La
carrière de Joan Chen, ou Chen Chong (陈冲),
a été conditionnée par les profonds
bouleversements qu’a connus le cinéma chinois, comme
la Chine entière, après la mort de Mao. Elle est
comme une image en négatif d’une évolution qui a
fait passer ce cinéma d’un repli autarcique à une
expansion transnationale, avec une tendance
aujourd’hui à un nouveau repli sur un marché
national en plein développement.
Actrice
adulée, elle en est venue à représenter un symbole
aux multiples facettes, tant dans le cinéma que dans
le cinéma chinois. Son talent de réalisatrice a, en
revanche, été étouffé dans l’œuf à la sortie de son
premier film, en 1998. C’est cette page qu’elle est
aujourd’hui en train de tourner…
1977-1981 : Actrice adulée d’un cinéma chinois
renaissant
Née à
Shanghai en 1961, dans une famille de médecins
formés
Joan Chen
à l’étranger,
celle qui était encore Chen Chong avait cinq ans quand commença la
Révolution culturelle. Accusé de confucianisme et
d’espionnage pour l’étranger, son grand-père se suicida ;
ses parents furent arrêtés, et la maison familiale fut
divisée en lots répartis entre diverses familles.
Et puis, un jour de
1975, Chen Chong fut remarquée par Jiang Qing (江青),
l’épouse de Mao, qui inspectait une troupe de jeunes filles
dans une école de tir, à la recherche de jeunes talents pour
interpréter ses opéras révolutionnaires, mais aussi les
films de ces opéras qui étaient alors tournés pour en
faciliter la diffusion dans les campagnes chinoises. Chen
Chong fut envoyée au centre de formation d’acteurs des
Studios de Shanghai. Elle avait quatorze ans, et sa vie prit
un autre cours : enrôlée dans un système qui ne laissait
guère de liberté de choix, elle participa comme toute jeune
actrice aux débuts de la renaissance du cinéma chinois après
le trou noir de la Révolution culturelle.
Rôles typés
1. C’est en effet
parce qu’elle était en formation au Studio de Shanghai
qu’elle fut remarquée par un réalisateur qui préparait un
nouveau film et
cherchait une jeune actrice. C’était Xie Jin
(谢晋).
Chen Chong dans
Jeunesse
Bien
qu’étant l’un des réalisateurs les plus prisés du
régime, après « La basketteuse numéro cinq » (《女篮五号》),
en 1957, et surtout « Le détachement féminin rouge »
(《红色娘子军》),
en 1961, Xie Jin avait été
attaqué pendant la Révolution culturelle pour avoir
prôné la réconciliation de classe dans son film de
1965 « Sœurs de scène » (《
舞台姐妹》).
Condamné à
balayer les Studios de Shanghai, puis envoyé comme
travailleur agricole dans une ferme, il fut
réhabilité à la fin de la Révolution culturelle et
on lui confia alors la réalisation de deux films. Le
second, intitulé « Youth » ou « Jeunesse » (《青春》),
sorti en 1977, n’est pas un grand film, mais le rôle
principal, confié à Chen Chong, marque ses débuts au
cinéma.
Ce rôle est celui
de Shen Yamei(沈亚妹),
une
jeune sourde muette qui, après avoir recouvré la vue et la
parole grâce à une intervention chirurgicale, s’engage dans
l’armée où elle est assignée aux communications ; mais,
alors que son inexpérience des tâches les plus simples,
comme répondre au téléphone, fait conclure à son
incompétence, elle est alors courageusement défendue par
l’un de ses camarades qui parvient à faire réévaluer le
jugement injuste la concernant.
2. Ce rôle
valut à Chen Chong d’être aussitôt assignée au
tournage d’un autre film, « Hearts for the
motherland » (《海外赤子》),
co-réalisé par Xing Jitian (刑吉田)
et Ou Fan (欧凡).
Le scénario
relate l’histoire d’une famille chinoise établie en
Asie du Sud-Est qui, poussée par ses sentiments
patriotiques, revient en Chine pour se retrouver aux
prises avec les troubles de la Révolution
culturelle.
Le film
remporta un certain succès grâce aux deux chansons
qui furent instantanément célèbres : « Je t’aime,
Chine » (我爱你中国)
et
Chen Chong dans Hearts
for the Motherland
surtout « Haut
vole le pétrel » (高飞的海燕)
qui en est le thème principal :
« Haut vole le pétrel »
3. C’est alors que
Chen Chong fut engagée par
Zhang Zheng (张铮),
réalisatrice née en 1916 qui tournait son deuxième film : « Little
Flower » (ou ‘petite fleur’《小花》).
