« La vie de
Wu Xun » (《武训传》)
a eu un énorme succès quand il est sorti, en février
1951. Proclamé comme étant l’un des dix meilleurs
films réalisés en 1950, il a été projeté pendant
près de trois mois dans des salles pleines, dans
toute la Chine…
… jusqu’à
ce que, le 20 mai 1951, un éditorial du Quotidien du
Peuple vienne briser net cet élan, et déclencher une
campagne de critiques dont la virulence finit par
ruiner la carrière du réalisateur,
Sun Yu (孙瑜),
pourtant l’un des plus brillants de sa génération.
C’était il
y a soixante et un ans exactement. Or, le 15 mars
dernier, aussi soudainement que s’était déchaînée la
critique, le film est sorti en DVD, et qui plus est
restauré. L’histoire mérite un retour en arrière…
1.
Genèse et histoire du film
Tout a
commencé pendant la guerre, alors
L’ancienne affiche du
film (1951)
que Sun Yu était
replié à Chongqing. Pendant l’été 1944, il rencontre un
éducateur du nom de Tao Xingzhi (陶行知),
qui lui remet un livre, « La vie illustrée de monsieur Wu
Xun » (《武训先生画传》),
en espérant que l’histoire lui donnera envie d’en faire un
film.
La véridique
histoire de Wu Xun
Sun Yu
apprend en le lisant que ce Wu Xun était né en 1838
dans le district de Tangyi, au Shandong (山东堂邑),
et qu’il y était mort en 1896. Comme il était très
pauvre, il n’avait pas pu faire d’étude, et,
illettré, avait été méprisé et escroqué par les
riches. Il avait donc décidé de mendier pour
collecter des fonds afin de fonder une école où les
enfants pauvres puissent apprendre à lire et à
écrire.
Il avait
passé trente ans à mendier, et, à l’âge de cinquante
ans, avait réussi, peu à peu, à fonder trois écoles,
continuant à mendier jusqu’à sa mort pour les
entretenir. Il s’était ainsi attiré les louanges de
l’empereur Guangxu qui avait chargé le contrôleur
général du Shandong de lui faire construire une
arche commémorative. Après sa mort, il avait été
honoré des titres de « mendiant des écoles » (“义乞”)
et « saint mendiant » (“乞圣”).
La vie de Wu Xun en
livre illustré
Wu Xun enfant
Cette
histoire de Wu Xun se livrant à la mendicité pour
fonder des écoles (“行乞兴学”)
émut profondément Sun Yu qui trouva que c’était
effectivement un très bon sujet pour un film. Quand,
en 1945, il partit aux Etats-Unis, il emmena avec
lui le livre de Tao Xingzhi et commença à écrire une
esquisse de scénario. Pendant le voyage de retour en
Chine, à l’automne 1947, il écrivit quelques
scènes et commença à se faire une idée plus précise
des différents rôles.
Premier scénario
En arrivant
en Chine, il était décidé à tourner « La vie de Wu
Xun » (《武训传》).
A la fin du mois de janvier 1948, à Nankin, il
acheva de rédiger un scénario très simple, basé sur
l’histoire réelle de Wu Xun.
Il
décrivait la misère de Wu Xun enfant, obligé de
mendier pour vivre, méprisé, dans le village, des
enfants de riches qui avaient la chance d’étudier
dans l’école privée (私塾).
Un jour, il rassemble tout son courage pour aller
voir le directeur de l’école et le prier à genoux de
Wu Xun jeune
l’admettre à
l’école. Mais l’autre s’indigne de voir un mendiant tenter
de forcer la porte de son école et le chasse après l’avoir
frappé de sa baguette.
Les pauvres maltraités
Wu Xun est
réduit à s’embaucher comme petit domestique chez un
riche lettré. Au bout de trois ans, comme sa tante
est malade, il veut rentrer chez lui et va demander
le paiement de ses gages. Profitant de ce qu’il ne
sait pas lire, l’homme le chasse en prétendant
qu’ils ont déjà été payés, en s’appuyant sur un
livre de comptes falsifié. C’est alors que Wu Xun
décide de fonder des écoles pour les enfants
pauvres, pour qu’ils ne soient plus victimes
d’escroqueries de ce genre, et se met à mendier pour
réunir les fonds nécessaires.
Ce premier scénario
était totalement laudatif : il dépeignait les vicissitudes
endurées par Wu Xun et rendait hommage à sa force d’âme,
gage de sa réussite.
