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« Le roi des masques » de Wu Tianming : un conte sublime aux multiples facettes

par Brigitte Duzan, 08 janvier 2009, actualisé 07 janvier 2015

 

« Le roi des masques » est l’un des plus beaux films de l’histoire du cinéma chinois, c’est aussi l’un des plus profonds : empreint d’une grande chaleur humaine, c’est un conte moral aux significations multiples. Son succès a été tel depuis qu’il est sorti, en 1996, qu’on l’appelle « le film aux trente récompenses ».

 

L’art du « bianlian »

 

Le film s’appelle en chinois biànliǎn (《变脸》). Cela signifie « changer de visage » et c’est un art en soi.

 

C’est un aspect de l’opéra du Sichuan, ou chuānjù (川剧), qui consiste à changer très rapidement de masques, des masques très fins qui collent à la peau, dans un mouvement qui apparaît comme quasiment magique aux yeux des spectateurs. C’est un art qui remonterait au règne de l’empereur Qianlong, au dix-huitième siècle. Il aurait son origine dans une pièce qui racontait l’histoire d’un bandit au

 

Le roi des masques (affiche française)

grand cœur qui volait les riches pour aider les pauvres ; capturé par la police de l’empereur, il « changeait de visage » pour leur échapper.

 

Un masque de bianlian, le masque du singe

 

Au début, comme la couleur du visage a, dans l’opéra chinois, un aspect symbolique caractérisant le caractère et l’humeur du personnage interprété, les acteurs en changeaient pendant les représentations en soufflant dans des bols de poudre colorée ; leur visage ayant été huilé, la poudre adhérait facilement. Une autre méthode consistait à se passer sur le visage une pâte colorée cachée dans la paume de la main.

 

Mais la méthode fut perfectionnée : dans les années 1920, les acteurs commencèrent à utiliser des masques de papier huilé qu’ils se

mettaient en couches sur le visage et enlevaient très vite, l’un après l’autre, selon le déroulement de l’action. Aujourd’hui, les masques sont en soie peinte.

 

L’histoire du Roi des masques

 

Le personnage principal du film de Wu Tianming est un artiste passé maître dans cet art, d’où son surnom de biànliǎnwáng  " 变脸王 ", le roi du « changement de visage », ou « roi des masques ».

 

L’action se passe dans les années 1930. Ce roi des masques est un vieil homme qui mène une existence modeste d’artiste ambulant, allant de village en village avec son singe pour se produire sur les places de marché où il a un succès assuré auprès du petit peuple des campagnes.

 

Un jour, lors d’une fête locale, il rencontre sur son chemin une idole de l’opéra local, un chanteur des rôles féminins de « dan » nommé Liang Sulan  (梁素兰), que les gens ont quasiment déifié en l’appelant « Guanyin vivante » (活观音), du nom du bodhisattva de la compassion dont les Chinois ont fait une déesse populaire. Du haut du palanquin sur lequel les villageois le promènent en triomphe dans les rues, Liang aperçoit le vieil homme et, admiratif, lui propose d’entrer dans sa troupe pour assurer la transmission d’un art qui risque mourir avec lui.

 

Le vieux Wang préfère garder sa liberté, mais l’idée de sa succession a germé dans son esprit. Le problème est qu’il n’avait qu’un fils, celui-ci est mort, et son art ne peut, tradition oblige, se transmettre qu’à un héritier mâle. Il va donc dans une sorte de marché aux enfants, cour des miracles où les déshérités du coin essaient de vendre la progéniture qu’ils ne peuvent nourrir ; mais on ne lui propose que des filles. Au moment où il part, cependant, il entend derrière lui une voix d’enfant lui crier d’une voix plaintive : Yéye, Yéye ( 爷爷, 爷爷) (grand-père). Emu, il

 

L’enfant à vendre

accepte de payer le prix pourtant élevé qu’on lui demande, et repart avec le petit garçon auquel il s’attache peu à peu. 

 

Ou ce qu’il croit être le petit garçon. Car c’est une petite fille, il ne tarde pas à s’en rendre compte. Furieux d’avoir été trompé, renonçant à s’en débarrasser car la gamine s’accroche désespérément à lui, il lui interdit désormais de l’appeler grand-père, seulement lǎobǎn 老板, c’est-à-dire patron. Dévouée corps et âme à la seule personne qui lui ait jamais témoigné quelque tendresse, elle mérite bien son nom  de bébé chien (狗娃 gǒuwá). Il lui apprend peu à peu des tours d’acrobatie, mais, lui reprochant constamment d’être une fille, se refuse à lui enseigner son art.