Ici aussi, Chen Chong interpréta le rôle principal, celui de
Zhao Xiaohua, une petite fille qui, après avoir été vendue
par ses parents à sa naissance, et après de multiples
péripéties, retrouve son frère pendant la guerre de
libération, mais n’apprend leur commune filiation qu’après
de longues batailles…
Xiao Hua, Petite Fleur
Du jour au
lendemain, Chen Chong fut propulsée au firmament des
vedettes nationales, mais aussi internationales : elle
devenait non seulement l’actrice adulée du public chinois,
couronnée du prix de la meilleure actrice aux
Cent Fleurs de 1980
tandis que le film était l’un des trois primés (1), mais
elle était en outre consacrée « Elizabeth Taylor chinoise »
par Time Magazine pour avoir atteint la célébrité au même
âge.
Son succès tenait
en grande partie au fait qu’elle jouait naturellement,
donnant une impression de fraîcheur, de spontanéité et de
pureté sans apprêt, tranchant ainsi sur la majorité des
actrices de l’époque qui avaient un jeu ampoulé et codé,
inspiré du théâtre et de modèles soviétiques. Dans un pays
où des modèles pré-établis, confucéens puis socialistes,
exerçaient depuis longtemps leur emprise sur les esprits
comme sur les attitudes, Chen Chong devint un nouveau modèle
national (2).
Extrait de « Xiao
Hua »
3. C’est cette
image, outre sa popularité, qui la fit alors choisir par
Teng Wenji (滕文骥)
pour son troisième film : « Awakening » (《苏醒》),
sorti en 1981. C’était le premier que Teng Wenji signait
seul, et qui porte réellement sa griffe.
Plus subtil que les
précédents, réalisés sous la contrainte, « Awakening » est
une étude de certains problèmes sociaux de l’époque, et en
particulier des désirs d’émancipation des jeunes, traités de
manière introspective : un jeune homme solitaire et revenu
de ses illusions, employé dans une société commerciale,
retrouve
Awakening
son enthousiasme lorsqu’il rencontre une jeune
musicienne pleine de talent, Su Xiaomei (苏小梅),
qui semble nourrir les ambitions et les idéaux qui avaient
autrefois été les siens…
Chen Chong était
l’interprète de Su Xiaomei. Mais ce fut son dernier rôle en
Chine avant longtemps. Quelques mois après la sortie du
film, en 1981, elle partait aux Etats-Unis…
Désir de liberté
Cette soudaine
décision peut paraître étonnante, alors que Chen Chong,
encore toute jeune, avait acquis une notoriété auprès du
public comme auprès des professionnels du cinéma, et
semblait avoir un avenir tout tracé. Mais plusieurs facteurs
vinrent y contribuer.
A vingt ans, Chen
Chong avait envie de vivre plus librement, comme dans
« Awakening ». Elle était fermement encadrée par le système
officiel qui en avait fait une star, et attendait d’elle, en
retour, qu’elle se conforme aux attitudes normées
correspondantes, en campant, en particulier, un exemple
moral pour la jeunesse.
Elle voulait au
contraire pouvoir poursuivre des études, ce que ses
fréquentes assignations sur les plateaux l’empêchaient de
faire : elle avait été reçue à dix-sept ans, avec un an
d’avance, au prestigieux Institut des langues étrangères de
Shanghai, section anglais, ce qui correspondait mieux à ses
propres ambitions… et à celles de sa famille. Elle se
sentait engagée malgré elle dans une voie qu’elle n’avait
pas choisie et qu’elle ne maîtrisait pas.
Ce désir
d’émancipation du système était justement l’un des thèmes
sous-jacents du film de Teng Wenji, et le scandale que
provoqua le film fut certainement déterminant dans son désir
de partir, bien qu’elle ne l’ait jamais mentionné. Si le
film rencontra un accueil chaleureux auprès des
intellectuels et des étudiants, en particulier à
l’université de Fudai, à Shanghai, où il fut ovationné, il
n’en fut pas de même auprès des autorités, la raison
officielle étant que le film était incompréhensible pour le
public ordinaire. Les plus astucieux, dit plus tard Teng
Wenji avec humour, eurent très peur que le film fût
effectivement compris et que le message en devînt clair.
Quoi qu’il en soit,
c’est le moment où Chen Chong demanda un visa pour aller
étudier aux Etats-Unis, poussée par ses parents qui étaient
partis travailler à New York au Sloane Kettering Center, un
centre de recherche sur le cancer. Elle obtint son passeport
au bout de six mois de démarches ponctuées de ‘cadeaux’ de
ci de là.
Ce faisant, elle
rompait avec un système étouffant qui ne lui offrait pas les
possibilités d’épanouissement personnel qu’elle souhaitait.
Mais elle rompait aussi avec ses racines.
