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Trois nouveaux
DVD au catalogue de Spectrum Films en septembre : des films
taïwanais rares
par Brigitte Duzan, 07 octobre 2014
Fin septembre, le catalogue de la collection collector de
Spectrum Films s’est enrichi d’un coup de trois
titres, et non des moindres : il s’agit de films marquants
du cinéma taïwanais qu’on a peu l’occasion de voir.
1. « In Our Time » (《光阴的故事》),
film omnibus de quatre courts métrages réalisé en
1982, et produit par le Central Motion Picture
Corporation (CMPC) dans le but de lutter contre la
désaffection du cinéma taïwanais par le public. Il a
fait pour cela appel à quatre jeunes réalisateurs
encore inconnus auxquels il a donné comme objectif
commun de dépeindre l’évolution sociale à Taiwan des
années 1950 à 1980 à travers quatre âges de la vie
d’un individu.
Le film peut être considéré comme un précurseur du
mouvement du Nouveau Cinéma taïwanais (台湾电影新浪潮)
qui allait débuter l’année suivante avec « Growing
Up » (《小毕的故事》)
de Chen Kun-hou (陈坤厚).
Growing up ou les difficultés de grandir et
de passer à l’âge adulte, dans un
monde marqué par la pauvreté… et la musique rock :
telle est, justement, l’une des thématiques
fondamentales du Nouveau Cinéma, et de « In Our
Time » en particulier.
Le film marque les débuts des quatre |
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In Our Time |
réalisateurs derrière la caméra, chacun traitant d’une
période et d’un âge déterminés, dans un style personnel:
1) Dans« La tête de Petit Dragon » (“小龙头”),
Tao Te-chen (陶德辰) décrit
le quotidien triste d’un petit garçon solitaire qui ne
trouve quelque joie que dans la compagnie de ses jouets
dinosaures et d’une petite fille qui devient sa seule amie.
La musique, ici, est primordiale, « Sleep Walk » et guitares
électriques créant l’atmosphère brumeuse et rêveuse dans
laquelle évolue l’enfant.
2) Dans « Désirs » (《指望》),
Edward Yang
(杨德昌) dépeint
l’éveil des sens chez une adolescente tandis que sa sœur
aînée est en pleine rébellion contre des parents peu
présents et qu’arrive un bel étudiant dans la maison d’hôte
familiale.
3) Dans « La grenouille sauteuse » (“跳蛙”),
Ko I-chen (柯一正) traite
d’un étudiant plus âgé, arrivé à une étape cruciale de son
existence : il doit changer de matières principales,
chercher du travail, apaiser ses parents inquiets et gérer
ses relations avec les filles ; seul moyen pour lui
derelâcher la tension : participer, à l’université, à une
compétition de natation contre des étudiants étrangers.
4) Dans « Dites-moi votre nom » (“报上名来”),
Chang Yi (张毅) passe
à un registre de comédie pour montrer le quotidien d’un
jeune couple dans leur nouvel appartement, leurs problèmes
étant abordés sur le mode ironique : la femme ne parvient
pas à entrer dans l’immeuble où elle doit commencer à
travailler, et le mari se fait fermer dehors, en caleçon. Le
film est interprété par Lee Li-chun (李立群)
et Sylvia Chang (张艾嘉).
De ces quatre courts métrages se détache celui d’Edward
Yang. Il préfigure ce que seront ses films suivants. On
ne peut que se réjouir que Spectrum Films ait choisi « The
Terrorizers » pour être le troisième des DVD sortis en
septembre : il complète ce qui peut être considéré comme une
introduction à l’œuvre d’un réalisateur dont on ne connaît
guère, en général, que le dernier film, « Yi Yi » (《一一》),
et, au-delà, comme une introduction au Nouveau Cinéma
taïwanais.
2. « The Terrorizers » (《恐怖分子》),
troisième long métrage d’Edward
Yang (楊德昌)
sorti en 1986, Léopard d’argent au festival
de Locarno.
C’est un thriller urbain, cubiste dit la pochette du
DVD, postmoderne selon le critique
Fredric Jameson, un puzzle selon le réalisateur
lui-même. Au fil d’une narration éclatée et
elliptique, entre une réalité et un imaginaire
difficiles à démêler, le film dépeint les relations
multiples entre trois groupes de personnages à
Taipei dontune jeune fille et le gang de petits
malfrats avec lesquels elle passe son temps, un
médecin de Chine continentale en quête de promotion
et sa femme, romancière en panne d’inspiration, et,
lien entre les fils narratifs , un jeune photographe
qui observe la vie autour de lui, et tente d’y
apporter du sens comme celui du « Blow-Up »
d’Antonioni.
A l’écart, mais lié aux autres personnages, un
policier semble observer l’effondrement inéluctable
de la loi et de l’ordre social qu’il est
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The Terrorizers |
supposé avoir pour mission d’éviter. Le film baigne dans une
atmosphère de violence et de menace. C’est un film nocturne
où règne l’obscurité, dont émergent de brusques éclats de
lumière aussi éclatés que la narration elle-même. Le film
d’une époque, qui est tout aussi bien la nôtre.
Le DVD comporte une riche palette de bonus : interview de
Jean-Michel Frodon, essai video de The Seventh Art, et
interview sur le film, par son monteur et son coscénariste,
et par
Hou Hsiao-Hsien et Wu Nien-jen.
3. « Pushing Hands » (《推手》),
premier film d’Ang
Lee (李安),
sorti en 1992, Ours d’or au festival de
Berlin en 1993, qui représente un autre aspect du
cinéma taïwanais.
« Pushing Hands » est l’histoire de maître Chu, un
vieux maître de tai qi qui se retire dans un
faubourg de New York pour vivre avec son fils, sa
bru et son petit-fils. C’est, déjà, la figure de
l’étranger, de l’outsider, qui apparaît dans l’œuvre
d’Ang Lee. Maître Chu sème la discorde et le
désordre, a du mal à s’intégrer, mais, finalement,
la solution n’est ni une adaptation à la société, ni
une rébellion contre ses règles, elle passe en fait
par un compromis entre les deux : l’outsider
s’intègre en tant que tel.
Ang Lee impressionne déjà par sa maîtrise
stylistique : la seule séquence d’ouverture dure
près de douze minutes, sans dialogue. Le film frappe
par la subtilité de la mise en scène autant que
l’attention accordée au scénario – cosigné, déjà,
James Schamus : deux caractéristiques fondamentales
de l’art d’Ang Lee. |
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Pushing Hands |
Le DVD comporte en bonus un essai vidéo de onze minutes qui
explore l’art de l’utilisation de l’espace par Ang Lee dans
ce premier film (« The Seventh Art », issue 18, section 5)
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