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« Fly with the Crane » : une fable moderne de Li Ruijun, entre rêve et réalité

par Brigitte Duzan, 09 septembre 2012, actualisé 10 juillet 2016

 

Présenté en septembre 2012, en première mondiale au festival de Venise, dans la section Orizzonti, « Fly with the Crane » (《告诉他们我乘白鹤去了》) est le troisième film de Li Ruijun (李睿珺), après « The Old Donkey » (《老驴头》). En dépit de quelques aides financières, c’est un miracle qu’il ait pu être achevé ; il faut d’autant plus en féliciter le réalisateur.

 

Il y poursuit sa réflexion désenchantée sur la disparition progressive des coutumes ancestrales dans la Chine moderne, parallèlement à celle des personnes âgées qui en étaient les dépositaires et les gardaient vivantes. Dans « The Old Donkey », le problème était abordé sous l’angle de la préservation de tombes menacées de disparition et d’oubli. Cette fois-ci, Li Ruijun illustre le problème des coutumes funéraires, sous la forme d’un conte aux couleurs d’automne.

 

Un conte moderne

 

 

Fly with the Crane

Li Ruijun nous conte l’histoire de deux vieux artisans, Lao Ma (老马) et Lao Cao (老曹), le premier étant interprété par le même Ma Xingchun (马兴春) qui était le « vieil âne » du film précédent. Le lien est donc clairement établi : c’est la même réflexion qui se poursuit.

 

Li Ruijun

 

Les deux compères étaient des menuisiers célèbres dans toute la région : ce sont eux qui fabriquaient les cercueils pour leur village et les villages voisins. Mais une loi interdit maintenant les enterrements traditionnels, et les tombes éparpillées dans la campagne : l’incinération est devenue obligatoire. Or elle était autrefois réservée aux décès prématurés, enfants morts en bas âge ou personnes accidentées. Les autres étaient enterrés non loin de chez eux, sous un arbre, au bord d’un champ, en communion avec la nature et avec les ancêtres.

 

Pour le vieux Ma et son ami Cao, la perspective de laisser leur corps finir en cendres dans un crématorium de la ville est insupportable. Ils décident de se fabriquer leur propre cercueil et de se faire enterrer en cachette. La première séquence du film montre le vieux Ma, qui est aussi peintre, décorant d’une superbe grue blanche le cercueil rouge destiné à son ami : la

grue blanche, croit-il, l’emportera au ciel.  

 

Il a aussi choisi l’emplacement de sa tombe. Lors du festival de la Mi-Automne (中秋节), ayant rendu visite à sa fille, il a vu de vieilles sépultures près de sa maison, et il a tracé un cercle parmi elles : c’est là qu’il veut être enterré. Quand il revient chez lui, cependant, son ami a disparu ; il apprend qu’il est décédé et a été enterré en secret dans le champ de blé qu’il aimait tant, de l’autre côté du lac. Mais la police a vent de l’affaire, et vient  déterrer le cadavre pour le faire incinérer comme il se doit.

 

Désespéré, le vieux Ma passe ses jours au

 

Quatre membres de l’équipe : Su Tong à droite,

à côté du réalisateur, et, à gauche, l’actrice Zhang Min

et le producteur Yang Cheng (photo prise à Venise)

bord du lac, à attendre la grue blanche qui l’emportera. A son petit-fils qui ne comprend pas il explique : « Je n’ai pas trimé toute ma vie pour élever ton père, ton oncle et ta tante, pour finir réduit en cendres. Je veux que la grue blanche m’emporte au ciel. » Ses petits enfants l’aideront à réaliser son rêve….

 

De la cruauté du conte à la cruauté de la réalité

 

Adaptation d’un conte de Su Tong

 

Le film est adapté d’une nouvelle éponyme (en chinois) de l’écrivain Su Tong (苏童) [1] dont le titre signifie littéralement « Dites-leur que je suis parti sur le dos de la grue blanche » (《告诉他们我乘白鹤去了》).

 

La nouvelle se présente comme un conte, dont le caractère des personnages et leur environnement sont à peine esquissés ; la description se limite à l’essentiel de ce qui concerne le sujet : l’angoisse d’un vieil homme malade, qui se sent près de mourir et ne veut pas « partir en fumée » dans un crematorium, mais désire être enterré, comme ses ancêtres avant lui.