1981-2000 : Les sirènes de Hollywood
Pour elle, la
rupture était totale : ce n’était pas seulement un rejet du
système dans lequel elle se sentait enfermée, mais également
un rejet de la carrière d’actrice, et un rejet du cinéma. Ce
fut cependant de courte durée.
Si ses parents
l’avaient appelée à New York, c’était pour préparer,
tradition familiale oblige, une carrière médicale. Chen
Chong s’aperçut bien vite que ce n’était pas ce qu’elle
voulait, et obtint une bourse pour partir en Californie, à
Northridge, suivre un cursus artistique axé plus
spécialement sur la mise en scène, au théâtre comme au
cinéma. Elle avait alors fermement l’intention de revenir en
Chine.
Chine aller retour
Sortant d’une
situation relativement protégée en Chine, elle connut au
départ une période difficile aux Etats-Unis, travaillant
dans un restaurant pour gagner sa vie, et acceptant des
petits rôles à la télévision. Au bout de quatre ans,
torturée par la nostalgie de ce qu’elle avait quitté, elle
rentra en Chine visiter sa famille, pour se rendre compte
que la Chine du milieu des années 1980 n’était toujours pas
la Chine « de l’ouverture ».
Il régnait bien un
intense bouillonnement artistique dans le pays, c’était le
début de cette fièvre culturelle qui agita les milieux
intellectuels et artistiques jusqu’à la rupture brutale de
1989. Mais le cinéma était toujours institutionnel et
corseté, l’Etat contrôlant strictement le secteur, non tant
par la censure ou le financement, que par la diffusion. Tout
ce qui se passait d’intéressant était réalisé en marge et
interdit d’écran. Chen Chong avait été formée et portée au
pinacle par le système, elle fut accueillie en grande pompe,
et fêtée comme l’enfant prodigue rentrant au bercail. Sans
doute grisée, elle oublia le b.a.ba du discours idéologique.
Interviewée par la
chaîne centrale de télévision CCTV, elle prononça des
paroles qui furent jugées insuffisamment patriotiques. Alors
qu’on attendait d’elle un discours émotionnel et fervent,
elle parla légèrement de la tradition chinoise, oubliant au
passage de parler de la « mère patrie » et non simplement de
la « Chine ». Ce fut un scandale. Elle dit aujourd’hui que
c’était une époque absurde…
Elle rentra aux
Etats-Unis, et le raidissement du régime après les
événements de Tian’anmen, en 1989, lui enleva toute envie de
retour, s’il lui en restait encore ; elle prit la
nationalité américaine.
Image exotique de
la Chine vue de Hollywood
Mais ce fut pour se
retrouver enfermée dans un autre système qui
l’instrumentalisa d’une autre manière : en en faisant
l’actrice type d’un modèle asiatique exotique qui est un peu
l’envers du modèle, tout aussi superficiel, de l’Occidental
dans le cinéma chinois de l’époque maoïste. Sa carrière
d’actrice fut en effet re-lancée en 1986 par son rôle dans
« Tai-pan » (大班)
de Daryl Duke, réalisateur canadien, auteur jusque là de
films télévisés ; adaptation d’un roman de James Clavell, le
film brossait la lutte pour le contrôle du trafic de l’opium
entre un ancien pirate et un colonel britannique dans la
Canton de 1841.
Impératrice dans Le
dernier Empereur
Le film
reste une curiosité ; c’est son rôle suivant (3) qui devait
valoir à l’actrice une célébrité internationale qui la figea
cependant dans le même type de rôle dans les années
suivantes : c’est « Le dernier empereur » de
Bertolucci, le film « aux neuf oscars » et multiples prix,
où Chen Chong interprète
l’impératrice Wan Rong (婉容),
la première épouse de Pu Yi, de son mariage en 1922, à l’âge
de seize ans, à sa mort par overdose en 1946. C’était un
superbe rôle de composition. Chen Chong était devenue Joan
Chen.
Elle
tourna alors, il est vrai, avec les plus grands réalisateurs
américains, David Lynch en 1990 (dans un épisode de la série
télévisée culte « Twin Peaks), ou Oliver Stone en 1993 (dans
le troisième volet de sa
trilogie du Vietnam, « Heaven and Earth », où elle
interprète une paysanne vietnamienne !). Parmi les
succès
de cette époque, il faut citer aussi, de
Stanley Kwan, le merveilleux « Red Rose, White Rose »
(《红玫瑰白玫瑰》)de 1994 (4), où Chen interprète la
première des deux, la « rose rouge ». Mais elle tourna
aussi, sans beaucoup de discrimination, dans des productions
américaines de second ordre qui ne firent qu’accentuer son
enfermement dans des rôles typés d’immigrées asiatiques,
chinoises ou vietnamiennes, victimes d’ostracisme autant que
d’un passé très lourd, et luttant entre deux cultures, ce
qui était finalement son cas.