 

Ayant malencontreusement mis le feu au bateau sur lequel ils vivent, elle est finalement renvoyée. Errant à la recherche de nourriture, elle est repérée par un trafiquant d’enfant qui l’emmène avec lui. Dans le repaire où il l’enferme, elle trouve un petit garçon en pleurs qui a été enlevé à une riche famille ; s’évadant avec lui, elle l’emmène sur le bateau où le vieux Wang le trouve à son retour du village : le gamin ne sait que lui dire qu’il s’appelle Tiāncì (天赐), c’est-à-dire cadeau du ciel. C’est en fait le cadeau de Gouwa, mais c’est un cadeau empoisonné. Appréhendé, le vieil homme est accusé de rapt d’enfant et emprisonné. Il risque dès lors la mort.

 

Le maître et son apprentie

 

Désespérée, Gouwa va s’adresser à la seule personne qui lui semble capable, par ses relations, d’intervenir en faveur de son maître : l’acteur, Liang. Mais celui-ci, après une vaine tentative, lui déclare qu’il ne peut rien faire. Alors Gouwa se souvient d’une pièce d’opéra que son maître l’a emmenée voir, un jour : l’histoire d’une jeune fille très « vertueuse », qui, pour sauver son père injustement arrêté, se précipite du haut d’une falaise et renaît sous forme de Guanyin… S’étant, elle, précipitée du haut du toit du théâtre, à la fin d’une représentation où chantait Liang devant un parterre de généraux et d’officiels, elle est sauvée in extremis par l’acteur qui la reçoit dans ses bras : scène superbe où l’acteur, encore maquillé et revêtu de sa robe d’opéra, se retourne vers le général qui a précédemment refusé d’intercéder pour le vieux maître, apparaissant alors véritablement comme une « Guanyin vivante ».

 

Le maître des masques est sauvé, et son art aussi, puisqu’il consent dès lors à le transmettre à la petite fille.

 

Le conte et ses multiples « visages »

 

On voit généralement dans ce film une dénonciation du sort réservé aux femmes, et aux petites filles en particulier, dans la société traditionnelle chinoise. Disons que c’est la partie émergée de l’iceberg, sur laquelle il n’est pas besoin de s’étendre. Le film a, en fait, un sens beaucoup plus profond. Tout l’art du réalisateur est d’en faire une sorte de message sub-liminaire.

 

         Le problème de la transmission artistique

 

Wu Tianming (吴天明) a réalisé son film à son retour de plusieurs années d’exil aux Etats-Unis (où il se trouvait au moment des événements de Tian’anmen, en 1989), après sept ans de silence forcé après « Le vieux puits ».

 

Né en 1939 et passionné par le cinéma, Wu Tianming commença une carrière d’acteur, dans les années 1960, avant d’entrer en 1974 dans ce qui allait s’appeler l’Institut du cinéma de Pékin. De 1983 à 1989, il fut directeur des studios de Xi’an, où il tourna trois de ses propres films, dont « Le vieux puits » en 1987, mais aussi où il produisit les premiers films des grands réalisateurs de la « cinquième génération », Zhang Yimou, Chen Kaige, Tian Zhuangzhuang, dont il fait figure de mentor et mécène et

 

Maître et disciple

dont il a partagé les démêlés avec les autorités.

 

« Le roi des masques », dans ce contexte, apparaît comme une allégorie de l’artiste exilé et impuissant qui se préoccupe de la transmission d’un art menacé par le climat politique et la censure. Le vieux roi des masques emprisonné pour une faute qu’il n’a pas commise fait ainsi figure de l’artiste condamné à disparaître, avec son art, pour des raisons politiques qui le dépassent.

 

Au-delà, on peut le lire aussi comme un hommage déguisé à tous les réalisateurs qui ont influencé Wu Tianming, ceux qui l’ont formé à ses débuts, et dont les œuvres sont peu ou prou oubliées aujourd’hui. Le premier est le réalisateur soviétique Alexandre Dovjenko, considéré comme le troisième grand de la "troïka" du cinéma soviétique, avec Eisenstein et Poudovkine. Alors que ses parents le destinaient à une carrière d’ingénieur, c’est après avoir vu le film emblématique de Dovjenko « Le poème et la mer » (1) que Wu Tianming sentit naître en lui une passion pour le cinéma, jusqu’à vendre des souliers neufs pour se payer les billets d’entrée.

