|
“Two
Stars of the Milky Way “ : chef d’œuvre méconnu des
dernières années du cinéma muet
par Brigitte
Duzan, 16 novembre 2011
« Two Stars
of the Milky Way » (《银汉双星》)
est un film réalisé par
Shi Dongshan (史东山) en 1931, c’est-à-dire à l’apogée du cinéma muet en Chine.
C’est un
film qui s’inscrit dans la production de la Lianhua
(联华影业公司),
studio réputé pour sa ligne résolument de gauche. Il
peut d’ailleurs à cet égard être considéré comme un
manifeste des orientations socio-politiques du
studio et de ses réalisateurs, dont Shi Dongshan.
C’est un
film à valeur documentaire sur la Shanghai du début
des années 1930 et de sa vie culturelle et
artistique, reflet de l’avant-garde européenne
contemporaine dans ses aspects les plus brillants,
mais qui cache pourtant en son sein une survivance
des pires aspects de la société traditionnelle que
la conclusion s’attache à dénoncer.
|
|
Affiche/DVD |
Un scénario
brillamment adapté d’un roman de forme classique
Zhang Henshui |
|
Le scénario
est adapté d’un roman de
Zhang Henshui (张恨水)
(1),
écrivain populaire qui connut un grand succès dans
les années 1920-1930 avec des œuvres inspirées de la
littérature classique en langue vernaculaire, à
l’opposé de la littérature prônée par les
intellectuels progressistes du
mouvement du 4 mai.
C’est là
une première ambiguïté. Il s’agit en effet d’une
histoire classique de deux jeunes amoureux dont
l’amour naissant est contrarié par le mariage
arrangé de l’un d’eux. Le scénario conserve cette
trame narrative de base, mais en y introduisant des
éléments contemporains qui en font un document
unique et fascinant sur la Shanghai de l’époque, sur
la vie dans les milieux de l’élite artistique et
intellectuelle, et en particulier sur le milieu du
cinéma.
L’adaptation est en effet signée Zhu Shilin (朱石麟),
célèbre
|
réalisateur, mais
à partir de 1934.
Issu
d’une
famille de hauts fonctionnaires du Jiangsu qui le
destine à une
carrière bancaire, il entre dans le milieu du cinéma par la
petite porte, en écrivant des synopsis de
films pour
un
cinéma de Pékin dont le
propriétaire
était
Luo Mingyou (罗明佑),
le futur créateur
de la Lianhua.
Zhu Shilin
entre d’abord
comme traducteur dans sa première
société,
la Huabei (华北电影公司). Puis, en 1930, Luo Mingyou lui confie toute la partie production de la
Lianhua ; Zhu Shilin écrit alors les scénarios de
plusieurs films produits par la compagnie, dont «
Two Stars of the Milky Way ».
L’histoire
tourne autour de celle d’un studio de cinéma qui
ressemble beaucoup à la Lianhua. Au début, un
cinéaste est en train de tourner un film ; il a
besoin d’une chanteuse. Or, dans une vaste demeure
proche du lieu du tournage, habite un musicien et sa
fille, Li Yueying (李月英).
Celle-ci a une très belle voix et, qui plus est, est
aussi très belle ; mais, élevée dans la stricte
tradition, elle ne se produit que pour des
spectacles de charité. Elle finit cependant par
accepter de jouer dans le film du réalisateur. |
|
Zhu Shilin |
Dans le cours du
tournage, elle tombe amoureuse de son partenaire, Yang Yiyun
(杨倚云), un acteur déjà célèbre, et son sentiment semble partagé. Le film est
un immense succès, et les deux interprètes sont portés au
pinacle. Ils forment un couple tellement parfait que tout le
monde complote pour les marier. C’est alors qu’un cousin
vient rappeler à Yang Yiyun qu’il est déjà marié, à une
épouse que lui a choisie sa mère et qu’il ne peut abandonner
sans contrevenir aux usages et sans la mettre en danger ; il
ne peut non plus réduire Li Yueying au rôle de seconde
épouse.
Yang Yiyun est
obligée de renoncer à elle. Pour ne pas lui avouer son
mariage, il feint d’être amoureux d’une autre actrice qui le
poursuit de ses assiduités. Li Yueying blessée repart vivre
auprès de son père, dans la grande demeure familiale, loin
des feux trompeurs de Shanghai.
Un film remarquable
par la réalisation comme par l’interprétation
Si le film,
cependant, est un chef d’œuvre, c’est par ses
qualités cinématographiques, autant que par son
scénario. « Two Stars of the Milky Way » est un
brillant exercice de style.
