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« Jasmine
Women » : destins de femmes vus par Hou Yong, dix ans après
Su Tong
par Brigitte Duzan, 10 août 2016
Deuxième film de
Hou Yong (侯咏),
« Jasmine Women » (《茉莉花开》)
est sorti en première internationale en juin 2004 au
7ème festival international de cinéma de
Shanghai où il a été couronné du prix du jury. Mais
sa sortie en salles a ensuite été repoussée
plusieurs fois, en raison de différends avec les
investisseurs, et le film n’est finalement sorti
qu’en avril 2006.
Il est généralement loué pour l’interprétation des
deux actrices principales,
Joan Chen (陈冲)
et Zhang Ziyi (章子怡),
mais tout aussi généralement reconnu comme étant
trop long. Et c’est bien dommage, car il l’est
inutilement : il est adapté d’une nouvelle de Su
Tong (苏童),
« Vies de femmes » (《妇女生活》),
qui, elle, est à la fois plus concise et plus
complexe. C’est d’autant plus dommage que l’idée de
départ était excellente.
Trois générations de femmes, trois destins
semblables |
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Jasmine Women |
Le film comme la nouvelle conte l’histoire de trois femmes
dont les destins semblent se reproduire de mère en fille et
de fille en petite-fille, sans que leurs efforts puissent
venir à bout d’une sorte de cycle infernal, sans
échappatoire : elles paraissent condamnées à la solitude
après des mariages ratés.
A/ Le film de Hou Yong
Les trois femmes du film de Hou Yong ont des prénoms
inspirés de la célèbre chanson
Mòli huākāi
qui donne aussi son titre au film.
1)
Histoire de Mo : années 1930.
Mo (茉)
a dix-huit ans quand commence le film, et vit avec
sa mère qu’elle aide à tenir la boutique familiale,
un petit studio de photographie. Elle ne rêve que de
devenir une star de cinéma, chose que sa mère |
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Hou Yong présentant
son film |
ne comprend évidemment pas. Or, un jour, entre dans la
boutique un homme dénommé Meng (孟老板)
qui est directeur d’un studio de cinéma – on est à Shanghai.
Mo est prise comme actrice, mais surtout parce que Meng la
met en même temps dans son lit. Quand elle tombe enceinte,
elle refuse d’avorter, par peur, et Meng l’abandonne en
fuyant à Hong Kong au moment de l’invasion japonaise.
Le studio de cinéma étant fermé, Mo n’a d’autre alternative
que de revenir chez sa mère. Elle donne naissance à une
petite fille, Li (莉),
à laquelle elle reproche d’être la source de tous ses
malheurs. En même temps, elle séduit l’amant de sa mère,
poussant celle-ci au suicide.
2)
Histoire de Li : années 1950
Li grandit dans la misère avec sa mère qui vit dans la
poursuite de ses rêves de star, et dans l’éternel regret de
ne pas avoir avorté. Pour la fuir, Li épouse Zou Jie (邹杰)
qui est fils d’ouvriers et cadre communiste, et va vivre
avec lui dans sa famille. Mais elle n’arrive pas à
s’habituer à leur mode de vie et ne peut pas avoir d’enfant.
Alors elle retourne chez sa mère, comme celle-ci l’avait
fait en son temps. Pour ne pas perdre son mari, cependant,
elle adopte une petite fille, nommée Hua (花).
Mais elle devient de plus en plus paranoïaque, et va jusqu’à
accuser son mari d’avoir violé Hua, sur quoi le malheureux
se suicide en se jetant sur la voie ferrée. Li disparaît.
3)
Histoire de Hua : années 1980
Hua est donc
élevée par sa grand-mère, Mo, qui y trouve un grand
réconfort. Elle se marie avec un camarade étudiant nommé Du
(小杜),
mais il a une liaison avec une autre femme. Bien qu’elle
soit enceinte, Hua décide de divorcer. Mo, pour sa part, lui
conseille d’avorter, mais Hua refuse, comme Mo en son temps.
Mais celle-ci meurt avant que Hua ait pu revenir vivre avec
elle, ce qui semble rompre le cycle antérieur. Quelques
années plus tard, elle déménage dans une nouvelle maison, et
décide de changer le destin en s’occupant de sa fille. Le
film se termine sur une vision apaisée de la mère et de
l’enfant.