Entrée de Sun Yu au
studio Kunlun et rencontre avec Zhou Enlai
Une fois
son scénario achevé,
Sun Yu alla le proposer au
studio Kunlun (昆仑影业公司),
créé par d’anciens réalisateurs de la Lianhua
revenus à Shanghai après la fin des hostilités. Il y
avait là les grands noms du cinéma de Shanghai, dont
le grand acteur Zhao Dan (赵丹)
auquel Sun Yu pensait pour interpréter le rôle de Wu
Xun – il était lui-même originaire du Shandong et
l’histoire lui tira des larmes, il accepta le rôle
avec enthousiasme.
Sun Yu
entra au studio Kunlun en février 1949, mais le
studio était déjà occupé par le tournage de deux
films, dont un avec Zhao Dan : le célèbre « Corbeaux
et moineaux » (《乌鸦与麻雀》)
de Zheng Junli (郑君里).
Il fallait attendre.
En
attendant, le 20 juin 1949, Sun Yu participa à une
grande réunion, la première assemblée des
représentants des
Wu Xun mendiant
travailleurs de la
culture et des arts de la Chine nouvelle (第一次文学艺术工作者代表大会)
où Zhou Enlai fit un rapport politique de quatre heures. Un
soir, eut lieu un grand dîner auquel participait le premier
Wu Xun haranguant une
élève
ministre.
Ayant réussi à l’approcher, Sun Yu lui glissa qu’il
avait l’intention de tourner un film intitulé « La
vie de Wu Xun » et lui demanda ce qu’il en pensait.
Zhou Enlai
réfléchit un instant et lui répondit qu’il avait
entendu dire que Wu Xun avait fondé trois écoles
privées, mais que, à sa mort, elles avaient été
récupérées par les propriétaires terriens locaux ;
néanmoins, comme il y avait beaucoup d’autres
personnes qui voulaient aussi connaître l’opinion du
premier ministre sur d’autres sujets, il ne put pas
en dire plus. Ces
quelques paroles
furent cependant source de réflexion et d’inspiration pour
Sun Yu.
Modification du
scénario et début du tournage
Sun Yu
discuta ensuite longuement du scénario avec Zheng
Junli, Zhao Dan et d’autres membres de l’équipe du
studio. Tout le monde était d’accord pour dire que
l’attitude de Wu Xun souffrant mille privations et
difficultés pour fonder des écoles pour les enfants
pauvres était quelque chose d’admirable, mais que
ces écoles n’étaient pas la solution pour changer
fondamentalement la situation des pauvres et qu’il
fallait ajouter une note critique dans le film –
certains proposèrent même de changer le titre en
« Biographie critique de Wu Xun » (《武训评传》). Alors, Sun Yu décida de réviser son scénario.
Confrontation
Tel qu’il était, il
faisait l’éloge de la vie de Wu Xun comme exemplaire : une
mendicité altruiste pour le bonheur des pauvres par
l’éducation. C’était un drame ordinaire (正剧).
Mais tout le monde, dans le studio, pensait qu’il fallait
insister sur ce qu’avait souligné Zhou Enlai : l’échec final
de ses écoles et de son projet éducatif, inhérent à une
pensée erronée. Wu Xun, du coup, devint une figure
tragique, et le scénario une tragédie (悲剧).
Le tournage débuta
en décembre 1949.
Nouvelles
modifications et enquête sur le terrain
L’armée rebelle de
Zhao Da
Début 1950,
le studio reçut la visite de trois dignitaires du
Parti, responsables du cinéma pour la ville de
Shanghai, dont Xia Yan (夏衍).
Sun Yu leur exposa les détails du scénario remanié,
sur quoi Xia Yan suggéra deux modifications
supplémentaires, l’une au début et l’autre à la fin.
La
séquence initiale montrait, après l’enterrement
de Wu Xun, une maîtresse d’école racontant à ses
enfants et petits-enfants l’histoire de la fondation
des écoles ;
cette séquence fut
remaniée pour intervenir après la « Libération », en 1949 :
une institutrice raconte la même chose, mais pour le 111ème
anniversaire de la naissance de Wu Xun. De la même manière,
la séquence finale fait intervenir, en écho, cette
même institutrice qui conclut le film en disant : « Sur la
base de nos conceptions actuelles, nous pouvons aujourd’hui
faire la critique de Wu Xun. » (“用今天的观点对武训加以批判”).
Après quoi, en
février,
Sun Yu et son équipe partirent au Shandong, dans le
village natal de Wu Xun : Liulin, dans le district de
Tangyi (堂邑县柳林镇).
