« La Fille aux
cheveux blancs » : une légende devenue mythe révolutionnaire
par Brigitte Duzan, 22 février 2021
Coréalisé
en 1950 aux Studios du Nord-Est
par
Wang Bin (王滨) et
Shui Hua (水华)
dont c’était la première réalisation, « La Fille aux
cheveux blancs » (《白毛女》)
est un film en noir et blanc dont le scénario est
adapté d’un opéra composé par Yan Jinxuan (严金萱),
créé en 1945 à Yan’an par les membres de l’Institut
Lu Xun des lettres et des arts de Yan’an (延安鲁迅艺术文学院).
De l’opéra au film, du film au ballet, et d’une
version filmée à une autre, la légende n’en finit
pas de renaître sous des formes nouvelles, mais
l’opéra et le film initial qui en a été adapté
restent les plus populaires.
L’histoire
La jeune Xi'er (喜儿)
est la fille d’un pauvre paysan du Shaanxi, Yang
Bailao (杨白劳).
Comme elle a perdu
Wang Bin lors de la
préparation du film
(au fond au milieu)
sa mère très tôt, la voisine l’a élevée avec son fils Wang
Dachun (王大春).
En grandissant, les deux enfants ont développé un profond
attachement l’un pour l’autre, et les parents ont décidé de
les marier.
Mais le propriétaire et potentat local Huang Shiren
(黄世仁)
a des visées sur la jolie et vive Xi'er. Or Yang
Bailao a des dettes envers lui. Huang Shiren lui
donne donc jusqu’à la fin de l’année pour les
rembourser. Incapable de le faire, le malheureux
Yang Bailao est obligé de lui vendre Xi’er.
Yan Jinxuan lors de
son mariage à Yan'an, en 1946
Maintenue en servitude, maltraitée, celle-ci réussit
cependant à s'enfuir dans la montagne et se réfugie
dans une grotte. Ses cheveux deviennent blancs et
les villageois qui la voient errer dans la montagne
la prennent pour un fantôme.
Elle est sauvée par l’Armée rouge, dans laquelle
Wang Dachun (王大春)
s’est engagé, la croyant morte. Finalement les deux
jeunes se retrouvent. Le propriétaire est châtié
lors d’une séance publique, Dachun et Xi’er
reviennent dans leur village, fondent une famille et
les cheveux de Xi’er redeviennent noirs peu à peu.
L’opéra
Le livret, de He Jingzhi (贺敬之)
et Ding Yi (丁毅),
est inspiré d’histoires locales qui circulaient dans les
régions frontalières du Shanxi, Chahar et Hebei et
décrivaient la misère des paysans avant 1949, en particulier
celle des femmes. C’est le personnage légendaire de
« l’Immortelle aux cheveux blancs » (Baimao Xiangu
“白毛仙姑”),
propre à ces histoires, qui a inspiré celui de Xi’er, dans
l’opéra et dans le film qui en a été adapté
[1].
Les premières représentations de l’opéra sont liées à deux
interprètes tout aussi légendaires : Guo Lanying (郭兰英)
et Wang Kun (王崑).
Née en décembre
1929 dans une famille pauvre à Pingyao dans le Shanxi, Guo
Lanying a commencé à étudier le Shanxi bangzi dès
l’âge de six ans, puis est entrée dans la troupe de théâtre
de Taiyuan à l’âge de onze ans. Après 1949, elle est devenue
la principale interprète du Conservatoire central de musique
ainsi que de l’Opéra expérimental du Centre et de l’Opéra
national. Avec Wang Kun, elle a fait partie de la première
génération d’artistes lyriques chinois ayant suivi des
formations à l’étranger. Elle s’est retirée de la scène en
1982 mais a continué d’enseigner au Conservatoire de musique
de Pékin, puis, en 1986 a fondé l’École Guo Lanying dans le
Guangdong.