Le film n’a pas
réussi à éviter les répétitions qu’implique le scénario,
ainsi découpé en trois lignes narratives similaires, pour
montrer le caractère inéluctable de la perpétuation du cycle
d’abandons qui frappe ces femmes l’une après l’autre, comme
une sorte d’héritage, de legs génétique induit par la
répétition des mêmes erreurs ; elles n’arrivent tout
simplement pas à s’abstraire de leur dépendance au sein
d’une société toujours régie par des règles patriarcales, où
elle n’ont aucune possibilité de vie individuelle et
autonome, en dehors de la vie familiale, basée sur le
couple.
C’est l’idée de
base de la nouvelle de Su Tong aussi, mais dans un ton et
avec une conclusion totalement différents.
B/ Analogie et différences avec la nouvelle de Su Tong
La nouvelle, « Vies de femmes » (《 妇女生活 》),
a été publiée en mai1990 dans la revue Huacheng
(《花城》)
.
Elle suit « Epouses et concubines » (《妻妾成群》),
publiée en 1989, et précède une série de nouvelles
qui sont autant de portraits féminins du même ordre,
c’est-à-dire pessimistes quant au sort des femmes :
« Autres sortes de vies de femmes » (《另一种妇女生活》)
en 1991 et « L’art du jardin » (《园艺》)
en 1992
.
1)
Analogies
Contée du point de vue féminin, la nouvelle est
relativement brève, et divisée en trois parties qu’a
conservées le film. La seule différence au départ
est le nom des femmes : les prénoms dans la nouvelle
sont plus classiques, bien que rares : Xian (娴)
pour la première, Zhi (芝)
pour sa fille et Xiao (萧)
pour la dernière. |
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Vies de femmes, la
nouvelle de Su Tong |
La première histoire, celle de Xian, (娴的故事),
a été reprise sans grand changement dans le scénario, de
même qu’une grande partie de la seconde histoire, celle de
Zhi (芝的故事).
Le scénario, cependant, ne donne aucune précision sur les
antécédents de la mère de Xian, alors que, après avoir
planté le décor de la petite boutique avec toutes ses photos
de stars de cinéma aux murs, la nouvelle précise –
brièvement – que le père de Xian est décédé. Ce qui
entraîne, comme conséquence logique, que Xian doit aider sa
mère dans le magasin, et renoncer à ses séances ce cinéma.
Mo jeune (Zhang Ziyi),
rêvant de stars |
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C’est une situation tout à fait courante à cette
époque-là en Chine. En quelques mots, Su Tong nous
replace dans le contexte d’une famille chinoise
traditionnelle où le père est mort, bien que ce soit
dans un contexte de petite bourgeoisie des années
1930. Il souligne en même temps le désir d’évasion
de Xian, nourri des photos autour d’elle.
Quant à Zhi/Li, comme Xian/Mo, c’est pour fuir sa
mère qu’elle se lance dans un mariage condamné à
l’échec. Quand elle se rend compte qu’elle ne peut
avoir d’enfant, son |
déséquilibre mental, caché quand elle était petite, fait
surface, et cause l’éloignement de son mari. Alors elle
adopte vite la petite Xiao ; dénuée d’affection, et vouée
aux divagations d’une mère devenue folle, l’enfance de Xiao
reproduit les traits de celle des femmes qui l’ont précédée,
et les reproduit même en pire car la tentative de viol de
son père adoptif, suivie de son suicide sur la voie ferrée,
entraîne chez elle un sentiment de culpabilité qui la ronge
tandis que sa mère sombre dans la folie.
2)
Divergences
Le scénario reprend bien ce schéma, mais, à partir
de la moitié de la seconde partie,il s’éloigne de la
nouvelle pour simplifier la narration, engommant les
aspects les plus violents et scabreux du récit de Su
Tong (le viol en particulier) et en supprimant les
détails secondaires qui auraient ouvert le film vers
un horizon autre que strictement familial. Le film
reste un huis clos. Su Tong, lui, apporte des
éléments qui rompent la linéarité du récit, en
particularité en insérant des lignes narratives
secondaires éclairant le contexte historique,
précisé textuellement. |
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La mère de Mo (Joan
Chen) au début du film |
Mo, starlette
débutante |
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La seconde partie se passe en 1958-1959. Dans un
texte aussi concis, l’histoire n’apparaît qu’en
filigrane, mais aère le récit tout en donnant de la
profondeur aux personnages : Zhi est admise à
participer dans un important projet, elle est
« photographiée avec des dirigeants de la province
et de Pékin », et la photo est même publiée en
première page du Quotidien de la libération, un
journal de propagande du Parti. Et le contexte du
Grand Bond en avant est même évoqué avec ironie :
Xiao rentre chez |
elle pour voler une casserole de métal afin de participer au
mouvement de production d’acier.
