait mener pour
faire approuver un projet qui ne rentrait pas dans la ligne
normative habituelle, et l’importance des relations qui
l’appuyaient.
Choix de la
nouvelle et adaptation
En 1981, après
avoir lu la nouvelle, le vieux réalisateur Cheng Yin (成荫)
encouragea à l’adapter la scénariste Dai Zong’an (戴宗安),
qu’il connaissait pour avoir travaillé avec elle ; elle rédigea donc
un scénario qui fut publié derechef dans une revue de
cinéma.
Or
Huang Jianzhong
venait de son côté de terminer avec Zheng Zhang (张铮)
la réalisation de « Petite fleur » (《小花》),
et le succès rencontré par le film l’avait qualifié pour
tourner seul son prochain film. Il opta pour la nouvelle de
Liu Xinwu, mais, le scénario publié ne l’enchantant pas, il
demanda à Liu Xinwu de le reprendre.
Le projet, qui
n’était pas sans risque dans un climat encore incertain,
bénéficia du soutien de personnages influents du monde du
cinéma comme Chen Huangmei (陈荒煤)et le critique
littéraire Feng Mu (冯牧).
Le premier, en particulier, avait occupé, avant la
Révolution culturelle, des fonctions importantes dans le
secteur culturel, tant dans le domaine littéraire que
cinématographique, et on lui avait reproché d’avoir soutenu
Xia Yan (夏衍),
dont il était très proche, au moment où celui-ci était
critiqué, justement, pour l’ « apologie de
l’humanisme bourgeois » que d’aucuns trouvaient dans ses
scénarios de films comme
« La
boutique de la famille Lin » (《林家铺子》)
ou
« Février,
Printemps précoce » (《早春二月》).
Chen Huangmei avait
aussi été l’un des premiers responsables de la ‘vieille
génération’ à prendre clairement position en faveur de la
nouvelle de Liu Xinwu « Le professeur principal » quand
celui-ci fut accusé d’y « faire l’apologie de l’immoralité
au lieu de chanter les louanges du régime ». De retour à la
tête du service de supervision du cinéma, il fut l’un des
plus ardents supporters de « Ruyi ».
Censure
Le film une fois
tourné fut évidemment soumis à la censure. A la fin de la
projection, un des membres âgés de la commission
s’étonna tout de go : « Comment un film pareil a-t-il pu
être tourné dans nos studios ? On voit le héros mourir à la
fin ! »
Sa remarque posait
dès l’abord la question de savoir si, en Chine, la
littérature, et les arts en général, pouvaient effectivement
admettre un dénouement tragique. Ce n’est pas coutumier dans
la tradition chinoise. Même les tragédies doivent, d’une
manière ou une autre, avoir une fin heureuse. La psychologie
populaire, le sens esthétique commun, font apprécier des
spectacles tristes, à condition que l’on puisse en attendre
une issue heureuse. Or, non seulement le film faisait
« l’apologie de l’humanisme », mais il relatait en outre une
tragédie qui finissait mal : pouvait-on le faire ?
L’atmosphère devint
tendue. Huang Jianzhong a raconté que son cœur s’était mis à
battre violemment. C’est alors que Liu Xinwu prit la parole
pour expliquer posément les motivations qui l’avaient poussé
à écrire sa nouvelle.
Son œuvre, dit-il,
voulait porter un jugement positif sur la vie en Chine avant
la Révolution culturelle.Le personnage principal
éprouvait même de la gratitude à l’égard des fondateurs de
la Chine nouvelle. De même, l’ancienne dame de la cour
mandchoue était devenue capable de subvenir à ses besoins
par à son travail, sa tristesse avait laissé place à la
joie. Ce qui avait vraiment été épouvantable, c’était la
Révolution culturelle et les facteurs ultra-gauchistes qui
n’avaient cessé de s’amplifier jusqu’à lui donner naissance.