Ils visitèrent son école et se rendirent sur sa tombe, puis
écoutèrent les anciens du village raconter leurs souvenirs
de Wu Xun et toutes sortes d’anecdotes sur sa vie à mendier.
Fin du tournage et
ultimes remaniements
Alors que
le tournage touchait à sa fin, le studio demanda à
Sun Yu de faire un film plus long, en deux
parties. Sun Yu se remit donc au travail pour
imaginer des séquences supplémentaires, insistant
sur les malheurs et difficultés rencontrés par Wu
Xun, et sur sa force de caractère. C’est alors que
fut rajoutée, en particulier, une séquence onirique
où Wu Xun voit en rêve le riche personnage qui l’a
escroqué dans son enfance expier ses péchés et
brûler dans les feux de l’enfer (1).
Le rebelle
Mais, sur une idée
de Zheng Junli, Sun Yu rajouta également le personnage de
Zhou Da (周大)
plus deux personnages imaginaires (un voleur et un gardien
de prison) dont l’histoire parallèle constitue une seconde
ligne narrative. Propriétaire terrien, Zhou Da devient dans
le film un ancien combattant de l’armée des Taiping échappé
de prison qui forme autour de lui une armée rebelle pour
lutter contre les autorités corrompues et les tyrans locaux
abusant du peuple. Il s’agit donc de l’opposition
fondamentale dans la tradition chinoise : la force des armes
opposée à celle de la culture et des lettres, que défend Wu
Xun.
Autre scène du film
Mais Sun Yu
ajouta encore deux scènes qui soulignent le côté
tragique du personnage. L’une tend à montrer
l’erreur « idéologique » de Wu Xun et laisse
présager son échec final : quand, après avoir créé
sa première école, il y reçoit son premier élève,
Zhao Guangyuan (赵光远),
il reste comme frappé par la foudre lorsque celui-ci
lui déclare : « Je vais bien étudier, comme ça je
pourrai devenir fonctionnaire. » L’autre séquence
montre le vieux Wu Xun refusant l’habit jaune offert
par l’empereur, et feignant la folie pour ne pas
avoir à le
remercier de sa bienveillance.
Un effort spécial a
été fait pour accentuer le poids de la « féodalité ». Et, à
la fin, c’est Zhou Da et ses coupe-gorge préfigurant les
forces révolutionnaires qui ont le dernier mot, s’écriant en
partant au galop : « C’est à nous qu’appartient l’avenir, à
nous, le peuple ! » (“将来的天下都是咱老百姓的”).Wu
Xun, lui, est du mauvais côté de l’Histoire.
Vidéo retraçant
l’évolution de l’histoire du film
2. Critique et
interdiction
Finement mis en
scène, remarquablement interprété par Zhao Dan, et le fils
de Sun Yu, Sun Donguang (孙栋光),
dans le rôle de Wu Xun enfant, le film eut un immense succès
à sa sortie.
Les remaniements
subis avaient quelque peu altéré le projet initial et
l’équilibre de l’ensemble, mais on pouvait penser qu’ils
avaient suffisamment relativisé le point de vue en tenant
compte de la ligne idéologique du nouveau régime pour ne pas
prêter le flanc à la critique. Il avait eu l’appui de
personnalités comme Xia Yan et Cai Chusheng, alors directeur
de la commission artistique du cinéma, qui avait même signé
l’un des dialogues.
La surprise fut
donc d’autant plus brutale lorsque la critique se déchaîna
soudain.
Attaque de Mao
Zedong, enquête de Jiang Qing et critique généralisée
Le film fut achevé
à la fin de 1950. Après une première sortie début février, à
Shanghai et Nankin, où le film reçut un chaleureux accueil
du public et de bonnes critiques,
Sun Yu partit le 21
février à Pékin avec une copie du film pour le projeter aux
dignitaires du régime, à Zhongnanhai. Il se retrouva devant
une centaine de personnes, beaucoup plus que ce qu’il avait
pensé. A ses côtés, Zhou Enlai regarda le film avec une
grande concentration, mais sans commentaires, sauf pour
regretter la longueur d’une scène, qui fut aussitôt coupée.
Le 25 février, le
film sortit sur les écrans de la capitale. Il fut reçu avec
enthousiasme, comme dans tout le pays ensuite, placé par la
critique en tête des dix meilleurs films réalisés en 1950.