 

Lao Ma et son petit-fils

 

Avec le vieil homme, c’est toute une mentalité que Su Tong dépeint, en quelques paragraphes : une mentalité ancrée dans des croyances ancestrales, à la limite des superstitions fustigées par Mao, mais toujours vivaces. Ce qu’il attend, c’est la grue blanche qui l’emportera sur son dos. C’est ce qu’il explique à ses petits-enfants, assis sous un noisetier, au bord d’un étang, attendant l’oiseau mythique sensé venir boire au bord de l’eau.

  

La grue blanche est le rêve d’un vieux Chinois parvenu au soir de son existence et refusant, après une vie de labeur, mais en accord avec les valeurs ancestrales, de se laisser imposer une mort de paria, qui le réduirait aux cendres de  l’oubli.

 

Ils sont là tous les trois, pendant toute la nouvelle, le vieillard et ses deux petits-enfants, le monde extérieur, et la famille, n’étant évoqués, en toile de fond, qu’à travers les dires des uns et des autres, et seulement pour expliciter et justifier, en quelque sorte, les angoisses du vieux grand-père. La solution finale, dans ce contexte, intervient dans la plus parfaite logique : une logique de conte, et une logique d’enfant qui est celle du conte, sous toutes les latitudes [2].

 

C’est la cinquième des œuvres de Su Tong qui fait ainsi l’objet d’une adaptation cinématographique, mais il avait jusqu’ici laissé les réalisateurs faire leur film sans trop s’y intéresser.

 

Ce n’est pas le cas cette fois. Il a déclaré s’être très bien entendu avec Li Ruijun et, invité avec lui à Venise pour la première du film, l’a chaudement soutenu. Li Ruijun a apporté au film une part très personnelle qui donne une coloration spécifique à la nouvelle et lui a beaucoup plu.

 

Lao Ma et sa petite fille scrutant le ciel

 

Réalisé dix ans après la nouvelle, le film apporte en effet un aspect documentaire sur les mentalités villageoises, et des pratiques funéraires qui ont encore la faveur d’une majeure partie de la population rurale. Par ailleurs, le film reste dans la logique du conte, mais dans un approche plus réaliste ; il y a en fait une progression de la réalité au conte, dont la logique ne reprend véritablement ses droits qu’à la fin[3], semblable dans ses grandes lignes à celle de la nouvelle, mais là encore avec quelques nuances.

 

Le film de Li Ruijun : du conte à la réalité

 

A la recherche d’une plume de la grue blanche

 

Comme pour « The Old Donkey », Li Ruijun est allé tourner chez lui, dans le Gansu, et le récit de Su Tong y acquiert au passage une coloration documentaire qui plonge le conte dans la réalité rurale au quotidien, dans la lignée directe du film précédent.

 

Le village dont Li Ruijun est originaire est situé dans le district de Gaotai (高台县), dans ce qu’on appelle le « corridor du Hexi ». C’est une région aride, aux confins du désert de Gobi, qui donne son cadre

austère au précédent film. Mais « Fly with the Crane » a été tourné dans un endroit différent, car l’histoire se passe au bord d’un étang. Li Ruijun a tourné après plusieurs journées de pluies, au bord de la rivière locale, et la luxuriance de la végétation semble presque magique dans le contexte aride du Gansu.

 

Tourné dans un paysage différent, le film n’en a pas moins une thématique très proche de celle de « The Old Donkey », qui traitait des difficultés de survie de coutumes et traditions ancestrales préservées par les personnes âgées, et en particulier de la sauvegarde de tombes menacées par la progression d’une dune de sable. Le sujet était mis en valeur par les conditions spécifiques du corridor du Hexi, région isolée du nord-ouest de la Chine où le caractère local est très affirmé, y compris dans les particularités dialectales, et où les mentalités n’ont guère évolué. On le retrouve dans « Fly With the Crane ».

 

Alors que la nouvelle était introspective et se déroulait dans une sorte de bulle dans le temps et l’espace, autour des trois personnages du grand-père et de ses petits-enfants, avec une remarquable unité thématique et sans détails extérieurs superflus, le film commence par montrer la vie paisible du village, les enfants qui jouent dans le sable et les vieux qui discutent à l’ombre, sous un arbre, séquences entrecoupées de scènes de la vie familiale.