Réalisation
Le film est
un prétexte à nous montrer la Shanghai du début des
années 1930. C’est une ville moderne et qui se veut
telle, une ville qui vit en symbiose avec l’Occident
et ses modes, tout en conservant les
bases de la
tradition ancestrale. Nous sommes dans la droite ligne du
mouvement du 4 mai. |
|
Séquence initiale |
Le père de Li
Yueying est un musicien qui, dans sa vaste demeure à
l’ancienne, dans un paysage qui semble tiré tout droit d’un
tableau classique, compose des pièces inspirées de la
musique occidentale, devant le buste de Beethoven. Et quand
sa fille se produit dans un spectacle de charité, c’est dans
un théâtre art déco, dans un décor orientaliste et une
gestuelle rappelant la fièvre égyptienne des années
Li Yueying chantant
avec son père au début du film |
|
1920 un peu
partout en Occident, à commencer par Hollywood.
Art déco,
certes, mais art chinois kitsch aussi, comme dans ce
golf miniature avec ses mini pagodes et mini ponts
brisés… Le cinéma est devenu, ces années-là, à
Shanghai, un divertissement de masse, mais il se
crée tout autour d’autres divertissements qui ne
sont pas encore populaires et n’auront pas le temps
de le devenir. On est là très loin de l’atmosphère
du roman, et au plus près du génie du réalisateur. |
Interprétation
La direction
d’acteurs et les acteurs eux-mêmes sont un des facteurs
primordiaux de la réussite du film. Nous sommes à la fin du
muet, on a presque l’impression par moments que les
personnages vont se mettre à parler. Mais ils gardent
l’expressivité du muet, et la caméra s’attarde longuement
sur leurs visages aux moments cruciaux, heureux ou
fatidiques.
Les deux
acteurs principaux méritent une mention
particulière, et d’abord celui qui interprète Yang
Yiyun :
Jin Yan (金焰),
que l’on a surnommé le « Rudolph Valentino
chinois ».
Il était
d’origine coréenne, fils d’un docteur qui faisait de
la résistance anti-japonaise alors que la Corée
était occupée par le Japon. Son nom de code était
« Flamme d’or » (金焰),
nom que reprendra son fils quand il deviendra
acteur. En 1912, pour éviter d’être arrêté, le
docteur Kim s’enfuit avec toute sa famille en Chine,
et alla s’installer à Tianjin. A sa mort, en
|
|
Li Yueying devenue
star |
1918, le jeune
Duk-lin fut confié à une tante à Shanghai. En 1927, il
trouva un petit travail comme apprenti technicien à la
Xinmin, l’un des petits studios de Shanghai, mais commença
en même temps à jouer des petits rôles.
Les deux acteurs après
leur premier différend |
|
Ne
réussissant pas à obtenir de contrat, cependant, il
entra dans la société d’art dramatique de Tian Han.
C’est donc un acteur passé par une solide formation
théâtrale, et on le retrouve dans chacun de ses
gestes et dans ses expressions de visage. Il
commença véritablement sa carrière dans un film de
Sun Yu en 1929. Puis il entra à la Lianhua où, en
1931-32, il joua dans une dizaine de films, dont
« Two Stars of the Milky Way ».
Il y
rencontra Wang Renmei (王人美)
qui interprétait le rôle de Li Yueying. Le plus
étonnant |
est que le
scénario du film se trouva parfaitement calqué sur la
réalité, l’histoire du mariage arrangé de Yang Yiyun en
moins. Par ailleurs, Wang Renmei faisait ses débuts au
cinéma, mais c’était déjà une star de la scène musicale, et
son rôle dans le film était donc parfaitement adapté.
La relation
entre les deux interprètes se renforça ensuite au
fur et à mesure de leurs collaborations ultérieures
et, le jour de l’An 1934, lors d’une soirée donnée
par le studio, ils annoncèrent leur mariage,
pratiquement comme dans le film. Les choses
commencèrent à se gâter lorsque Jin Yan refusa
obstinément de jouer pour les Japonais, les
obligeant à vivre dans une semi réclusion, puis
lorsqu’il partirent pour Chongqing où leurs
caractères finirent de les séparer.
Mais c’est
une autre histoire. En 1931, leur histoire
|
|
Yang Yiyun songeant
tristement à sa situation |
d’amour
personnelle se reflète dans l’émotion contenue avec laquelle
ils jouent leurs deux personnages, avec chacun une scène
d’anthologie où ils font preuve du meilleur de leur talent,
la caméra fixée sur leur visage reflétant leurs sentiments
intérieurs sans nécessité de mots superflus.
