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Qiu Jin revue
par Wu Tsang : le wuxia
lesbien est né, et il est hongkongais !
par Brigitte Duzan, 21 mai 2017
Qiu Jin (秋瑾)
est une héroïne de la Révolution de 1911 qui a été
immortalisée d’abord par ses propres vers, mais
surtout par le
film de 1983
de
Xie Jin (谢晋)
adapté d’une pièce de
Xia Yan (夏衍).
Poète, féministe et rebelle, elle s’était elle-même
surnommée « Chevalière du lac au miroir » (鉴湖女俠),
maniait l’épée et montait à cheval, et fut
finalement décapitée pour avoir préparé un complot ;
sa mort héroïque en a fait un symbole d’héroïsme
féminin. Même Sun Yat-sen lui a rendu hommage après
le succès de la révolution en écrivant un mot sur sa
tombe.
L’histoire avait déjà été adaptée en 1953 à l’écran,
à Hong Kong, par Tu Kuang-chi (屠光启),
avec
Li Lihua (李丽华)
dans le rôle principal de Qiu Jin. Il y a eu aussi
une adaptation télévisée à Hong Kong en 1984. Et
plus récemment, en 2011, Hermann Yau (邱礼涛)
en a tourné une adaptation sous forme de wuxia
moderne intitulé « The Woman Knight of Mirror Lake »
(《鉴湖女俠》).
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Qiu Jin |

Duilian, vers
parallèles et duel sur écran |
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Le mythe a pris une autre dimension avec
l’interprétation résolument transgressive qu’en a
faite la trans-artiste Wu Tsang avec sa
collaboratrice régulière Boychild : un film de 27
minutes « Duilian » (《对联》),
sorte de romance wuxia transposée en mode
saphique.
Dans le cadre d’une résidence de six mois à Hong
Kong, à la plate-forme d’art contemporain Spring
Workshop, Wu Tsang a créé un groupe de spécialistes
féminines d’arts martiaux, pour devenir des
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interprètes non conventionnels de séquences de wushu
inspirées des poèmes de Qiu Jin. Le film est une
transposition de la vie de Qiu Jin tournée à Hong Kong qui
mêle des scènes tournées sur le front de mer à des échanges
entre la poétesse – interprétée par Boychild
– et son amie, la calligraphe Wu Zhiying (吴芝瑛),
incarnée par Wu Tsang.
Les deux artistes sont partenaires dans la vie comme
sur la scène, leur couple à l’identité floue formant
l’un des duos les plus électrisants de la scène
queer
hongkongaise et américaine aujourd’hui.
Le film a été l’occasion pour Wu Tsang, née au
Massachusetts et vivant à Los Angeles, de revenir à
la source de ses racines chinoises, son père étant
d’origine chinoise. Curieuse de cette culture, elle
est allée en Chine alors qu’elle avait juste vingt
ans, et a découvert là l’histoire de Qiu Jin, avec
les |
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Duilian, Wu
Tsang/Boychild |
rumeurs de lesbianisme courant sur son compte, ce qui l’a
tout de suite intéressée. L’idée d’un film sur ce sujet l’a
hantée pendant dix ans.

Duilian, photo
Berlinale |
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Le titre « Duilian » est une référence à une forme
poétique consistant en vers parallèles, comme ceux
que l’on appose des deux côtés des portes d’une
maison au moment de la Fête du printemps, mais
aussi, par extension, à des duels en arts martiaux.
Le titre suggère donc une relation intime entre Qiu
Jin et son amie calligraphe, les deux « sœurs » se
répondant comme se répondent les rimes en opposition
tonale dans les vers parallèles : intimes, mais
antagonistes. |
Les deux artistes entrent parfaitement dans ce jeu
en y ajoutant celui de personnalités contrastées, le
rôle de Qiu Jin étant interprété par Boychild, la
partenaire de Wu Tsang à l’identité incertaine et
mouvante, en osmose parfaite avec son alter ego. Le
film procède par séquence disjonctées, chorégraphie
contemporaine, scènes d’arts martiaux, rêveries d’un
autre âge, conversations intimes sur une jonque de
style colonial.
C’est cependant la poésie de Qiu Jin la véritable
star du film, mais une poésie volontairement mal
traduite. Wu Tsang a demandé à des artistes de la
communauté queer
de Hong Kong de traduire les poèmes comme ils/elles
les entendaient, et ce sont ces traductions amateurs
qu’elle a conservées, dans des langues aussi
diverses (et incompréhensibles) que le cantonais, le
tagalog ou le malais. C’est une manière de rendre le
texte même queer, d’aller au-delà de sa
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Wu Tsang et Boychild |
signification. La traduction devient mode de connaissance et
appropriation du texte. La compréhension se fait au-delà du
langage, au-delà des marges floues entre réel et fiction.
Duilian
se lit finalement aussi comme une relecture queer
de l’histoire et des personnages en référence, sur la base
d’une tradition revisitée du wuxia.
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