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« Un splendide cadavre revenu à la vie » : première adaptation au cinéma du « Pavillon aux pivoines »

par Brigitte Duzan, 15 janvier 2020 

 

« Un splendide cadavre revenu à la vie » (《艳尸还魂记》) est un film cantonais en noir et blanc de Lee Sun-fung (Li Chenfeng 李晨風) [1] sorti en août 1956. Il est considéré comme la première adaptation au cinéma du chef d’œuvre de Tang Xianzu (汤显祖), « Le Pavillon aux pivoines » ou Mudanting (《牡丹亭》), pièce célèbre et pourtant très peu adaptée au cinéma.

 

Les raisons d’un choix

 

Le film a été produit par le studio Union Film (Zhonglian 中联), créé à Hong Kong en 1952 par un groupe de cinéastes cantonais afin de sauver du déclin le cinéma cantonais concurrencé par le cinéma en mandarin, en

 

Un splendide cadavre revenu à la vie, affiche 1956

plein essor en raison de l’arrivée en masse de cinéastes venus de Shanghai au moment de l’arrivée des communistes au pouvoir.  

 

Afin d’affirmer sa volonté de promouvoir la qualité du cinéma cantonais dans un contexte de crise, et pour ce faire, d’abord, de garantir une excellente qualité de scénarios, le studio mit l’accent sur des adaptations de grandes œuvres littéraires chinoises, à commencer par « Famille » (《家》) de Ba Jin (巴金). Le film eut un grand succès à sa sortie en 1953. « Famille » était le premier volet d’une trilogie connue sous le titre de « Trilogie du torrent » (激流三部曲) [2]. Le deuxième film produit par le studio fut adapté, la même année, de la deuxième partie de cette trilogie, « Printemps » (《春》), et réalisé par Lee Sun-fung. Il fut suivi de l’adaptation du troisième volet, « Automne » (《秋》), en 1954.

 

L’adaptation du Mudanting en 1956 s’inscrit dans ce contexte, tout en cultivant l’amour du public cantonais, mais aussi de la diaspora chinoise du sud-est asiatique, pour les histoires romantiques et fantastiques, et les histoires de fantômes en particulier.

 

Les difficultés d’adaptation de la pièce

 

« Le Pavillon aux pivoines » est une pièce de la fin des Ming qui repose sur une histoire d’amour débuté en rêve, entraînant la mort de la jeune héroïne qui réussit cependant à renaître pour le vivre pleinement.

 

Résumé de la pièce

 

A la fin de la dynastie des Song du Sud, Du Liniang (杜丽娘) est la fille unique du préfet Du Bao (杜宝). Elle a seize ans et s’ennuie car, comme toute jeune fille bien née de son âge à l’époque, elle ne peut que lire et faire de la broderie sans pouvoir sortir de la maison.

 

Un beau jour de printemps, échappant à la surveillance de sa mère, elle va se promener dans un jardin isolé, à l’arrière de la demeure familiale. Grisée par le spectacle de la nature en fleurs, elle s’endort sous un arbre et voit en rêve un jeune lettré avec lequel elle passe un moment très doux. Mais le songe est interrompu par la chute de pétales de fleurs. A son réveil, elle garde le souvenir de cet instant fugitif qui fait naître en elle un amour passionné. Elle dépérit peu à peu et se laisse emporter par son chagrin. Mais avant de mourir, pour que le jeune garçon vu en rêve puisse la retrouver, elle peint son autoportrait qu’elle va cacher dans la rocaille du jardin.

 

Trois ans plus tard, le jeune garçon vu en rêve, Liu Mengmei (柳梦梅), va à la capitale passer les examens impériaux mais, tombé malade en cours de route, est hébergé par la nonne taoïste en charge du tombeau de Du Liniang construit dans le jardin, près de l’arbre où elle s’était endormie. Il trouve par hasard le portrait dans la rocaille, voit Du Liniang lui apparaître en rêve et lui expliquer que le juge des enfers lui a permis de revenir sur terre. Exalté après une nouvelle nuit d’amour, bien qu’encore en rêve, Liu Mengmei obtient l’aide de la nonne pour pouvoir exhumer le corps de la défunte ; elle revient à la vie et ils se marient.

 

Mais, esprit rationnel néo-confucéen, le père de Du Liniang ne peut croire à cette résurrection et fait emprisonner Liu Mengmei pour pillage de tombe et imposture. La fin de la pièce est ensuite conforme à un schéma courant dans le mélodrame classique chinois : Liu Mengmei est classé premier aux examens impériaux, il est donc gracié par l’empereur tandis que le père de Du Liniang revient à de meilleurs sentiments envers lui. La pièce se termine par la réunion des époux et des deux familles.