Musique
La musique
du film, telle que nous la connaissons, en est peut-être l’élément le plus
étonnant : une partition moderne, directement
influencée par la musique occidentale, mais pas
seulement, qui donne à tout le film son rythme
soutenu et renforce l’impression de modernisme qui
se dégage par ailleurs des décors et de la mise en
scène. Elle constitue l’élément structurant qui
donne sa parfaite cohérence à l’ensemble, en
permettant en particulier d’intégrer parfaitement
les séquences dansées, elles mêmes dans un style
incroyablement moderne. |
|
Li Yueying seule
auprès du fauteuil
de son père à la fin
du film |
Elle frappe dès le
générique. Mais le générique, justement, semble nous donne une clef :
parmi les « conseillers musicaux » figure une figure
controversée mais célèbre de la scène musicale shanghaienne
de l’époque : Li Jinhui (黎锦晖).
Li Jinhui |
|
Originaire
du Hunan, attiré par la musique populaire,
professeur de mandarin et de musique, il commença
très tôt à explorer des genres nouveaux et à
composer des musiques originales influencées par
l’opéra traditionnel local et une sorte
d’accompagnement de monologues aux percussions,
appelé huāgǔxì (花鼓戏).
Il s’attacha à adapter des chants populaires
régionaux, ce qui le mit au ban de la profession
musicale qui ne s’intéressait qu’à la musique
romantique ou aux formes sophistiquées d’opéra comme
le kunqu.
Mais cette musique ne
nous est malheureusement pas parvenue. Celle que
nous connaissons est l’œuvre récente d’un
compositeur japonais : il a signé une partition
d’une sorte de musique répétitive jouée sur
synthétiseur qui est parfaitement adaptée au film.
Elle s’intègre tellement bien aux différentes scènes
que l’on n’imagine plus le film sans elle.
|
Un manifeste du
studio Lianhua
Le film est enfin
un extraordinaire document sur le cinéma de l’époque : le
réalisateur met en scène le cinéma dans le cinéma, autant
que le film dans le film. Il donne même leur propre rôle à
ses amis, Cai Chusheng, Sun Yu, Wang Cilong, dont les noms
apparaissent au générique parmi les acteurs.
« Two Stars of
the Milky Way » commence avec le tournage d’un film dans le
film. On
voit comment on tournait en extérieur, au milieu de la foule
des badauds, paysans, coolies qui formaient des figurants
plus vrais que nature.
Mais surtout, la
Lianhua en profite pour proclamer ses idéaux progressistes.
Le cinéma en Chine était sur la voie de la modernité, et
cette modernité comportait des valeurs morales, une mission
sociale. Elles sont énoncées par le directeur du studio du
film dans le film, parlant dans son superbe bureau lors
d’une réunion de travail : « Nous, cinéastes, avons une
mission à accomplir : diffuser les valeurs de notre peuple
et contribuer à éduquer les spectateurs par le biais de
l’écran. »
La morale du film
reste celle de la morale traditionnelle, bien que le film
soit aussi une critique du mariage arrangé. « Two Stars of
the Milky Way » se présente ainsi comme un film résolument
moderne, mais un film de transition. Il tient encore des
films urbains de la décennie précédente, avec leur idéologie
moralisatrice, qui plaisaient encore à un vaste public. Mais
il annonce les films de gauche qui vont se développer à
partir de 1932, l’année suivante.
Il reste cependant
une œuvre unique par son esthétique.
Le film
(avec traduction des intertitres en anglais)
(1) Sur Zhang
Henshui (张恨水) voir :
http://www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_Zhang_Henshui.htm
Le roman a été publié
à l’origine dans le « Magazine illustré du Huabei »
(《华北画报》), au tout début des années 1920, juste avant
« L’ histoire officieuse de la capitale » (《春明外史》) ,
roman-fleuve qui fut le premier grand succès de
Zhang Henshui. Il décrit l’amour entre un acteur et
une actrice de cinéma, mais le thème est celui
habituel chez
l’auteur : le conflit entre l’amour et
l’argent.
Ce fut le premier roman de Zhang Henshui adapté au
cinéma. Il a disparu des bibliothèques en Chine, on
ne le trouve guère plus, très rarement, que
d’occasion, dont cet exemplaire illustré par des
scènes du film.
|
|
Roman « Two Stars of
the Milky Way » |
La page illustrée des
photos du film |
|
|
La page illustrée des
photos du film |
|
|
|
|