Mais, en même temps, Su Tong souligne aussi, en
dépit de tous les changements extérieurs, la
continuité du destin de ses personnages, par la
reprise régulière des regrets de Xian songeant à son
refus d’avorter, comme un mouvement perpétuel qui se
transmet à sa fille : Zhi, aussi, regrette (芝也后悔).
C’est cependant surtout dans la troisième partie que
le film accuse ses faiblesses. Le caractère de Xiao,
dans la nouvelle, est beaucoup plus profond, bien
plus ancré dans la réalité que, là encore, Su Tong
précise : cette partie commence en 1972 (Xiao a
quatorze ans), pour se terminer en 1987. Là encore,
Su Tong évoque le contexte de l’époque : Xiao
s’échappe de chez elle en partant à la campagne,
mais, ici aussi, le trait est ironique, ce n’est pas
à l’appel de Mao. Elle réussit à rentrer à Shanghai
dès l’hiver 1976, en prétextant une crise
d’arthrose. Les personnages de Su Tong sont |
|
La vie chez les
prolétaires |
d’abord ancrés dans la réalité, ce qui permet de mieux s’en
évader.
La mère recevant son
futur gendre |
|
Le reste de cette dernière partie montre la lente
détérioration du caractère de Xiao, qui fait
enfermer sa mère dans un asile d’aliénés et devient
la proie d’obsessions, entre peurs de manquer
d’argent et phobies de nourriture. C’est une
remarquable peinture psychologique dont le réalisme
devient presque surréel.
Surtout, la fin de la nouvelle est dominée par le
personnage mourant de Xian, toujours rongée par ses
regrets. Le récit de Su Tong reprend ici en
leitmotiv la plainte entendue au moment où elle
quittait la maison de Meng, |
dans la première
partie, et que semble entendre Xiao à son tour. Ce thème du
regret et de la lamentation sur toute une existence donne le
ton général de la nouvelle, qui ne laisse aucune
échappatoire :
一切都会变的,只有人的命运不会改变。
Tout change, la seule chose qui ne change pas,
c’est le destin des hommes.
La dernière ligne de la nouvelle affiche un ton désabusé et
froid, comme le reste de la nouvelle où l’émotion ne perce
qu’à de très rares moments :
这是1987年的深秋。这一年许多青年妇女在打离婚,箫只是其中的一个。
C’était l’automne 1987. Cette année-là, beaucoup de jeunes
femmes ont divorcé, Xiao n’était qu’un cas parmi d’autres.
Su Tong ne laisse pas d’espoir de changement. D’ailleurs, le
nom de Xiao -萧
- désigne le murmure du vent, mais un murmure triste et
désolé, et un vent automnal. C’est un prénom de mauvais
augure, qui ne présage rien de bon pour l’enfant qui le
porte.
3)
Autre temps, autre modus vivendi ?
Le film a adopté une ligne totalement différente,
orientée vers un dénouement laissant entrevoir une
amélioration dans la vie de la nouvelle génération.
Nous sommes évidemment au cinéma, où les conditions
de censure n’auraient sans doute pas permis un ton
et une conclusion aussi sombres que chez Su Tong.
Mais il faut aussi considérer le changement
d’époque de création.
Su Tong a écrit « Vies de femmes » au
lendemain des événements de 1989, |
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Le directeur Meng
(Jiang Wen) |
dans un contexte de
répression politique et de durcissement idéologique.
Hou
Yong, lui, a tourné en 2003, dans un contexte tout différent
de boom économique et d’ouverture de la Chine. C’est juste
après le 16ème Congrès qui, en novembre 2002, a
intronisé le tandem Hu Jintao/Wen Jiabao.