La Rose rouge chez
Stanley Kwan
Lassée
de ces rôles stéréotypés, qui risquaient, avec l’âge, de
l’enfermer dans des rôles de vieux dragons, elle décida
alors de se tourner vers la réalisation, son rêve et son
ambition depuis toujours. En 1998, elle revint pour cela
vers ses racines, en Chine.
Tentative de
rupture : passage à la réalisation, en Chine
L’idée du film,
sorti en 1998 sous le titre
« Xiu
Xiu, the sent down girl » (《天浴》),
lui fut suggérée par son amie, la romancière (et scénariste)
Yan Geling (严歌苓),
dont l’une des nouvelles avait déjà été adaptée au cinéma
avec succès par la réalisatrice taiwanaise Sylvia Chang, en
1995 (5).
La nouvelle que
lui propose alors Yan Geling est très courte, intitulée
« Tian Yu » (《天浴》),
c’est-à-dire “le bain céleste”, comme le film en chinois.
Ecrite sans fioritures, l’histoire, est celle d’une jeune
fille de quinze ans, Xiu Xiu (秀秀),
qui est envoyée au
Tibet pendant Révolution culturelle apprendre
l’équitation auprès d’un cavalier tibétain pour qu’elle
puisse ensuite prendre en charge une unité de cavalerie
féminine ; celle-ci n’existera cependant jamais, car nous
sommes en 1975, un an avant la mort de Mao. Abandonnée à son
sort, Xiu Xiu commence à s’offrir aux officiels du coin dont
elle pense qu’ils pourraient l’aider à rentrer chez elle….
Xiu Xiu
Li Xiaolu en Xiu Xiu
La nouvelle fut
adaptée par Joan Chen elle-même, et le film, dont elle
assura également la production, tourné dans des conditions
extrêmement difficiles, à la frontière du Sichuan et du
Tibet, dans des paysages sublimés par la photographie de Lü
Yue (吕乐)
(6)…
Le rôle principal est tenu par une jeune actrice de seize
ans, Li Xiaolu (李小璐)
qui obtint pour son interprétation le Golden Horse de la
meilleure actrice au festival de Taipei, tandis que Joan
Chen elle-même obtenait ceux de la meilleure réalisatrice et
de la
meilleure adaptation, et le Tibétain Lopsang le prix
du meilleur acteur.
Le film fut un
succès, dû sans doute à l’expérience partagée par la
réalisatrice et la romancière : celle d’avoir échappé au
pire de la Révolution culturelle, l’une parce qu’elle
faisait partie d’une troupe de l’Armée, et l’autre parce
qu’elle avait été promue actrice par la femme de Mao. Xiu
Xiu est donc un peu leur cauchemar personnel, le sort qui
aurait pu être le leur. La jeune actrice a en outre une
certaine ressemblance avec la jeune Chen Chong de « Little
Flower », ce qui donne plus d’acuité encore au film.
Il
montre surtout tout l’art de Joan Chen réalisatrice, et
scénariste. La réussite du film tient d’abord, en effet, à
son scénario, qui invente un jeune garçon, premier amour de
Xiu Xiu, et lui confie le rôle de narrateur, introduisant
ainsi un élément de distanciation dans la narration. Elle
tient aussi à la subtilité avec laquelle elle dirige son
actrice principale. Joan Chen retrouve instinctivement dans
ce film les élans émotionnels propres au cinéma chinois,
tout en les contrôlant pour que jamais le film ne tourne au
mélo. Elle mêle harmonieusement certains caractères de la
cinquième génération (le côté symbolique en particulier) à
ce qu’elle a appris à Northridge.
C’est
un film qui aurait pu être le début d’une nouvelle carrière.
Malheureusement, il fut interdit en Chine, non point pour
ses scènes de sexe comme les producteurs l’ont clamé (le
scénario avait passé la censure), mais tout simplement parce
qu’il fut tourné au Tibet sans autorisation, souvent de nuit
pour éviter les contrôles. Joan Chen fut condamnée à une
lourde amende et interdite de tournage en Chine. Cette fois,
l’exil fut imposé ; il ne fut levé qu’en 2003, après le
paiement de 50 000 dollars d’amende.