En créant une histoire aussi tragique, son objectif était
d’inciter les gens à se livrer à une réflexion approfondie
en pansant leurs cicatrices, afin de recouvrer la santé et
permettre à la vie sociale de s’engager dans une meilleure
direction. La nouvelle se voulait dans l’esprit général des
réformes et de l’ouverture. Les quelques tragédies,
ajouta-t-il, qui montrent comment les plus belles choses
peuvent être broyées, peuvent inciter les gens à chérir
davantage encore la vérité, la bonté et la beauté. (2)
Son intervention
eut pour effet de changer complètement l’atmosphère.
Ceux qui s’exprimèrent ensuite firent preuve de
compréhension et le film fut approuvé.
Réalisation
Zheng Zhenyao
Huang Jianzhong a
raconté qu’il a eu ensuite une grande latitude dans
son travail de réalisation, y compris dans le choix
des acteurs car le directeur du studio, Wang Yang (汪洋),
lui faisait confiance après « Petite
fleur »(《小花》) :
c’est en effet Huang Jianzhong qui avait insisté
pour que l’on choisisse Joan Chen pour le rôle
principal.
Pour « Ruyi »,
de même, Wang Yang penchait pour une autre actrice
pour le rôle principal :
Xie Fang (谢芳),
l’actrice qui s’était fait remarquer dans
« Le
chant de la jeunesse » (《青春之歌》)
en 1959, puis
« Février,
Printemps précoce » (《早春二月》)
en 1963. Mais Huang Jianzhong le persuada qu’elle
était meilleure dans les rôles d’intellectuelles, et
que c’était Zheng Zhenyao (郑振瑶)
qui correspondait le mieux au rôle de Jin Qiwen (金绮纹) ;
il en fut de même lors du choix de Li Rentang (李仁堂)
pour le rôle de Shi Yihai (石义海)
(3).
Liu Xinwu note
dans son ‘onzième tableau’ des « Rencontres au sein d'une
destinée, portraits sertis dans les propos de Liu Xinwu » :
« Un
critique de cinéma a relevé que dans la scène où [Jin Qiwen]
et Shi Daye finissent par s’épancher et se déclarer leur
flamme au bord du lac des Dix monastères, [Zheng Zhenyao]
est filmée en plan fixe pendant près d’une demi minute. Les
veines de son visage s’empourprent sans qu’elle fasse le
moindre geste, trahissant le bonheur ressenti par une femme
à un âge avancé de sa vie à l’affirmation d’un amour
authentique, portant à son sommet le « jeu intériorisé »
selon Stanislavki. » (2)
Née en
1936, Zheng Zhenyao avait commencé sa carrière
d’actrice au théâtre, et joué pour la première fois
au cinéma dans « Sparkling Red Star » (《闪闪的红星》)
en 1974. Elle venait de jouer, l’année précédente,
dans un autre grand classique du début des années
1980 : « Les voisins » (《邻居》),
de Zheng Dongtian (郑洞天).
Pour ce qui
concerne la mise en scène, Liu Xinwu remarque encore
que Huang Jianzhong était poussé vers l’esthétisme :
« Lorsque la narration et le lyrisme entraient en
conflit, il accordait toujours la priorité aux
images et à la virtuosité des plans, laissant libre
cours au lyrisme et à l’ellipse, quitte à sacrifier
la lisibilité narrative. » (2)
C’est
certainement l’une des qualités du film : Huang
Jianzhong s’est affranchi des directives qui
prévalaient depuis trente ans dans le cinéma
chinois, c’est-à-dire la
Li Rentang
nécessité de
privilégier une ligne narrative claire, qui puisse être
comprise d’un public illettré. Le public avait évolué, le
cinéma aussi.
Une réussite
esthétique
Le film provoqua
une véritable onde de choc à sa sortie. En Chine, bien sûr,
mais aussi à l’étranger. Il fut projeté en 1983 en ouverture
du festival des Trois-Continents à Nantes. Liu Xinwu fut
invité au festival à cette occasion, rare honneur à l’égard
de l’auteur d’une œuvre adaptée au cinéma ; il faisait
partie d’une délégation qui était dirigée par le grand Xie
Jin, car le programme du festival comportait une
rétrospective de ses œuvres ; c’était la première fois qu’il
se rendait dans un pays occidental. Mais Huang Jianzhong,
lui, ne fut pas du voyage, Zheng Zhenyao non plus.