 

Ensuite, en 1974, il commença sa carrière en collaborant avec le réalisateur Cui Wei (崔嵬), figure tragique du cinéma chinois : né en 1912 dans une famille de paysans pauvres du Shandong, ouvrier à 12 ans dans une usine de tabac de Qingdao, membre de l’académie Lu Xun en 1938, persécuté pendant la Révolution culturelle, mort en 1979. Devenu fonctionnaire du Parti en 1949, il quitta ce poste en 1956 pour rejoindre les studios de Pékin. Le film qu’il tourna en 1974 en collaboration avec Wu Tianming, « La pluie rouge » (《红雨》), est

 

Une représentation d’opéra

l’une de ses dernières œuvres.

 

Wu Tianming collabora ensuite avec Teng Wenji (滕文骥), né en 1944, entré au studio de Xi’an en 1973. Wu Tianming tourna deux films avec lui en 1979 et 1981, dont le premier, « The thrill of life » (《生活的颤音》), est sans doute le plus intéressant. C’est l’histoire d’un violoniste qui évoque avec une profonde tristesse le souvenir de Zhou Enlai. Il faut rappeler que c’était l’époque, après la chute de la Bande des Quatre, où la mémoire du premier ministre était glorifiée ; mais, ce qui est intéressant, c’est que Teng Wenji a abordé son sujet sous l’angle musical. Par la suite, il tournera « La rhapsodie du printemps », sorti en 1998, qui retrace la carrière d’un compositeur chinois célèbre pour avoir contribué à la préservation de l’héritage musical chinois pendant la Révolution culturelle. Tout récemment, en 2005, “Sunrise sunset” était la chronique d’une troupe de musique traditionnelle du Shanxi, un film sur la passion du métier de ces musiciens, attachés à leurs valeurs et menacés par la vie moderne …

 

Gouwa et l’enfant volé

 

« Le roi des masques » est donc comme un hommage de Wu Tianming à tous ses prédécesseurs, et d’abord à ceux qu’il a connus et auprès desquels il s’est formé. On retrouve dans leurs œuvres l’un des thèmes principaux du film : la précarité de la vie d’artiste, et de musicien en particulier, et la difficulté de transmettre un art qui représente une part de l’âme de la nation et risque, en disparaissant, de constituer une perte irrémédiable. Au-delà de ces exemples précis, c’est une réflexion sur la valeur de la transmission de l’art et de la pensée de

maître à disciple, qui est l’une des grandes constantes de la culture chinoise. (2)

 

         L’opéra comme symbole

 

Néanmoins, « Le roi des masques » serait resté un film de plus sur ce thème, avec une note ‘dickensienne’ dans la satire sociale, s’il n’était porté par le choix de l’opéra comme symbole artistique par excellence : l’art total et suprême. C’est sans doute aussi la raison pour laquelle Wu Tianming a choisi l’opéra du Sichuan pour représenter ce symbole : parce qu’il est né, au dix-huitième siècle, sous les règnes des empereurs Yongzheng et Qianlong, de la synthèse de cinq styles préexistants d’opéra. On peut donc le considérer comme une somme en soi.

 

L’opéra figure ici comme personnage à part entière. « Le roi des masques » n’est pas un film d’opéra, c’est un film sur l’opéra, sur le pouvoir quasiment incantatoire et magique de l’opéra, qui agit sur l’esprit des spectateurs jusqu’à leur faire perdre le sens de la réalité.

 

C’est parce que Gouwa a assisté fascinée à la représentation de l’opéra que  l’acteur lui apparaît réellement comme l’incarnation de Guanyin ; lorsqu’elle va le voir pour tenter de sauver le vieux maître, elle l’appelle

 

La Guanyin vivante sauvant l’enfant

d’ailleurs, comme tout le monde, Guanyin vivante (活观音), et ce n’est pas chez elle une expression imagée, c’est la vérité. Par la suite, lorsqu’elle se jette du haut du toit du théâtre, il n’y a pas dans sa tête l’ombre d’un doute : elle va renaître elle aussi comme vraie Guanyin, et elle sauvera son maître.