 

Premier défi : la représentation du rêve

 

Il est toujours difficile au cinéma de faire ressortir la différence entre le rêve et la réalité, le rêve étant, en quelque sorte, la réalité intime des personnages. Lee Sun-fung a tourné le problème en faisant rêver les deux personnages ensemble. Le film commence en fait par leur rencontre, par hasard, dans la vie réelle : un jour, en rentrant chez lui, Liu Mengmei aperçoit Du Linian dans un pousse-pousse, et la caméra fixe alors leur échange de regard (qui se passe en rêve dans la pièce). Ils se rencontrent ensuite une seconde fois dans

 

Le rêve dans le jardin

un pavillon au bord de la route en cherchant à s’abriter de la pluie.  

 

C’est ainsi, de manière très réaliste, le coup de foudre dans la réalité qui entraîne leur rencontre en rêve : c’est parce qu’ils désirent passionnément se revoir qu’ils rêvent l’un de l’autre, en même temps. Le scénario utilise un schéma de causalité linéaire parfaitement plausible. Le décor crée une atmosphère romantique, avec brume et jeune femme en blanc chantant sur une balançoire, et le montage montre les deux amoureux s’endormant simultanément et commençant à rêver. Un mouchoir de Du Liniang, ramassé par Liu Mengmei lors de leur rencontre et rendu à sa propriétaire dans le rêve, permet de lier le rêve à la réalité.

 

Changement de cadre temporel et critique de la famille patriarcale

 

La pièce se passe sous les Song du sud, le film au début de la période républicaine, à la fin des années 1920. Ce simple changement entraîne une « modernisation » de l’intrigue, centrée sur un amour romantique entre un homme et un fantôme féminin. Le film traite du sujet selon une thématique proche de celles liées au mouvement du 4 mai [3] : les obstacles à leur bonheur viennent de la famille patriarcale, et en particulier du mariage traditionnel. En ce sens, le film est à replacer dans le contexte des productions de la Zhonglian, après « Famille » de Ba Jin qui comportait une critique très proche.

 

La pièce de Tang Xianzu place Du Liniang au centre de sa pièce, en mettant en avant son caractère audacieux, défiant les contraintes familiales et sociales. C’est elle qui mène le jeu, du début à la fin de la pièce. Du Liniang goûte les joies « de la pluie et des nuages » (traduisez : sexuelles) dans son rêve d’abord, puis en tant que fantôme. Dans le film au contraire, toute transgression morale et sexuelle est évacuée. Dans leur rêve, les deux amoureux se bornent à un flirt romantique exprimé en termes de mutuelle attirance, sans plus.

 

Dans la pièce, Du Liniang est doucement sortie de son rêve par une chute de pétales de fleurs. Dans le film, en revanche, la rencontre en songe de Liu Mengmei avec Du Liniang est brusquement interrompue par l’irruption du père de la jeune fille arrivé avec gardes et serviteurs pour séparer le couple et rosser l’impétrant ; cela les réveille.

 

Par la suite, comme tant d’autres pères despotiques d’histoires chinoises stéréotypées, le préfet marie Du Liniang à un riche cousin qui est en même temps un lettré confucéen. Comme dans l’histoire de « Liang Shanbo et Zhu Yingtai » (《梁山伯与祝英台》), c’est donc la perspective de ce mariage arrangé qui provoque le désespoir de la jeune fille, et sa mort. C’est la famille patriarcale, et la société dans son ensemble, qui sont posées comme les obstacles à l’union des deux jeunes gens et à leur bonheur. Dans les affiches promotionnelles du film, le studio soulignait cet aspect : « Forcée de marier son cousin, [Du Liniang] en meurt de chagrin » (迫嫁表哥,积郁而死). C’est bien le sort, aussi, de Zhu Yingtai.

 

Amour platonique et respect des rites

 

Trois ans après la mort de Du Liniang, Liu Mengmei revient sur les lieux de leur rencontre et trouve une maison hantée typique des films adaptés de contes fantastiques comme ceux de Pu Songling (蒲松龄). Quant au fantôme, comme les renardes chez Pu Songling, elle mène avec le lettré une vie de doux bonheur conjugal, entre ménage, couture et échecs. C’est un amour paisiblement romantique, dénué de tout désir sexuel, où fantastique et réel sont intimement mêlés. Dans la pièce, au contraire, quand Du Liniang avoue à Liu Mengmei son identité de fantôme, il est d’abord terrorisé, puis a des doutes, car ce qu’il tient dans les bras a consistance de chair humaine. En fait, devenue « fantôme amoureux » (yangui 艳鬼), Du Liniang n’est plus tenue aux convenances et aux règles usuelles de chasteté féminine.

 

En revanche, quand elle revient à la vie, elle est reprise par ces règles et doit redevenir la femme chaste et vertueuse exigée par les codes confucéens. Et là le film rejoint la pièce. Dans la scène 36, L’enlèvement (婚走),

à Liu qui la presse de consommer leur union, Du Liniang répond par les préceptes de Mencius :il faut attendre l’approbation des parents. Et comme il lui fait remarquer qu’il est allé la chercher dans sa tombe, elle lui répond que justement la situation a changé :

鬼可虚情,人须实礼。

Un fantôme peut être égaré par la passion, une femme doit se conformer aux rites. 

