« People Mountain People Sea » : un très beau film qui porte
à des sommets l’art de l’ellipse
par Brigitte
Duzan, 21 juin 2013
« People Mountain People Sea »(《人山人海》)
est le second film de
Cai Shangjun
(蔡尚君),
auteur du très beau
« Red Awn » (《红色康拜因》),
révélé en 2007 au festival de Pusan où il
fut couronné du prix FIPRESCI.
Très
attendu aprèsavoir été
couronné du Lion d’argent à la Biennale de Venise en
2011 et de la Montgolfière d’Argent au festival des
Trois Continents à Nantes la même année, « People
Mountain People Sea »a
continué à créer la surprise à sa sortie en France,
en juin 2013 : si sa mise en scène et son esthétique
font généralement l’unanimité, le film surprend par
un sens volontairement elliptique, surtout dans la
séquence finale qui déconcerte au premier abord.
« People
Mountain People Sea »nécessite
réflexion et n’en finit pas de la susciter – ce qui
est la marque des meilleurs films.
Un scénario
inspiré d’une histoire vraie
People Mountain People
Sea
« People Mountain
People Sea »est
généralement présenté comme une histoire de vengeance
implacable, inspirée d’un fait divers.
Une histoire vraie
L’histoire s’est
passée en 2007 dans la province reculée du Guizhou, dans le
sud-ouest de la Chine. Après l’assassinat du plus jeune des
six frères d’une famille paysanne, et au vu de l’impuissance
de la police locale, ses cinq frères sont partis pendant
près de quinze mois à la recherche du meurtrier. Ils l’ont
finalement trouvé, arrêté et livré à la police.
Cai Shangjun
présentant son film
Cai
Shangjun a lu cette histoire en 2008 sur internet.
Il n’a pas songé tout de suite à en faire un film,
mais, n’ayant cessé d’y repenser pendant un an, il a
finalement décidé de l’adapter en 2009. En ayant
trouvé diverses versions, il est parti en juin 2009
dans le Guizhou avec ses deux
co-scénaristes, Gu Xiaobai (顾小白)
et Gu Zheng (顾峥),
et ils sont restés pendant une semaine avec les cinq
frères avant de se lancer dans l’écriture du
scénario.
Ce qui les
intéressait n’était pas de savoir comment les frères avaient
réussi à capturer le meurtrier, mais les raisons initiales
qui les avaient poussés à se lancer dans une aussi longue
traque. En creusant leur psychologie et leurs motivations,
ils ont finalement conçu un scénario qui n’a que peu de
choses à voir, dans les faits, avec l’histoire vraie, mais
qui en utilise la trame pour dresser un tableau subtil de
certains traits pervers de la société chinoise actuelle.
Une histoire de
traque
Les cinq
frères ont été réduits à un personnage, Lao Tie (老铁),
dont le nom signifie en gros "l’homme de fer", le
symbole est clair : il est raide, droit, impassible,
taciturne et tenace. Il est aussi dans une passe
difficile : ayant provoqué, dans la carrière où il
travaillait, un accident qui a privé un homme de ses
jambes, il a été licencié, mais doit en outre payer
une somme considérable à la famille du blessé.
C’est alors
qu’un repris de justice,
Meurtre dans la
carrière
Xiaoqiang
(萧强),
tue son jeune frère pour lui voler sa moto, et disparaît
avec. La police locale parvient à l’identifier, retrouver
l’arme et son adresse, mais leurs recherches s’avèrent
infructueuses. Lao Tie décide donc de prendre l’affaire en
main, d’autant plus qu’une récompense importante est promise
à celui qui retrouvera le meurtrier.
Il part d’abord à
Chongqing, où il retrouve un ami, qui s’avère être un
drogué, et son ancienne petite amie, dont il a eu un enfant
et qui s’est depuis remariée. Armé de la seule photo du
meurtrier et de l’avis de recherche de la police, il
parcourt les bas-fonds de Chongqing avec son comparse, mais
ne fait que s’attirer des ennuis avec la mafia locale et des
policiers véreux auxquels il doit laisser tout son argent
pour être remis en liberté.
Des policiers dont on
ne peut rien attendre
Retour au
village où le jeune policier lui dit gentiment
qu’ils ne peuvent pas faire grand-chose, mais que
Xiaoqiang aurait été vu dans une mine illégale dans
le nord, dans le Shanxi. La dernière partie du film
se passe dans cette mine, enfer infra-humain et
dangereux refuge de malfrats, étroitement surveillé
par des gardes armés pour éviter les accidents, et
où chaque intention délictueuse découverte est
froidement punie de mort avant même de pouvoir avoir
été réalisée. C’est là que se
termine le parcours
de Lao Tie, dans une ultime conflagration dont il aura eu
soin de sauver le plus jeune des mineurs, le seul innocent
dans l’histoire.
Une vision
elliptique très sombre de la société chinoise
Une vision noire
Le film décrit un
monde rongé par la déliquescence des valeurs morales,
l’impuissance des autorités et de la police, la démission
des structures familiales et l’incapacité à communiquer, qui
dégénère en violence. Le constat est celui de la terrible
solitude de l’individu dans la marée humaine du titre (1).