Le pire
était encore à venir. A son retour aux Etats-Unis, auréolée
du succès remporté par le film, elle fut contactée par
l’acteur Richard Gere pour reprendre un projet en panne : « Autumn
in NewYork », un film d’un budget de quarante
millions de dollars, avec pour têtes d’affiche Gere lui-même
et Wynona
Ryder. Joan Chen accepta. Mais elle fut victime des
contraintes d’un projet mal engagé, sans même pouvoir revoir
un scénario insipide : le personnage principal est le riche
propriétaire d'un restaurant à New York qui, bien
qu'approchant de la cinquantaine, continue à courir d’une
conquête à l’autre ; mais, ayant fait la connaissance de la
fille de l'une de ses anciennes conquêtes décédée dont il
s’éprend, il apprend qu'elle a une maladie de cœur incurable
et qu'il ne lui reste que quelques mois à vivre …
Sorti en 2000, le
film fut un échec et affecta lourdement sa carrière de
réalisatrice. Joan Chen abandonna la caméra, et pour
longtemps ; elle en revint à sa carrière d’actrice, aux
Etats-Unis et en Chine.
2000-2009 :
Actrice emblématique d’un cinéma chinois qui réfléchit sur
l’histoire
Son retour vers la
Chine a débuté en 2003, dès qu’elle eut l’autorisation d’y
tourner, avec deux films où elle trouve des rôles à sa
mesure :
« Jasmine Flowers » (《茉莉花开》)de
Hou Yong (侯咏),
sorti en 2004, et, l’année suivante, le superbe « Sunflower »
(《向日葵》)
de
Zhang Yang (张扬).
Ce sont des rôles de maturité, qui reflètent aussi celle du
cinéma vers lequel elle revient, un cinéma qui réfléchit sur
lui-même et sur son histoire et, au-delà, sur celle de la
Chine.
Retour vers le
cinéma chinois dans des rôles de maturité
1.
Hou Yong (侯咏)
est un ancien de la promotion 1982 de l’Institut du cinéma
de Pékin qui a fait la quasi-totalité de sa carrière comme
chef opérateur de grands réalisateurs de cette même
promotion, du « Voleur de chevaux »
《盗马贼》de
Tian Zhuangzhuang (田壮壮)en 1986 à plusieurs
films de
Zhang Yimou, culminant avec
« Hero » (《英雄》)en
2002, aux côtés de Christopher Doyle. Depuis le début des
années 1980, il a ainsi vécu l’évolution du cinéma chinois,
de ses techniques, de son discours et de son esthétique.
« Jasmine
Flowers » (ou « Jasmine Women ») reflète ce parcours,
avec une sorte de douce nostalgie.
Le film est bâti en
trois parties, retraçant les destins de trois générations de
femmes dans la Shanghai des années 1930, 50 et 70, chacun de
leurs noms étant l’un des caractères du titre. Chacune de
ces femmes a une aventure amoureuse qui finit mal, seule la
dernière, dans la Shanghai moderne, réussit à assumer son
destin et, après avoir été abandonnée
Jasmine Flowers
(avec Joan Chen au
second plan)
enceinte par son époux
parti étudier au Japon, décide de garder le bébé et de
l’élever seule ; les dernières images du film sont celles,
optimistes, d’une jeune mère souriante avec son enfant dans
un parc.
Le lien entre les
diverses parties est indirectement assuré par le casting,
offrant à Joan Chen les rôles de Mo (茉),
puis de Li (莉),
dans un double personnage de mère et de grand-mère. Si elle
est inutilement enlaidie dans la première partie, elle est
remarquable dans les deux autres, en particulier dans les
scènes où elle dialogue, si l’on peut dire, avec le jeune
ouvrier communiste qu’elle reçoit chez elle pour faire
plaisir à sa fille : elle est là, dans son monde à elle,
écoutant des vieux vinyls, perdue dans ses souvenirs qui lui
font mélanger le jeune garçon avec l’acteur qu’elle aimait
dans sa jeunesse. Dans le rôle de la grand-mère, ensuite,
elle est d’une tendresse touchante ; vieillissant sans
perdre sa grâce, profondément blessée par la vie. C’est elle
qui confère au film une grande partie de la chaleur humaine
qu’il possède.
Ce qui est
intéressant, c’est qu’elle y est opposée à Zhang Ziyi (章子怡)
qui interprète les trois rôles de Mo, Li et Hua jeunes, qui
lui ont valu le prix de la meilleure actrice aux 13èmes
Golden Rooster Awards, en 2004. On a donc là un
glissement de rôles pour Joan Chen, d’innocente jeune fille
véhiculant l’idéologie des années maoïstes (et directement
post-maoïstes), à celui de mère, tragique et sacrifiée, qui
représente en filigrane le destin tragique de deux
générations de femmes chinoises, mais surtout sous l’aspect
familial et sentimental.