Wang Kun, elle,
était née en 1925, dans le Hebei. Elle est entrée dans une
troupe de l’Armée de Libération dans les années 1940 et
s’est fait connaître par son interprétation de l’opéra « La
Fille aux cheveux bancs ». En 1949, elle est allée étudier
en Union soviétique et à son retour est entrée au
Conservatoire central de musique pour continuer sa
formation. En 1943, elle avait épousé Zhou Weizhi (周巍峙),
musicien très influent qui fut professeur à l’Institut Lu
Xun à Yan’an de 1944 à 1949 (et devait devenir ministre de
la Culture en 1980).
L’opéra a ensuite
été adapté en un grand nombre d’opéras régionaux, y compris
en opéra de Pékin en 1958.
Le film
Genèse et tournage
La Fille aux cheveux
blancs, 1950
Wang Kun dans le rôle
de Xi’er et Zhang Shouwei
dans celui de Yang
Bailao
(scène du ruban rouge, représentation
de l’opéra à Yan’an,
1945)
Après la libération de ce qui était encore Beiping,
fin janvier 1949, et sa nomination en mars à la
direction du Bureau du cinéma qu’il avait été chargé
de créer,
Yuan Muzhi (袁牧之)
décide avec Chen Bo’er
(陈波儿)
d’adapter l’opéra au cinéma. Leur idée était que le
film serait un formidable outil pour promouvoir dans
l’ensemble de la Chine les nouvelles formes
artistiques créées à Yan’an. C’est au Studio du
Nord-Est qu’est confiée la mission de produire le
film
[2],
la réalisation et le scénario étant confiés à Shui
Hua et Wang Bin qui venait de réaliser le premier
film de fiction de la Chine nouvelle, produit par
Yuan Muzhi au Studio du Nord-Est.
Au printemps 1950, les deux réalisateurs ainsi que
le compositeur Qu Wei (瞿维)
se rendent dans le district de Pingshan (平山县),
dans le Hebei, pour faire un travail de terrain, sur
la légende et le mode de vie local. Ils espéraient
pouvoir confier l’écriture du scénario littéraire à
He Jingzhi, le librettiste de l’opéra. Mais
finalement c’est un autre écrivain qu’ils ont pris
comme scénariste : Yang Runshen (杨润身),
originaire du Hebei et engagé dans la 8ème
Armée de route à l’âge de 14 ans. Familier des
traditions et coutumes régionales, il
Tian Hua dans le rôle
de Xi’er
a contribué à ajouter des détails spécifiques qui donnent de
la vie au scénario.
Wang Bin est allé tourner en extérieur dans le district de
Pingshan en août 1950, en pleine moisson. Puis, en octobre,
les scènes d’intérieur ont été tournées en studio à
Changchun.
Film musical
Après de longues discussions, il a été décidé d’en
faire un film musical ; ce sont He Jingzhi et Zhang
Songru (张松如)
qui ont écrit les paroles des chants, tandis que la
musique a été composée par trois musiciens, Qu Wei (瞿维),
Zhang Lu (张鲁)
et Ma Ke (马可).
La musique comporte plusieurs chants très
populaires, dont un chant introductif et un chant
final chantés en chœur.
Principaux thèmes musicaux :
Souffle le vent du nord, volent les flocons de neige
《北风那个吹,
雪花那个飘》
Attacher le ruban rouge
《扎红头绳》
Découper le caractère du double bonheur
《剪喜字》
Le soleil s’est levé
《太阳出来了》
Extrêmement célèbre, le rôle de Xi’er est ici chanté
par Wang Kun (王崑).
Il a ensuite été interprété par un grand nombre
Le propriétaire
terrien Huang Shiren, interprété par Chen Qiang
d’actrices au fil des décennies, y compris par l’actuelle
Première Dame de Chine, Peng Liyuan (彭丽媛).