L’emblème même de
cette solitude est le personnage de Lao Tie, quasiment
mutique, qui semble n’avoir d’autre recours que l’action,
faute de pouvoir trouver les mots pour exprimer ses
sentiments, ou simplement ce qu’il pense. Le pire est que
l’on voit se perpétuer dans son fils les traumatismes qui
ont dû le rendre ainsi : un enfant dont personne ne veut,
qui s’est enfui de la famille à laquelle il est confié, et à
laquelle il est ramené de force, sans un mot d’explication,
d’excuse ou – encore moins - de la moindre compassion.
Première
étape dans ce road movie de misère, Chongqing
apparaît comme un dédale infernal qui suinte
d’humidité, contrôlé par la mafia locale, à côté
duquel les immeubles filmés par Gianni Amelio dans
« L’étoile imaginaire » sont des endroits aérés et
paisibles. La drogue y prolifère et les policiers
sont corrompus.
La mine est
l’étape finale dans cette descente aux enfers. On
est proche du documentaire, mais le réalisme va bien
A Chongqing
au-delà de la
réalité. Toute trace d’humanité a disparu de ce monde
clos, où les dortoirs sont fermés la nuit, où les gardes
sont en armes, et où les hommes s’entretuent, à coups de
jets d’eau à haute pression utilisés pour briser les
pierres ; on n’avait pas encore montré autant d’implacable
inhumanité au cinéma.
Mais si la noirceur
du propos frappe autant, c’est qu’elle est signifiée avec la
plus grande austérité, dans une mise en scène minimale,
fondée à la fois sur la beauté de la photographie (2) et
l’ellipse de l’expression.
Une image
symbolique
Le film commence
dans le Guizhou, mais ce n’est pas le Guizhou des dépliants
touristiques : la lumière est crue, le paysage poussiéreux,
et le crime initial a lieu sur une route au pied d’une
falaise d’un blanc aveuglant, un blanc de mort.
Des paysages très peu
colorés
A ce blanc
des premières séquences répond le noir des scènes
finales, dans la mine, aussi implacable que l’était
le blanc de départ. Aucune couleur ne vient le
relever ou le trancher, et la plupart des scènes en
extérieur ou dans le dortoir sont en outre filmées
le soir ou la nuit, donc dans l’obscurité.
Entre ces
deux extrêmes, la photographie jamais ne se permet
une ouverture vers un "beau paysage" ; dans la
montagne, il fait
orage, et, s’il y a
bien de belles photographies grand angle comme dans un road
movie qui se respecte, ce n’est pas pour faire dans le
pittoresque.
Les plus belles
images sont sans doute celles de Chongqing noyée dans son
éternelle brume, avec ses incroyables taudis et dédales
infernaux, mais aussi celles des vieilles maisons du
village, où la vie continue au rythme du grain que l’on
broie et du bois que l’on coupe, mais dans une
incommunicabilité totale, meublée par les sketches de
xiangsheng à la télévision…
Un sens elliptique
La plus
grande force du film est cependant dans une mise en
scène volontairement elliptique, qui efface le
discours et en subtilise le sens, pour ne garder
qu’une ellipse où l’esprit tâtonne et se perd un peu
à première lecture. Mais c’est pour laisser au sens
le temps de remonter, peu à peu, et s’imposer in
fine.
Rien n’est
dit, et très peu est montré, ou beaucoup trop,
soudain. Cela crée même souvent un malaise qui vient
renforcer le
Solitude
discours
sous-jacent. La scène la plus réussie à cet égard, et la
plus travaillée, est celle du meurtre initial. La scène est
d’abord filmée de loin, puis la caméra filme en plan
rapproché l’homme qui enfourche la moto et s’en va ; elle
reste fixée sur la moto qui s’éloigne, tandis que l’on
entend off screen le bruit du corps qui se traîne. Puis, au
bout d’un temps qui paraît interminable, la moto réapparaît
car l’homme est revenu ramasser quelque chose ; il voit
alors le corps au milieu de la route, l’achève froidement de
plusieurs coups de couteau et le traîne à nouveau sur le
côté. Dès le début, le film est ainsi placé sous le signe de
la cruauté la plus froide et la plus délibérée, qui donne le
ton au reste.
A la mine, fouille
avant la descente
Mais c’est
évidemment la fin qui est la plus difficile à
comprendre au premier abord. Mais elle est en fait
subtilement amenée dès la séquence de Chongqing, par
une scène qui explique et annonce la mise en œuvre
du dénouement final. Le scénario est remarquablement
bien construit : rien n’est laissé au hasard, y
compris le bras cassé, apparemment absurde, mais
salvateur…
Et si l’on
ne comprend pas le pourquoi de la
déflagration
finale, il n’y a qu’à penser à ce qui peut bien rester à un
personnage dont la mission vengeresse est achevée, ou plutôt
devenue sans objet, et n’a plus pour toute perspective que
celle de sa dette à acquitter. Tombé au plus bas de la
misère humaine, dans des conditions qui le font désespérer
de la nature humaine, son geste prend alors un sens
salvateur qu’il étend à ses compagnons d’infortune, en ne
préservant du destin commun que celui qui a gardé une
certaine innocence pour pouvoir en réchapper.