 

Le plus étonnant, c’est que le film agit avec la même force que l’opéra lui-même, avec le même pouvoir magique, et c’est sans doute ce que voulait Wu Tianming. Le cinéma devient le vecteur de l’art, un art ésotérique dont la transmission, par conséquent et par essence, ne peut donc se faire qu’entre disciples, entre initiés. On peut considérer que ce n’est pas tellement (ou pas seulement) parce qu’elle est une fille que Gouwa, au départ, n’est pas jugée digne de recevoir l’enseignement du maître ; il lui faut d’abord faire ses preuves, parcourir le chemin initiatique parsemé d’épreuves réservé aux disciples dans toute religion.

 

         Le choix génial de Zhao Zhigang dans le rôle du chanteur d’opéra

 

Zhu Xu

 

Tous les acteurs du film sont remarquables, à commencer par Zhu Xu (朱旭) dans le rôle principal (c’est, entre autres, lui qui interprète le rôle du père dans le film de 1999 de Zhang Yang (张扬) « Shower » 《洗澡》), et la petite Zhou Renying (周仁莹) dans le rôle de Gouwa. Leur interprétation renvoie à la tradition de jeu légèrement théâtral du cinéma chinois dans sa période héroïque, tout en restant d’une grande subtilité, ce qui convient tout à fait au sujet.

 

Mais celui qui symbolise, justement, à lui seul, la force émotionnelle et l’emprise de l’opéra sur les esprits, c’est Zhao Zhigang (赵志刚), lui-même dans la vie célèbre star de l’opéra.

 

Né en 1962 à Jiading, près de Shanghai, il est entré en 1974 à l’Institut de formation de l’opéra Yue, à Shanghai. Cette forme d’opéra, le yuèjù (越剧), est basé sur une forme particulière d’art de conteurs locaux, accompagné de musique, propre à la région de Shaoxing (绍兴), au sud de la baie de Hangzhou, dans la province du Zhejiang. On fait remonter sa création au « troisième jour du troisième mois lunaire » de 1906, soit le 27 mars : ce jour-là, un groupe de conteurs se réunit dans un village près de Shengzhou (嵊州), et, au lieu de laisser un conteur raconter seul son histoire, ils se répartirent les rôles. Le yuèjù devint célèbre à partir de 1917, quand il commença à être représenté à Shanghai. Sa particularité est d’être traditionnellement chanté en dialecte de Shengzhou, aux inflexions très douces, accompagné d’une musique mélodieuse adaptée aux scénarios basés essentiellement sur des histoires d’amour dramatiques.

 

Zhao Zhigang

 

C’est une musique qui convient particulièrement à une interprétation féminine, et c’est là l’autre particularité du yuèjù : il est chanté uniquement par des femmes - les troupes devinrent mixtes au début des années 1920, et entièrement féminines vingt ans plus tard. Les troupes sont redevenues mixtes aujourd’hui et Zhao Zhigang est l’un des chanteurs qui a contribué à faire évoluer cet opéra : après avoir commencé dans les rôles d’hommes mûrs  (老生), il s’est ensuite spécialisé dans ceux de jeunes hommes interprétés par des hommes (男小生). Il est aujourd’hui devenu une célébrité, surnommé « le prince du yueju » (“越剧王子”) (3).

 

Les très belles photos du fleuve dans la brume,

comme un tableau chinois

 

C’est un acteur qui dégage une aura particulière, mais le genre de rôle qu’il interprète habituellement a peu de points communs avec celui qu’il joue dans le film de Wu Tianming. Pour cela, il est allé, début 1995, à Chengdu se former aux rôles féminins de l’opéra du Sichuan interprétés par les hommes (男旦), apprenant pendant plusieurs mois les bases techniques de ces rôles. Le résultat est extraordinaire : une fois habillé et maquillé, il incarne tellement bien son personnage, l’illusion est telle

que la petite Zhou Renying, dit-on, l’appelait pendant le tournage tantôt papa, tantôt maman…

 

Il est l’interprète idéal. On a ainsi un parfait jeu de miroir entre le réel et l’illusoire qui va au-delà de la forme cinématographique, et rejoint, dans la vie même, la pensée taoïste la plus profonde, le fameux rêve de Zhuangzi. Les images du chef opérateur Mu Deyuan (穆德远) apporte ce qui convient de brumes sur le fleuve ou de couleurs à l’opéra pour souligner le discours subtil du film.  