 

Un paysage féérique

 

Et comme le film ne pouvait pas se dérouler entièrement sous un arbre, Li Ruijun ajoute un élément de mouvement en faisant des enfants des cousins et non des frères et sœurs ; la petite fille habitant dans un village proche, cela permet des allers et retours et une structuration plus complexe du scénario. Les séquences de jeux des enfants préparent en outre la conclusion finale, en en faisant une sorte de continuation de ces jeux enfantins, ce qui contribue à dédramatiser cette conclusion. Il aurait cependant suffi d’en montrer une, la répétition de la scène de jeux dans le sable est trop appuyée et enlève de la finesse à la séquence finale.

 

Le film apparaît en fait comme un reflet critique des drames provoqués dans les campagnes chinoises par les mesures coercitives prises par les autorités locales pour faire appliquer la loi interdisant les enterrements et faisant de l’incinération une obligation. La séquence de la destruction de la tombe « illégale », vers la fin du film, est un écho de drames semblables survenus au début des années 2010, quand une nouvelle campagne de promotion des incinérations a été lancée au niveau national (voir note complémentaire ci-dessous).

 

Dîner sous la lune (avec Zhang Min)

 

Comme pour le film précédent, à l’exception de l’actrice professionnelle, Zhang Min (张敏) [4], Li Ruijun a filmé avec des gens du village, dont ses parents et sa propre famille, dans le dialecte local. Il a déclaré que seuls ces amateurs pouvaient rendre la réalité de la vie et des traditions qu’il voulait dépeindre et qui sont aussi fondamentalement les siennes. Le vieil homme est interprété par le même acteur que celui qui incarnait le

personnage principal dans « The Old Donkey », ce qui renforce le lien entre les deux films : Ma Xingchun (马兴春).

 

Il faut enfin souligner deux aspects très réussis du film : la photo et la musique.

 

La photographie est signée Yang Jin (杨瑾), vieil ami du réalisateur qui avait déjà signé la photo de « The Old Donkey » ; il apporte à l’image une touche quasiment féérique par moments, surtout à la fin. On nage donc d’autant plus entre le conte et la réalité, la triste réalité à laquelle est confronté le vieux Ma, et le conte vers lequel revient le film à la fin.

 

Superbe photo, signée Yang Jin

 

Quant à la musique, elle crée dès le générique initial une atmosphère étrange, un rien grinçante. Elle est signée Xiao He (小河). C’est un musicien original, né en 1975 à Handan dans le Hebei. C’est un spécialiste de chants populaires, mais traités dans des arrangements de musique expérimentale (实验民谣), en utilisant des timbres atypiques d’instruments traditionnels. En 1999, il a créé l’ensemble ‘L’herboristerie merveilleuse » ("美好药店")  dont il est le chanteur principal. Ses compositions pour le film sont représentatives de son style.

 

Le film

 


 

Note complémentaire sur les incinérations en Chine

 

Aujourd’hui, en Chine, environ la moitié des morts sont incinérés, contre seulement 15 % au milieu du 20ème siècle. Le taux d’incinération est proche de 100% dans les villes, mais la pratique se heurte toujours à une forte résistance dans les campagnes, où les mentalités ont du mal à changer et où les enterrements sont toujours privilégiés, souvent illégalement. Pourtant, la suppression de ces pratiques a été une préoccupation constante dès les débuts du régime, d’abord pour des raisons idéologiques, mais ensuite pour des raisons pratiques, visant à la préservation des terres arables.

 

L’incinération a été encouragée par les communistes, et ce dès les années 1940, dans les zones qu’ils contrôlaient. Les rites funéraires traditionnels faisaient partie des vielles coutumes et superstitions que Mao voulait éradiquer. En 1956, Mao lui-même et cent cinquante leaders communistes autour de lui ont signé une lettre d’engagement à être incinéré à leur mort [5]. Cette initiative a frappé les esprits et marqué les débuts d’une réforme dans ce domaine, et le mouvement a été poursuivi pendant toute la Révolution culturelle, dans le cadre de la lutte contre les superstitions et les cérémonies ostentatoires et coûteuses.