Une version
chinoise trop explicite, justement
Il n’est
que de comparer la version du film diffusée à
l’étranger avec celle qui a eu le visa de censure en
Chine, où le film est sorti en août 2012, pour
apprécier encore plus la beauté du film de Cai
Shangjun tel que nous pouvons le voir.
Comme on
pouvait s’y attendre, les scènes violentes ont été
écourtées : dans la version chinoise agréée, le
meurtrier ne revient pas vers sa victime pour
l’achever ; d’autre part, la scène qui apparaît
comme
Un monde infra-humain
un viol (celui de
son ancienne épouse par Lao Tie) dans la
version destinée à l’étranger est privée des images brutales
du début dans la version chinoise, si bien que la séquence
est réduite à une "scène de lit" un peu rude, mais très
courte.
D’autres brèves
séquences ne figurent pas dans le montage pour l’étranger,
mais le pire, dans le montage imposé par les censeurs
chinois, est que des commentaires ont été rajoutés en voix
off, pour indiquer ou souligner les pensées de Lao Tie. Les
censeurs n’ont ainsi laissé aucune ambiguïté sur ses
intentions, ou les raisons de ses actes, surtout, justement,
à la fin, où c’est une véritable logorrhée qui nous
renseigne sur le pourquoi et le comment de ce qu’il fait.
(4)
Le film, version
chinoise, avec sous-titres chinois
Un mot sur les
acteurs et la musique
Du Yun’e, immobile sur
le pas de sa porte
Le film
bénéficie d’une interprétation hors pair, surtout,
bien sûr, des rôles principaux, malgré de belles
compositions dans les rôles secondaires, comme celle
de l’actrice Du Yun’e
(杜运娥),
hiératique dans le rôle de la mère de Xiaoqiang.
Dans le
rôle de Lao Tie, Chen Jianbin (陈建斌)
a la rigueur impassible et mutique du personnage. Né
en 1970 à Urumqi, il est un acteur de théâtre et de
télévision, célèbre en Chine pour son interprétation
de Cao Cao (曹操),
dans « Les Trois Royaumes » (《三国》),
diffusé en 2010, pour laquelle il a été élu meilleur
acteur au festival de Séoul. C’est la première fois
qu’il joue un rôle de paysan, mais il le fait à
merveille.
Quant son ex-épouse
Tianxin, elle est
Chen Jianbin dans le
rôle de Lao Tie
interprétée par une Tao Hong (陶虹)
méconnaissable, dans l’une des compositions où elle excelle,
dans
Tao Hong dans le rôle
de Tianxin
le même registre que ses rôles dans « Le show de la
vie » (《生活秀》)
de Huo Jianqi (霍建起)
(3)
ou « Death Dowry » (« Mixiang »《米香》)de Wang
Hongfei (王洪飞)/Bai
Haibin (白海滨).
Comme Chen Jianbin (et Cai Shangjun), elle a été formée à
l’Institut central d’art dramatique (中央戏剧学院),
et dans la même promotion, celle entrée en 1994.
Terminons par la
musique : elle est aussi rare que les paroles de Lao Tie,
mais joue un rôle important, en soulignant de façon
percutante les séquences charnières du film. Elle frappe
d’autant plus qu’elle intervient sur fond de silence ou de
très peu de paroles. Elle est signée Zhou Jiaojiao
(周佼佼),
musicienne spécialiste de musique électronique utilisant une
base sur instruments traditionnels.
Notes
(1) Le titre
signifie en effet « une foule de gens », « une marée
humaine » :
La traduction est
une expression de chinglish qui fait aujourd’hui
florès mais ne convient pas au film.
(4) En outre, une
introduction et une séquence conclusive ont été rajoutées,
dans la grande tradition du film chinois à l’usage de
l’édification des masses :
- la séquence
introductive met le personnage de Lao Tie sous le signe d’un
destin inéluctable, thème qui est à peine esquissé dans la
version vue à l’étranger, et plutôt dans le sens d’un destin
à accomplir, énoncé par le biais du maître de feng shui ;
- une séquence
conclusive supplémentaire vient ruiner la superbe ellipse de
la séquence finale que nous connaissons : Lao Tie rescapé se
fait sermonner par le jeune policier du village qui le met
en garde contre toute nouvelle tentative de se faire
justice ; il vaut mieux faire confiance au gouvernement,
dit-il, et maintenant repars travailler, et essaie de ne
plus faire de mal à personne. Et le film se conclut par
l’image de Lao Tie burinant la falaise, dans la carrière,
qui est celle par laquelle débute le film dans sa version
étrangère.
On reste sidéré que
l’on puisse encore utiliser des procédés aussi obsolètes.