 

 

Notes

(1) « Le poème et la mer » ((Поэма О Море) fut terminé en 1958 par la femme et collaboratrice du réalisateur, après la mort de celui-ci, d’un infarctus, en 1956.  Dovjenko avait dit avant de mourir : « J'ai eu beaucoup de joie à préparer mon travail en fonction de l'écran panoramique... Cette grande largeur convient aux éléments de mon film: steppes immenses et monotones, eaux rassemblées de la mer, .. toute l'idée des grands espaces... » Les thèmes favoris développés par Dovjenko étaient la joie terrestre, le triomphe du nouveau sur l'ancien, l'alliance de l'homme et des forces élémentaires qui gouvernent le monde, autant de thèmes qui ne pouvaient qu’impressionner le jeune Chinois qu’était Wu Tianming à l’époque.

(2) La réalité a d’ailleurs encore une fois dépassé la fiction : ces dernières années, une jeune Chinoise de Malaisie est devenue une spécialiste populaire de bianlian après avoir reçu l’enseignement de son père. Par ailleurs, en octobre 2007, lors d’un festival d’opéra du Sichuan à Honolulu, il a été annoncé qu’il était désormais permis aux femmes d’apprendre ces techniques et de les interpréter publiquement.

(3) On peut avoir une idée de son art dans les deux vidéos ci-dessous le montrant dans deux de ses rôles fétiches :

 

 

赵志刚越剧《沙漠王子》

 

 

赵志刚越剧《宝玉哭灵》

 


 

Note complémentaire sur le travail scénaristique

 

Quand Wu Tianming rentre des Etats-Unis en 1994, la compagnie des Shaw Brothers lui propose de réaliser un film à partir d’un scénario écrit par l’un des scénaristes maison : Chen Wengui (陈文贵).

 

Né à Xiamen en 1948, Chen Wengui est parti à Hong Kong après la Révolution culturelle, en 1978, et il est entré à la Shaw Brothers comme scénariste. Il est revenu en Chine continentale en 1982, le temps d’une coproduction avec Hong Kong. Puis il s’est consacré à des scénarios pour la télévision, dont l’un, en 1993, pour une série télévisée qui a eu un gros succès à Taiwan comme à Hong Kong. Mais ses scénarios ne dépassaient pas le niveau du feuilleton télévisé. 

 

Le scénario proposé à Wu Tianming par la Shaw Brothers, « Le vieil homme et son petit-fils » (《格老子和他的孙子》), était une sorte de mélodrame social sans grand intérêt et sans âme. Tout le monde déconseilla à Wu Tianming de l’adapter en l’état. Il alla donc chercher un autre scénariste pour le réviser : Wei Minglun (魏明伦).

 

Né en 1941 à Neijiang (内江) dans le Sichuan, Wei Minglun est un célèbre acteur, metteur en scène et dramaturge d’opéra. Monté sur les planches à neuf ans, sans avoir terminé ses études primaires, dans la troupe d’opéra du Sichuan de Zigong (自贡市川剧团), il a commencé à publier des textes à l’âge de quatorze ans ; il a cessé de jouer en 1962 pour se consacrer à l’écriture d’opéras, dont une dizaine d’opéras contemporains qu’il a commencé à mettre en scène dans les années 1980.

 

Wei Minglun

 

L’un de ses opéras les plus célèbres, représenté pour la première fois en 1985 à Zigong, est Pan Jianlian (潘金莲), véritable opéra expérimental du Sichuan qui est une relecture de l’histoire traditionnelle – une femme qui tue son mari pour vivre avec son amant – en faisant de la jeune femme une victime de l’ordre social ancien.

 

Wei Minglun venait d’adapter la Turandot de Puccini en opéra de Pékin quand il fut contacté par Wu Tianming et commença à travailler avec lui sur la révision du scénario de Chen Wengui. Il adaptera ensuite le scénario du film en opéra du Sichuan en 1997, et cette version, en dialecte du Sichuan, sera reprise dans les manuels scolaires.

 

Ils ont repris la trame de l’histoire en supprimant les intrigues secondaires (1) pour centrer l’histoire sur les trois personnages principaux : le vieux Wang, artiste de bianlian, en quête d’un héritier, beaucoup plus humain que dans le scénario initial, la jeune Gouwa, en quête de famille et d’affection, et l’acteur/bodhisattva dont la sublime interprétation enflamme l’imagination de la petite fille et précipite le dénouement.