Peng Liyuan, Le vent du nord souffle
Scénario
Huang Bailao obligé de
signer la vente de sa fille
Le film commence le soir du Nouvel An, dans la
joie : Xi’er prépare son mariage avec Dachun. Son
père se réjouit de la fête qui va avoir lieu le
lendemain. Mais il doit d’abord se rendre chez le
propriétaire foncier pour solder ses comptes, et
l’intendant lui met le couteau sous la gorge : ses
dettes sont trop élevées, il doit régler ; dans
l’impossibilité de le faire, il est mis dans
l’obligation de vendre sa fille que convoite le
propriétaire. Le
vieil homme terrorisé signe le contrat et rentre chez lui
sans rien oser dire. Il se suicide dans la nuit.
Xi’er est emmenée chez le propriétaire qui finit par
la violer, puis, voyant qu’elle est enceinte,
cherche à se débarrasser d’elle pour éviter un
scandale. Avec l’aide d’une servante, Xi’er
s’enfuit, poursuivie par les hommes du propriétaire.
Mais ils abandonnent leur poursuite au bord de la
rivière en pensant qu’elle s’y est noyée. Pendant ce
temps, pensant lui aussi qu’elle est morte, Dachun
s’enrôle dans la Huitième armée de route.
Huang Shiren obligé de
fuir à l’approche de la 8ème armée
Le jugement final
Xi’er se réfugie dans une grotte dans la montagne et
vole des offrandes d’un temple voisin pour survivre.
Elle donne naissance à un bébé qui meurt peu après
[3]. Ses cheveux blanchissent, les
paysans qui l’aperçoivent errer dans la montagne
croient voir un fantôme et la rumeur s’en répand.
Finalement, des années plus tard, le détachement de
l’armée auquel appartient Dachun arrive dans le
village et entend parler de cette
histoire ; ne croyant pas aux fantômes, ils décident d’aller
voir qui vient voler les offrandes dans le temple. Dans la
grotte, Dachun reconnaît Xi’er…
Principaux interprètes
Tian Hua
田华 dans le rôle de Xi’er
喜儿
Li Baiwan
李百万
Dachun
大春
Zhang Shouwei
张守维
Yang Bailao, père de Xi’er 杨白劳
Hu Peng 胡朋
Wang Dashen (la vieille servante)
王大婶
Zhao Lu
赵路
Le vieux Zhao
老赵
Chen Qiang
陈强
le propriétaire foncier Huang Shiren
黄世仁
Li Renlin
李壬林
Mu Renzhi
穆仁志
Li Bo
李波
Madame Huang, la mère de Huang Shiren
黄母
Guan Lin
管林
Zhang Ershen 张二审
Zhou Enlai en 1955 avec les trois interprètes
de Xi’er (opéra,
ballet japonais et film) :
De g. à dr. Wang Kun, la danseuse
japonaise Songshan
Shuzi et Tian Hua
C’était le premier rôle de Tian Hua au cinéma ; née
en 1928, elle avait fait du théâtre dans l’armée
pendant la guerre. Elle a ensuite tourné neuf autres
films, mais son nom est resté associé à celui de
Xi’er. Lors de l’édition 2010 du festival du Coq
d’or et des Cent Fleurs, elle a été honorée d’un
prix du Coq d’or pour l’ensemble de sa carrière. En
2012, sa dernière apparition au cinéma, on l’a
retrouvée parmi les acteurs de la maison de retraite
de « Full Circle (《飞越老人院》)
de
Zhang Yang (张扬).
Le film « La Fille aux Cheveux blancs », 1950
Adaptations ultérieures
Le ballet
Le film a été interdit pour son intrigue semi-fantastique et
sa tonalité romantique au détriment de la lutte des classes.
Pendant la Révolution culturelle, le sujet a été repris pour
en faire l’un des deux ballets figurant parmi les
yangbanxi ou « opéras modèles » (样板戏),
avec « Le Détachement féminin rouge » (《红色娘子军》).
C’est également Yan Jinxuan qui en a composé la musique,
adaptée de celle de l’opéra.