2. Ce rôle est
approfondi dans « Sunflower » de Zhang Yang. Là
encore, le film dépeint trois époques, mais cette fois en
reflétant les changements affectant la vie à Pékin de 1976 à
1999. Il le fait à travers les péripéties de la vie d’un
couple : un peintre revenu handicapé de sa période de jeune
instruit envoyé à la campagne pendant la Révolution
culturelle, sa femme, interprétée par Joan Chen, et leur
fils, qu’ils ont prénommé Xiangyang (向日),
comme les tournesols en fleur dans leur cour carrée lors
Dans Sunflower
de
sa naissance, qui forment le leitmotiv symbolique
structurant le film.
C’est une œuvre qui
reprend les thèmes déjà abordés par Zhang Yang, six ans plus
tôt, dans
« Shower » (《洗澡》),
avec une nostalgie, une émotion subtile et diffuse. Le New
York Times a défini « Sunflower » comme « un mélodrame à
l’ancienne (old-fashioned) interprété avec une telle
sincérité que toute résistance est futile ». Si le
« old-fashioned » est discutable, l’accent mis sur le jeu
des acteurs ne l’est pas.
Celui de Joan
Chen, en particulier, est remarquable, en vêtements informes
et sans maquillage, dans une composition toute en retenue
dont les moindres nuances d’expression du visage sont
relevées par une caméra qui se concentre sur le jeu des
acteurs sans s’évader outre mesure vers le cadre, comme
beaucoup de films du même genre sur le vieux Pékin. Le film
a d’ailleurs obtenu, outre le prix de la réalisation, celui
du jury pour
la photographie au festival de San Sebastian en 2006. (5)
Joan Chen atteint
là un sommet de son art, comme s’il fallait qu’elle revînt
en Chine pour trouver le meilleur terreau où replanter ses
racines (7).
3. C’est un autre
type de mère, à nouveau, que Joan Chen a interprété ensuite
dans une première œuvre qui mériterait d’être plus connue,
sortie en 2009, et signée d’un tout jeune réalisateur qui n’avait que
vingt cinq ans quand il l’a tournée, frais émoulu de
l’Institut du cinéma de Pékin : Ji Cheng (姬诚).
Le titre du film a été traduit par « Dix
sept ans » (《十七》),
mais le titre chinois, qui signifie dix-sept tout court, est
le nom du jeune garçon qui en est le personnage principal,
et s’appelle ainsi parce qu’il est né le dix-sept du
premier mois du calendrier lunaire.
Joan Chen
interprète sa mère, une mère improbable a priori car
l’histoire se passe dans le sud-ouest du Zhejiang, dans une
région habitée par la minorité She (畲族). Voilà donc Joan Chen en mère égarée en pays She, perdue au bout du
monde, et contre laquelle se rebelle son fils qui veut en
sortir, car c’est une crise d’adolescence dont il s’agit.
Elle arrive
avec sa grâce habituelle, on dirait qu’elle présente la
première collection d’un jeune styliste qui aurait pris pour
thème les costumes traditionnels She, on a même la version
avec et sans ceinture, et quand elle mouille ses chaussures,
elle a l’air désolé d’une ballerine qui aurait trempé ses
chaussons.
Mais il doit en
être ainsi : le film n’est pas sensé être réaliste, c’est
une métaphore, et la métaphore suprême, justement, dans ce
film, c’est Joan Chen. Ji Cheng l’élève au symbole de la
mère, celle que tous les Chinois voudraient avoir, et
lui, Ji Cheng, peut-être, le premier ; on dit que, pendant
le tournage, il a fini par l’appeler « maman Chong » (“冲妈”).
Alors la caméra saisit avec soin ses moindres gestes,
l’expression changeante de son visage, de son regard, et
lorsque, à la fin, mère et fils sont assis côte à côte sur
le bord de la route, réconciliés et heureux, on a
l’impression de voir l’âme du jeune Ji Cheng planer sur eux
deux…
Extrait de
Dix-sept (ans)
Joan Chen,
cependant, ne s’est pas enfermée dans ce type de rôle,
épouse et mère. Les trois autres films qu’elle a tournés en
Chine, sortis en 2007 et 2008, diffusent une image
différente, qui porte la griffe de leurs réalisateurs
respectifs, Ang Lee, Jiang Wen et Jia Zhangke, et montre
bien la profondeur de l’art d’une actrice capable de
s’adapter aux rôles les plus divers et de donner le meilleur
d’elle-même quand elle est bien dirigée.
Actrice
emblématique de diverses époques
1. Le premier de
ces films est « Lust.Caution » (《色.戒》),
qui défraya la chronique mais laissa Joan Chen quelque peu
dans l’ombre (8). Elle y interprète Madame Yee (selon la
graphie du film), une Shanghaïenne type des années 1940, que
la guerre condamne à ne sortir que brièvement, et à passer
son temps à d’interminables parties de mahjong pour tromper
l’ennui. Son salon a une atmosphère
feutrée, scandée par le bruit sec des jetons de mahjong,
tandis que les dialogues incisifs et le jeu subtil des
regards font naître un malaise à fleur de peau.