 

De manière générale, la progression dramatique est plus subtile dans le scénario initial, notamment à deux points de vue :

- d’une part l'incendie du bateau, dans le scénario initial, arrivait tout de suite après la découverte du fait que Gouwa est une fille. Dans le film, l’accident arrive beaucoup plus tard, et marque la deuxième crise de la relation entre les deux personnages, ce qui permet à l'action de rebondir dans la troisième partie.

- à l’inverse, la séquence de la représentation de l’opéra est placée au début du film, alors qu’elle a lieu, dans le scénario, très peu de temps avant la scène où Gouwa la rejoue, en vrai. Cela donne beaucoup plus d’impact à cette scène, en laissant le temps à la scène d’opéra de travailler dans l’imagination de l’enfant pour qu’elle puisse se la réapproprier, sans donner l’impression qu’elle agit par pur mimétisme superficiel.

 

L’opéra, et la ferveur populaire qu’il suscite, sont véritablement au centre du film, et c’est l’apport de Wei Minglun. Le personnage quasiment déifié de l’acteur est bien plus développé dans le film que dans le scénario initial où il n’apparaît que bien plus tard.

 

Cependant, ce que Wu Tianming et Wei Minglun ont cherché à rendre et transmettre, c’est la valeur des relations humaines, et en particulier la chaleur des liens familiaux, alors que leur époque voyait se dissoudre ces liens, en faveur d’une recherche effrénée du profit dont on voit les suites aujourd’hui et que Wu Tianming regrettait particulièrement. Ce qu’ils ont donné au scénario de Chen Wengui, c’est le supplément d’âme qui lui manquait.

 

Et cette âme est traduite par le yeye de l’enfant qui forme comme un leitmotiv tout au long du film pour souligner la force du sentiment qu’il connote. Cri spontané et comme viscéral qui semble être une trouvaille au tournage car il ne figure pas dans le scénario littéraire.

 

Principales similitudes et divergences :

 

 

Scénario initial

Scénario final

 

Description de Wang sur le bateau, de son métier,

beaucoup de descriptions du lieu, de la fête foraine.

Wang a un chien blanc.

Wang arrive en bateau dans la ville, il fait son spectacle, la ville est calme, elle s'anime avec l'arrivée du "bodhisattva", star de l’opéra local.

 

Punition de la femme enceinte.

Intrigue secondaire supprimée.

 

Le père de la femme exécutée en train de prier le bouddha.

Id.

 

Wang prie dans le  temple pour avoir un fils.

Supprimé jusqu’au marché des enfants

 

Flashback,

Wang fait jurer à son fils les règles de la transmission de son art.

Père et fils face aux soldats.

Le fils est battu à mort par les soldats.

 

 

Retour du flashback,

Dans le temple. Il lui est dévoilé qu'il aura un fils

 

 

Marché de trafic d'enfants.

 

 

Rencontre avec la petite fille, échangée contre le chien, elle est donc nommée Gouwa = bébé chien.

Elle n'appelle pas tout de suite Wang Yeye.

Rencontre avec Gouwa,

Elle prend l'initiative de l'appeler Grand-père/Yeye, Ce Yeye retentit tout au long du film, signe de sa quête de famille et d’affection.

 

Premier échange sur le bateau, Wang demande à Gouwa d’où elle vient.

 

 

Spectacle avec Gouwa

Wang raconte l'histoire de la femme incestueuse.

 

Intrigue supprimée.

 

Chez le couturier.

 

 

Retour. Gouwa demande à apprendre l'art du bianlian.

Wang insiste sur le fait qu'il n'aime pas les femmes.

(la femme incestueuse + sa propre femme, qui l’a trompé)

 

Wang veut juste se conformer aux règles de transmission du bianlian

 

Nuit sur le bateau. Gouwa sort faire pipi ; elle est piquée par des abeilles. Elle tombe malade.

 

 

Wang l'emmène chez la femme qui allaite, puis chez le médecin, et chez le prêteur sur gage.

Il rapporte les médicaments sur le bateau.

 

 

Chez la famille Yang. Anniversaire du petit garçon.

Erreur de l’enfant : pas waigong, mais yeye (souligne l’importance du rapport direct au grand-père paternel).

 

 

Wang et Gouwa pris en photo. Wang paye.

 

 

Wang coupe la canne à sucre.

 

 

Sur le bateau : révélation du sexe de Gouwa

Gouwa désespérée saute à l'eau, Wang la sauve.