Le film passa
ensuite en ouverture de la grande rétrospective de 141 films
chinois qui a eu lieu au centre Georges Pompidou en décembre
1984/février 1985 (4). Régis Bergeron, qui le vit à cette
occasion, manifesta son étonnement, disant qu’il n’avait
encore jamais vu un film chinois comme celui-là depuis 1949.
Mais la réaction la
plus élogieuse vint de Taiwan. En 1984, Hou Hsiao Hsien se
rendit à Hong Kong pour voir des films chinois qui y étaient
programmés. Parmi ceux-ci, il vit « Ruyi » et en
resta sidéré : jamais, dit-il, il n’aurait pensé que l’on
faisait des films d’un tel humanisme en Chine continentale.
Il y a quelques
années, une société taiwanaise a sorti en DVD une collection
de classiques du cinéma où figure « Ruyi », aux côtés
de films comme « Rashomon » de Kurosawa, « Les Fraises
sauvages » de Bergman ou encore « L’Année dernière à
Marienbad » de Resnais….
(2) Tous mes
remerciements à Roger Darrobers pour sa traduction inédite
des extraits du livre de Liu Xinwu « Rencontres au
sein d'une destinée, portraits sertis dans les propos de Liu
Xinwu » dont
ce passage et les suivants sont extraits.
(3) Il s’agit d’un
acteur iconique des films de fiction réalisés pendant la
Révolution culturelle à partir de 1973, qui montre à lui
seul l’importance de ces films comme relais des films de la
fin des années 1960 et précurseurs des grands films de
l’ouverture, à partir de 1979-1980. Voir :
(4) Voir le
catalogue édité à cette occasion : « Le cinéma chinois »,
sous la direction de Marie-Claire Quiquemelle et Jean-Loup
Passek, Centre Georges Pompidou, 1985. Marie-Claire
Quiquemelle m’a dit avoir été très déçue que le film n’ait
pas rencontré plus d’écho par la suite en France. Il touche
sans doute encore plus aujourd’hui, avec le recul du temps…
Note complémentaire
On trouvera
également des témoignages sur le film dans l’ouvrage de Liu
Xinwu « L’arbre et la forêt, destins croisés » (《树与林同在》),
traduit par Roger Darrobers, Bleu de Chine 2003 :
-pp. 39-40 :
citation de propos du vieux concierge de l’école et
commentaires
-pp. 78 : sur la
musique du film et son compositeur, Shi Wanchun.
Commentaires des lecteurs
Remarques
sur le film RU YI
Mercredi 29 février
2012
Après lecture
de la nouvelle de LIU Xin Wu, il me semble très probable que
l'origine du comportement humaniste du vieux balayeur Shi a
pour origine les traitements brutaux qu'il a subi dans sa
jeunesse de la part d'un missionnaire étranger, traitements
qui ont été suivis par le comportement humain et charitable
d'un autre missionnare étranger. C'est cet acte de
compassion envers lui que Shi répliquera plusieurs fois au
long de sa vie. Dans le film, la référence à l'origine de
cet humanisme charitable est présentée plusieurs fois: les
cloches de l'Eglise au début, plusieurs plans de L'eglise.
Question: le
metteur en scène de 1982 pouvait-il aller plus loin dans
l'explication des sources de la compassion de Shi? Les
réticences de la censure ne viennent-elles pas de là?,
plutôt que d'un fin"triste", laquelle ne l'est pas dans une
perpective qui prendrait en compte le fait qu' ayant
accompli des actes altruistes la vie de Shi prend tout son
sens? La réponse à la question sur la censure se trouve peut
ètre dans le film
"l’affaire
du canon noir" dont le héros l'ingénieur Zhao est
suspecté en partie pour avoir eu des parents catholiques
(facteur aggravant). Il se rend dans une église mais reste
sur le seuil sans participer à la messe; Cette abstention
lui a-t'elle valu d'etre sauvé ou plutot son metteur en
scène?