 

Cependant, à la fin des années 1970, si l’incinération était quasiment la règle générale dans les grandes villes, c’était loin d’être le cas dans les campagnes, et même dans les petites villes. Pour accélérer le mouvement, une loi a été passée en 1985 rendant l’incinération obligatoire dans les zones densément peuplées, sous peine d’amendes prélevées par l’unité de travail. Les zones échappant à la loi étant essentiellement des zones à minorités nationales.

 

La logique était désormais la préservation des terres de culture. Sur quelque 80 millions d’hectares de terres cultivables, environ 3,3 sont occupés par des tombes. En outre, il s’agissait aussi de réduire la consommation de bois pour la fabrication des cercueils : pour les années 1990, des statistiques font état d’environ trois millions de m3 de bois utilisés pour fabriquer les cercueils ; c’est l’équivalent de la production de bois de la province du Fujian.

 

Cette politique s’est heurtée à des résistances très fortes. Les enterrements illégaux n’ont pas cessé, même si une politique coercitive a été appliquée dans certains endroits, les autorités locales allant jusqu’à faire raser certaines tombes. Mais même les urnes funéraires ont tendance à être enterrées : dans un pays où la tradition de l’entretien des tombes ancestrales fait partie des pratiques dévotionnelles dues aux ancêtres, il est difficile de se passer de tombes.

 

A la fin des années 2000, faute de pouvoir faire appliquer la loi, s’est développée la pratique des amendes, les gens préférant payer leur écot et avoir leur tombe. Tout le monde y trouvait son compte, y compris les autorités locales qui renflouaient ainsi leurs caisses. On considère que les amendes collectées dans le cadre de la loi sur l’enfant unique et sur les enterrements constituent alors environ la moitié des rentrées fiscales des municipalités rurales.

 

Dans ce contexte, une nouvelle campagne de promotion de l’incinération a été lancée au début des années 2010. Des tombes ont été rasées (culminant avec une campagne massive dans le Henan en 2012), des cercueils confisqués ou détruits, provoquant à nouveau des suicides.

 

En 2014, une date butoir a été imposée dans certains districts, après laquelle tout le monde devait être incinéré. Dans le district d’Anqing, dans le sud-est de l’Anhui, six personnes âgées se sont suicidées pour mourir avant la fin de la période de grâce et échapper à l’incinération, ce qui rappelle beaucoup la nouvelle de Su Tong, et le film de Li Ruijun.

 

 

Recherche réalisée pour la présentation du film à l’Institut Confucius de l’université Paris Diderot, le 16 avril 2015, dans le cadre du cycle De l’écrit à l’écran.

 


 

A regarder et écouter en complément :

 

Cette « conversation » de Pema Tseden sur l’influence de la culture de son environnement local sur l’œuvre d’un écrivain ou d’un réalisateur ; parlant des problèmes d’adaptation cinématographique d’œuvres littéraires d’une région dans une autre, il cite le film de Li Ruijun, transplanté du Jiangnan (le Jiangsu de Su Tong) au Gansu (la région natale de Li Ruijun). Ce qui explique au passage le contexte lacustre du film, dans une région surtout connue pour être semi-désertique :

 

 


 


[2] Voir le texte intégral de la nouvelle (en chinois) et sa traduction :

www.chinese-shortstories.com/Nouvelles_de_a_z_Su_Tong_grue_blanche.htm

[3] Il existe une version longue du film dont la fin est beaucoup plus semblable encore à la nouvelle que celle de la version courte : on y voit le grand-père être progressivement recouvert de terre. Mais la version courte est plus satisfaisante dans sa logique propre : l’enfouissement du grand-père est assimilé aux jeux d’enfant précédents, il est donc naturel, et ne nécessite pas de s’appesantir sur son processus.

[4] Collaboratrice de Li Ruijun, elle a également participé à la production.

[5] Ironie de l’histoire, si Zhou Enlai et Deng Xiaoping ont été incinérés, Mao repose dans son immense tombe mausolée au beau milieu de la place Tian’anmen : Chairman Mao Memorial Hall (毛主席纪念堂) occupe 57 200 m2. Il est vrai que ce n’est pas considéré comme de la terre arable.

 

 

 

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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