Pour rester Gouwa explique ce qu’elle sait faire :

我能洗衣,我能做饭,我能挠痒痒。

laver, faire la cuisine, gratter le dos du vieux Wang.

Caractère beaucoup plus affirmé.

 

Conditions de Wang pour garder Gouwa.

 

 

Le petit-fils de la famille Yang.

 

 

Exercices de Gouwa.

 

 

Le petit-fils Yang doit aller chez son grand-père maternel malade, annonce du voyage.

 

 

Wang humilie Gouwa et lui interdit de le suivre ;

Restée sur le bateau, elle sort les masques en cachette. Provoque l’incendie du bateau.

Elle est chassée.

 

 

Le petit-fils Yang sur le bateau.

 

 

Le vieux Wang vend Gouwa.

Le gouverneur Yang l’achète.

Gouwa imite le chien pour amuser son petit-fils.

Gouwa est volée par les trafiquants d’enfants qui ont déjà volé le petit-fils des Yang.

 

Le bateau des Yang.

L'homme vient venger sa femme morte

La belle-fille de Yang morte noyée.

Intrigue secondaire supprimée.

 

Yang accuse sa belle-fille.

 

 

Gouwa se sauve avec le petit-fils dans la forêt :

« On va voir yeye »

Elle réussit à s’échapper avec le petit garçon de la maison des trafiquants d’enfants.

 

Arrivée de l’acteur incarnant Guanyin.

Le vieux Wang achète un bouddha en terre cuite.

Rôle de l’acteur / Guanyin accentué dans le film.

 

Gouwa et le petit garçon attendent le vieux Wang.

Mais le bateau part sans eux.....

 

 

Rencontre du vieux Wang avec l’acteur/ bodhisattva.

 

 

A l’embarcadère, Gouwa et le petit garçon attendent toujours.

 

 

À la maison de thé, l’acteur et le vieux Wang. Longue description de la scène. L’acteur rappelle la nécessité d’avoir un successeur.

 C’est l’acteur qui incite le vieux Wang à se trouver un successeur pour transmettre son art, au tout début du film. 

 

Rencontre avec le petit garçon.

Rêve du vieux, il donne un prénom à l’enfant.

Joie du vieux Wang avec lui, longs moments de jeux.

 

 

Aller-retours entre Gouwa et le vieux Wang.

Il veut la donner à l’acteur. 

 

 

Yang demande à la police de rechercher l'enfant et paie pour la recherche.

 

 

L'enfant est capturé par la police.

 

 

Interrogatoire au commissariat.

 

 

Chez les Yang, rites des ancêtres.

 

 

Ils mangent le cerveau du singe.

Scène supprimée.

 

Gouwa rend visite au vieux Wang dans la prison.

 

 

Puis va demander l’aide du gouverneur Yang. En vain.

 

 

Gouwa se rappelle l’acteur.

 

 

Nouvelle visite au vieux Wang.

Scène supprimée.

 

Gouwa rencontre l’acteur.

 

 

En scène. Gouwa inspirée par une pièce de l'opéra qu’il interprète.

Cette scène est au début du film, souligne l’impact durable produit par l’opéra dans l’esprit de l’enfant.

 

Gouwa coupe la corde qui la retient, comme dans l’opéra.

 

 

Le vieux Wang rend visite à l’acteur.

 

 

Sur le bateau. Gouwa apprend à « changer de visage »

Mort du vieux Wang.

Wang ne meurt pas.

Il a transmis son art, et en ce sens a conjuré la mort.

Arrêt sur image final : le vieux Wang et Gouwa en tenue de scène. Voix off.

 

(1) Intrigues secondaires supprimées :

- l'exécution de la femme adultère par le chef du bourg. Ce fait est relaté simplement - par Wang - comme une anecdote.

- La vengeance de l'amant de la femme exécutée ;

- Le massacre sur le bateau où la belle-fille de Yang est morte ;

- L'aventure de Gouwa et du petit-fils de Yang dans la forêt ;

- La mort du vieil homme. Le film se termine au contraire par un  subtil arrêt sur image qui suggère que le vieil artiste survit par-delà la mort, puisqu’il a réussi à transmettre son art.

 

(D’après l’analyse de Ji Qiaowei réalisée pour la présentation du film le 11 décembre 2014 à l’Institut Confucius de l’université Paris Diderot, dans le cadre du cycle De l’écrit à l’écran)

 

 

 

 

                                                                    

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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