Affiche pour le ballet
par la troupe du Conservatoire de Shanghai (1965)
C’est un ballet en huit actes dont la première, par la
troupe du Ballet de Shanghai, créée pour l’occasion, a eu
lieu en 1965, avec la danseuse Shi Zhongqin (石钟琴)
dans le rôle de Xi’er. Il a ensuite été très populaire dans
les années 1970. Les chansons
folkloriques du nord-est de la Chine et les styles de danses
populaires de la province du Shaanxi se retrouvant dans le
ballet, lors des représentations, il arrivait au public,
surtout d’âge moyen, de chanter spontanément avec les
acteurs sur scène
[4].
Autres versions au cinéma
Le film de 1950 a été l’une des œuvres utilisées dans le
cadre de la Réforme agraire pour attiser la haine des
propriétaires fonciers et inciter à leur dénonciation, afin
d’assurer l’adhésion des paysans à la Réforme, dont
dépendait son succès. Mais le film, comme l’opéra, suscitait
une émotion sincère, fondée sur les souvenirs des
souffrances passées, qui étaient bien réelles. Ce fut la
clef de son succès, et continue de l’être.
La Fille aux cheveux
blancs 3D, 2016
Une nouvelle version du film a été réalisée dans les années
1980 en soulignant l’aspect dramatique et en mettant
l’accent sur l’histoire d’amour entre les deux personnages,
tout en gommant l’idéologie de lutte des classes. À
l’époque, dans le cadre de la politique de réforme et
d’ouverture, il s’agissait pour le Parti de réaffirmer son
attachement aux grandes valeurs révolutionnaires, à
commencer par la lutte contre les racines de la société
féodale, incarnées par les propriétaires fonciers.
"La Fille aux cheveux
blancs", 70 ans
En novembre 2015, pour le 70ème
anniversaire de la naissance de l’opéra, une
nouvelle mise en scène a été créée à Canton, puis a
entrepris une tournée de dix mille kilomètres dans
toute la Chine. En mars 2016, ensuite, est sortie
une version filmée en 3D produite par le
ministère de la Culture, adaptée par le librettiste
initial, He Jingzhi, et réalisée par Hou Keming (侯克明)
avec l’Opéra national de Chine et l’Orchestre
symphonique national. C’est la Première Dame Peng
Liyuan qui en a été la directrice artistique, avec
Wang Kun et Guo Lanying comme consultantes.
En même temps a été publié un livre sur l’histoire
de l’opéra et de ses diverses adaptations :
« "La Fille aux cheveux blancs", 70 ans »
(《〈白毛女〉七十年》), sorti en mai 2015.
Traductions et sous-titrage
- La Fille aux cheveux blancs, opéra chinois en cinq actes
de Ho Ching Chih et Ting Yi, tr. du chinois par Jacques
Dubois, préface de Vercors,
Les Éditeurs Français Réunis, 1955, 223 p.
[2]
Peu après son retour d’Union soviétique, au
printemps 1947,
Yuan Muzhi (袁牧之)
avait été nommé directeur du Studio du Nord-Est
alors transféré à Harbin, avec
Zhang Xinshi (张辛实)
et le photographe Wu Yinxian (吴印咸)
comme directeurs adjoints.
En avril 1949, peu après la libération de Changchun,
le Studio du Nord-est revient dans la ville. En
1955, il est rebaptisé Studio de Changchun.
"Quand
j’étais petite [dans les années 1970], la veille du Nouvel An, on entendait
souvent les chansons du film « La Fille aux cheveux
blancs », surtout « Souffle le vent du nord, Volent
les flocons de neige… » et la chanson que chante
Yang Bailao en attachant le ruban rouge dans les
cheveux de sa fille, « j’ai acheté cinquante
centimètres de ruban rouge, je vais l’attacher dans
les cheveux de ma Xi’er… » Quand on entendait ces
chants, on savait que c’était la veille du Nouvel
An."