Dans cette
ambiance délétère, Joan Chen mène le jeu. Elle devient le
symbole même de la Shanghai au bord du gouffre qui conserve
cependant encore toute l’élégance raffinée contre laquelle
le communisme va ensuite s’acharner en la taxant de
décadente.
2.. Le second rôle
de Joan Chen dans un film chinois, cette même année 2007,
est dans
« Le soleil se lève
aussi » (《太阳照常升起》)de
Jiang Wen (姜文).
Sorte
derêve enchanté placé
dès le départ sous le signe de la folie et de l’absurde, le
film se présente comme un puzzle dont les différentes pièces
ne se raccordent et ne prennent sens que lors des séquences
finales. Les trois premières parties donnent
l’impression de contes de teneur et de style totalement
différents, la troisième renvoyant cependant à la première,
jusqu’à ce que la dernière partie vienne magistralement lier
le tout, mais en restant elliptique, et préservant ainsi une
part de mystère et de merveilleux.
Si l’on veut tenter
une explication linéaire, cependant, on a une double
histoire d’amour trahi sur fond historique tragique, de
1958, l’année du lancement du Grand Bond en avant, à 1976 ,
l’année de la mort de Mao et de la fin de la Révolution
culturelle. Il y a donc une corrélation étroite entre les
soubresauts de l’histoire et les destinées des personnages,
mais l’histoire n’est qu’une toile de fond à peine
esquissée.
Joan Chen apparaît
dans la deuxième partie, la plus déroutante, sans doute, car
traitée sur un mode de farce volontairement incongrue,
dénonçant les absurdités de la Révolution culturelle, et en
particulier la répression sexuelle dont elle fut l’une des
caractéristiques et qui donne ici des scènes très drôles,
avec citation du grand classique de l’époque, « Le
détachement féminin rouge ». C’est dans cette ambiance
loufoque que Chen interprète une doctoresse à laquelle le
scénario a confié une scène de séduction : elle le joue
comme une caricature des scènes du même genre dans les films
du répertoire, et comme un clin d’œil à certains de ses
rôles…
3. Joan Chen est
ainsi devenue au fil du temps et des tournages une figure
iconique aux multiples facettes. Le personnage qu’elle
interprète ensuite dans un film chinois est une référence
directe à celui qui l’a rendue célèbre, celui de la « petite
fleur » du film éponyme. Il s’agit de
« 24
City » (《二十四城记》),
de Jia Zhangke, réflexion sur l’histoire où la fiction se
fond dans le réel, selon un procédé cher à l’auteur et porté
ici à son apogée. L’œuvre a été présentée par le réalisateur
comme une sorte de poème épique populaire (平民史诗
píngmínshǐshī)
Dans 24 City
prenantl’histoire d’une
vieille usine de Chengdu, et de Chengdu en général, comme
symbole des mutations urbaines et sociales de la Chine au
cours du demi-siècle écoulé, et s’attachant à en dépeindre
les conséquences profondes sur la vie des gens.
« Still life »
était une amorce de réflexion sur le passé, un passé dont
les vestiges disparaissaient de manière emblématique sous
les eaux du barrage des Trois Gorges. Mais il s’agissait
plus d’une réflexion sur le présent, confronté à la rupture
brutale avec le passé. « 24 City » représente une nouvelle
progression dans la pensée du réalisateur : dans ce film, il
se penche sur le passé (l’histoire des cinquante dernières
années) pour expliquer le présent, et ce à travers les
témoignages de trois femmes représentant trois générations
d’ouvrières de l’usine.
Joan Chen
représente la deuxième génération. Son jeu est tellement
naturel que, lorsqu’elle intervient, après le témoignage
nostalgique de véritables ouvriers et ouvrières de l’usine
qui va disparaître, on ne sent aucun hiatus. Elle
explique qu’elle
fut mutée là en 1978. Shanghaïenne et jolie, elle fit
sensation : on la surnomma « pièce standard » (赡标淮件),
puis « petite fleur »
(小花),
mais elle ne trouva pas pour autant un époux, et vit
maintenant seule, comme beaucoup d’autres, qui, elles, ont
divorcé ; elles se retrouvent pour chanter et jouer au
mahjong. Et d’ailleurs elle se maquille pour aller chanter…
Le
surnom de « petite fleur », bien sûr, est une référence au
film qui a lancé Joan Chen, parce que les ouvriers
trouvaient qu’elle ressemblait à l’actrice que tout le monde
adulait à l’époque. La trouvaille est géniale, et l’on se
sent brusquement flotter entre le réel et la fiction, en
revenant aux sources de la célébrité de l’actrice, qui fait
d’autant mieux corps avec son personnage de fiction. Le
cinéma chinois, se prenant pour référence, dessine là un
cycle qui le ramène subtilement à ses origines, symbolisant
une époque, symbolisée par l’actrice.