Une ruelle, fin des
années 1950 |
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Les femmes, en particulier, ne regardent plus leur
destin avec le même fatalisme que du temps
d’« Epouses et concubines ». Elles travaillent et
semblent vouloir le prendre en main. Leur sort
n’apparaît pourtant pas idyllique car la solitude
reste le lot de beaucoup, dans une société toujours
aussi peu communicative.
|
Réalisation
Deux têtes d’affiches
Le film tient en grande partie à son interprétation,
qui a déjà fait couler beaucoup d’encre. Les
personnages féminins sont en effet interprétés par
les deux actrices
Joan Chen (陈冲)
et Zhang Ziyi (章子怡)
qui se partagent les rôles,en fonction de l’âge
La première incarne la mère de Mo dans la première
partie, puis la mère de Li dans la seconde partie,
puis la grand-mère de Hua dans la dernière partie.
Elle est dans un de ses meilleurs rôle de
composition dans la |
|
Le mariage de Li |
seconde partie, quand Li lui amène son futur époux pour le
lui présenter. Retrouvant des dehors élégants de séductrice,
dans un genre très petit-bourgeois dans le contexte des
années 1950, elle est toujours perdue dans ses rêves de
cinéma, et dans son passé, où les communistes sont une
engeance du diable.
Xiao Du (Liu Ye) |
|
C’est à Zhang Ziyi que reviennent les rôles jeunes,
de Mo à Hua. Son interprétation dans ce film lui a
valu le prix du Coq d’or en 2004. Elle est pourtant
un peu artificielle dans les rôles d’adolescentes,
celui de Mo en particulier, elle est plus naturelle
dans la troisième partie.
Quant à
Jiang Wen (姜文)
dans le rôle de Meng, il joue littéralement son
personnage, mais avec un certain cynisme. Les rôles
secondaires sont marginaux, même celui de
Xiao Du, pourtant interprété par |
Liu Ye (刘烨). La conséquence de cette focalisation sur les deux actrices
est de renforcer l’aspect répétitif du scénario, malgré les
efforts pour diversifier leur jeu et soigner décors et mise
en scène pour restituer l’atmosphère de chacune des époques
– mais, dans la première partie surtout, l’attention
méticuleuse portée aux décors donne presque une impression
de carte postale.
L’un des procédés utilisés pour distinguer les
époques est le recours, classique, à des couleurs de
fond spécifiques pour chacune des parties : vert
acidulé pour la première, rouge pour la seconde, et
bleu vert-multicolore pour la troisième.
Et une musique réussie
Il faut réserver une mention spéciale à la musique,
qui a été nominée au 13ème festival du
Coq d’or, sans cependant obtenir le prix. Elle est
signée Su Cong (苏聪)
et |
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Hua et sa grand-mère
(Zhang Ziyi et Joan Chen) |
Yin Qing (印青).
Ce dernier est un compositeur d’opéra moderne utilisant des
musiques folk. Quant à Su Cong, né en 1957 et formé au
Conservatoire de Pékin, il est ensuite allé étudier en
Allemagne et s’est installé à Stuttgart en 1991. En 1987, il
a obtenu le prix du meilleur score musical aux Oscars pour
sa musique du film de Bertolucci « Le dernier empereur »…
L’avenir radieux ? |
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Le film a reçu un accueil mitigé, surtout en raison
de sa longueur. Il est possible, cependant, que le
montage ait été bouclé dans des conditions un peu
trop rapides, car le film a été terminé in extremis
pour le festival de Shanghai. Quoiqu’il en soit, il
n’a pas particulièrement aidé la suite de la
carrière de réalisateur de
Hou
Yong, qui ne
réalisera qu’un autre film, dans le cadre des Jeux
Olympiques de Pékin.
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Le film
Mòlihuā
《茉莉花》
est aussi
une chanson très populaire en Chine, qui vient du
fond de chants populaires du Jiangsu, donc bien
choisie pour une histoire qui se passe à Shanghai.
La chanson
est chantée par Zhang Ziyi à deux reprises dans le
film : la première fois lors de la fête que donne le
réalisateur en son honneur pour l’introniser, en
quelque sorte, comme sa maîtresse, plus que comme
actrice dans le film qu’il est en train de tourner.
Enceinte, elle est prise de nausées au milieu de la
chanson. La deuxième fois, c’est lors du mariage de
Li : quelqu’un dans l’assistance remarque alors
qu’elle a l’air triste…
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