 

C’est ce retour aux normes que souligne le film, en le préparant en ne laissant aux deux jeunes amoureux qu’un amour platonique, sans la transgression morale de l’original. En outre, comme dans le film de Li Han-hsiang (李翰祥) adapté d’un conte de Pu Songling « The Enchanting Shadow » (《倩女幽魂》), le mariage final ne peut intervenir qu’une fois le fantôme réincarné, et après que le lettré a réussi les examens impériaux. Tout rentre dans l’ordre.

 

Un film pour redorer l’image du cinéma cantonais

 

« Un splendide cadavre revenu à la vie » reflète parfaitement le projet du studio Union Films de redonner du lustre au cinéma cantonais condamné à la fin des années 1940 pour ses productions sans grande valeur artistique, car orientées essentiellement vers le divertissement populaire, avec des standards moraux et esthétiques très bas. Il s’inscrit dans une série de campagnes lancées par les cinéastes cantonais pour « nettoyer » le cinéma cantonais, et en particulier de ses éléments fantastiques et de l’anarchie sexuelle que faisaient régner fantômes et esprits sur les écrans.

 

Le mariage de Du Liniang et Liu Mengmei
(la chaussure brodée rendue à l’héroïne qui l’avait perdue)

 

L’union mélodramatique de Du Liniang et de Liu Mengmei à la fin du film de Lee Sun-fung représente le retour à l’harmonie confucéenne après les désordres amoureux, pourtant déjà passablement édulcorés par rapport à la pièce originale. Dans le contexte des années 1950 à Hong Kong, ce genre de film allait dans le sens de la promotion de la culture chinoise, alors encouragée par la puissance coloniale britannique pour contrebalancer le poids de la Chine communiste. En même temps, les cinéastes cantonais cherchaient à utiliser les histoires fantastiques comme potentiel de promotion d’un nationalisme culturel chinois

orienté vers la diaspora chinoise de l’Asie du sud-est qui constituait un vaste marché pour les films de Hong Kong.

 

Mais ces fantômes étaient privés de leur potentiel dangereux contraire à l’ordre et aux bonnes mœurs grâce à leur réincarnation dans le monde des humains. C’est ce que le professeur Kenny K.K. Ng a appelé la « purge des fantômes chinois » [4]. Ces fantômes revenaient sur terre lavés de leurs frasques, incarnant le désir éminemment confucéen de retour à l’harmonie dans l’ordre.

 

Un mot sur les acteurs

 

Les deux personnages principaux sont interprétés par deux stars du cinéma cantonais de l’époque : Cheung Wood Yau (张活游) dans le rôle de Liu Mengmei, et l’actrice Bai Yan (白燕), ou Pak Yin en cantonais, dans celui de Du Liniang.

 

Cheung Wood Yau

 

Bai Yan

 

Né en 1910 dans le Guangdong, Cheung Wood Yau est décédé en décembre 1985 à Hong Kong. Entre son premier film en 1939 et le dernier, en 1969, il a tourné dans plus de 220 films. Il a été l’un des fondateurs de la Zhonglian en 1952, puis a travaillé avec Bai Yan dans un grand nombre de classiques du cinéma cantonais, à commencer par la trilogie adaptée de « la trilogie du torrent » de Ba Jin. Il est le fils du réalisateur Chu Yuan (楚原).

 

Née en 1920 et célèbre dans les années 1940-1960, Bai Yan est morte en 1987 à Hong Kong. Elle a fait ses débuts au cinéma en 1937, et, en 1952, a cofondé la Zhonglian. Sa dernière interprétation au cinéma est en 1964 dans le film « Crazy Woman » (《疯妇》). Elle a écrit deux livres ayant trait au cinéma, dont son autobiographie, publiée en 1955.

 


 

Eléments bibliographiques

 

- Hong Kong Culture and Society in the New Millennium, Hong Kong as Method, ed. Chu You-wai, Springer Singapore, 2017, Chap. 6 Censorship at Work: Cold War Paranoia and Purgation of Chinese Ghost Stories, Kenny K.K. Ng*, pp. 111-128.

- Fantômes dans l’Extrême-Orient d’hier et d’aujourd’hui, Marie Laureillard/Vincent Durand-Dastès, T. 1, The Resurrection of Female Ghosts: From Classical Chinese Opera and the Hollywood Tradition in Cantonese Cinema, Kenny K.K. Ng*, pp. 423-442.

* Hong Kong Baptist University, Academy of Film.

 

 


 

[1] Réalisateur cantonais né en 1909 dans le Guangdong et mort en 1985, Li Chenfeng a commencé sa carrière en 1931 en créant une troupe de théâtre avec des amis. Il est passé au cinéma en 1949. En 1978, il avait réalisé quelque 80 films cantonais.

 

 

 

 

     

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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