Séquence principale avec Joan Chen, dans 24 City
Pendant toute cette période, il est vrai, Chen Chong n’a pas
tourné qu’en Chine ; elle partage désormais son temps entre
San Francisco et Shanghai, avec des incursions en Australie.
Elle continue ainsi à représenter, dans le cinéma américain,
la figure emblématique de l’Asiatique à cheval sur deux
cultures, mais revendiquant désormais son identité, comme
dans le film d’Alice Wu « Saving Face », tourné la même
année que « Jasmine Flowers », ou « Americanese » de
l’activiste Eric Byler (2006). De ce côté-là, les thèmes du
cinéma américain ont été renouvelés par le mouvement « Asian
American » né dans les années 1970, dans la mouvance de
Martin Luther King, et lui ont offert des rôles plus
intéressants, mais qui constituent finalement un autre
cliché.
Le
cinéma chinois est pour elle un vivier bien plus profond, où
elle retrouve ses racines. Mais surtout, douze ans après
« Xiu Xiu » et son interdiction de tournage, Joan Chen a
enfin tourné la page : elle est à nouveau passée derrière la
caméra.
2012 : nouveau départ comme
réalisatrice ?
Shanghai Strangers
En
2011, Joan Chen a atteint la cinquantaine, l’âge où
Confucius disait « connaître le décret du Ciel » après avoir
éliminé les incertitudes. C’est aussi un âge où l’on fait le
point, et où l’on peut envisager un nouvel avenir.
Cet
avenir, pour Joan Chen, semble se dessiner comme un retour
aux origines. Elle a réalisé un court métrage de 24 minutes
qui sort quasiment en même temps au festival de Hawaï et à
la première
Biennale du cinéma chinois (China
Onscreen Biennal), à
Los Angeles, en octobre 2012. Il s’intitule
« Shanghai
Strangers » (《非典情人》)et elle
le décrit comme « un chant d’amour en forme de haiku à
Shanghai, ville où je suis née et où j’ai grandi, et dont
l’image est celle qui revient le plus fréquemment dans mes
rêves. ».
C’est aussi un pont vers le passé, comme pour abolir douze
ans de silence, forcé ou imposé : le personnage principal
s’appelle Xiu Xiu…
Notes
(1) Les
Hundred Flowers awards,
ou Prix des cent fleurs (大众百花奖),
ont été créés en 1962,
mais la cérémonie de 1980 était la première après une
interruption de dix ans pendant la Révolution culturelle,
son impact fut d’autant plus grand.
(2) Ce rôle est
resté tellement emblématique que Jia Zhangke en a repris le
symbole dans
« 24
City » (《二十四城记》). Voir ci-dessous.
(3) Si l’on excepte
l’affligeante comédie, sortie la même année, de
Frankie Chan «Good-bye my love» (《恶男》)-
où Chen Chong est
tellement mal dirigée qu’elle en arrive à surjouer.
(6) Lü Yue était
alors réputé pour son travail avec
Tian Zhuangzhuang et
Zhang Yimou : il avait été le chef opérateur de « On the
hunting grounds » (《猎场扎撒》)
pour le premier, de « Vivre ! » (《活着》)
et
« Shanghai Triad » (《摇啊摇,摇到外婆桥》)
pour le second.
(7) On peut esquisser
un parallèle avec deux autres actrices qui ont connu un
parcours semblable : Catherine Deneuve
et Sophia Loren, qui ont également répondu aux sirènes de
Hollywood, avant de revenir sur le sol natal et s’y
épanouir. Pour la première, ce fut après « Les Demoiselles
de Rochefort », en 1967 ; elle tourna alors dans des films
médiocres, avant de rencontrer François Truffaut, en 1969,
qui fera d’elle, ironiquement, « La sirène du Mississipi »,
et la grande actrice qu’elle n’a cessé d’être ensuite. La
seconde a connu sa « période hollywoodienne » entre 1957 et
1961, pendant laquelle elle a tourné avec les grands
réalisateurs du moment, Negulesco, Hathaway, Cukor, Lumet,
et autres, son rôle dans « L’orchidée noire » de Martin Ritt
lui valant la coupe Volpi de la meilleure actrice à la
Mostra de Venise en 1958 ; mais elle aussi ne verra sa
consécration que lorsqu’elle reviendra vers ses racines et
tournera avec Vittorio de Sica.
(8) Sur
l’adaptation de la nouvelle de Zhang Ailing par Ang Lee,
voir :