Coup de tonnerre
Mais Mao n’était
pas à la projection de Zhongnanhai ; il se fit projeter le
film en privé quelques jours plus tard. Et, après trois mois
de silence, sa réponse tomba comme un couperet, dans un
éditorial du Quotidien du Peuple du 20 mai 1951
stigmatisant le caractère « réactionnaire » de la vie de Wu
Xun et appelant le pays entier à le critiquer : « Il faut
donner toute son importance au débat sur le film "La vie de
Wu Xun " » (《应当重视电影〈武训传〉的讨论》)
(2).
Faisant partie des
textes fondateurs de l’idéologie du nouveau régime,
l’éditorial pose le problème en termes politiques très
clairs :
L’éditorial du 20 mai
« La question
posée par « La vie de Wu Xun » est fondamentale. Doit-on
louer l’attitude écoeurante d’un personnage comme Wu Xun
qui, alors qu’il vivait à la fin de la dynastie des Qing,
pendant une période de lutte acharnée du peuple chinois
contre les agresseurs étrangers et les potentats
réactionnaires féodaux locaux, n’a même pas levé le petit
doigt pour combattre les structures de l’économie féodale,
voire ses superstructures, mais, bien au contraire, a mis
toute son énergie à promouvoir la culture féodale, tout en
briguant les faveurs des autorités féodales réactionnaires
afin de s’octroyer un statut bien au-delà de ce à quoi il
pouvait prétendre au départ ? Comment peut-on tolérer de le
voir érigé en exemple auprès des masses, tout spécialement
quand, ce faisant, on dénigre le slogan révolutionnaire
« servir le peuple » et que l’échec des luttes paysannes
révolutionnaires est pris comme prétexte pour accentuer la
louange du personnage ?... »
L’attaque n’était
pas totalement soudaine : elle avait été précédée, le 16
mai, d’une « note de la rédaction » (编者按)
du même journal qui dénonçait le film pour « dénigrer les
luttes révolutionnaires de la paysannerie, dénigrer
l’histoire de la Chine et dénigrer le peuple chinois ».
La condamnation du
film n’est pas anodine, et pas seulement inspirée par Jiang
Qing comme on le dit souvent. L’éditorial intervient en fait
dans un contexte de tension et de crispation du régime.
Contexte de tension
1950 a été une
année lourde pour le nouveau régime : elle a été marquée par
le début de la guerre de Corée et le lancement de la réforme
agraire. Les deux phénomènes ont provoqué un bouillonnement
d’activités « contre-révolutionnaires », y compris un
« complot » visant le président où étaient impliqués des
étrangers. Dans ce climat de tension, le 21 février 1951, le
président Mao signa un décret « relatif à la répression des
contre-révolutionnaires » qui entraîna un mouvement de
répression.
La Chine, en fait,
était dans une situation qui présentait des analogies avec
l’époque de Wu Xun : lutte contre l’agresseur américain en
Corée, révolution paysanne culminant dans la réforme
agraire, le tout nécessitant une forte mobilisation contre
les contre-révolutionnaires qui tentaient, « comme Wu Xun,
de nier la lutte des classes menée par le peuple opprimé »,
dixit Mao
Les premiers visés
sont les intellectuels, invités à réformer leur vision du
monde et à se rééduquer. La campagne contre « La vie de Wu
Xun » va servir de catalyseur à ce vaste mouvement de
rectification, tout en ébranlant les milieux
cinématographiques.
Enquête de Jiang
Qing
Il ne faut pas pour
autant minimiser le rôle de Jiang Qing : membre du comité
directeur du cinéma au ministère de la Culture, elle n’avait
pas réussi, l’année précédente, à obtenir une critique
publique du film « L’histoire secrète de la cour des Qing »
(《清宮秘史》)
de Zhu Shilin (朱石麟) ;
le film avait juste été banni des écrans (3). « La vie de
Wu Xun » lui donna l’occasion de se rattraper.
Elle mena, avec une
équipe de trois personnes, une enquête dont le compte rendu
fut publié du 23 au 28 juillet dans le Quotidien du Peuple,
avec des conclusions accablantes (4) : Wu Xun aurait été en
réalité un ancien propriétaire foncier qui aurait gagné de
l’argent par des prêts usuraires, et qui aurait sélectionné
les enfants de paysans moyens pour entrer dans ses écoles,
au détriment des pauvres, un réformiste confucéen qui
intoxiquait le peuple en le détournant de la lutte des
classes ; et qui plus est, un dévoyé amateur de femmes.
Pour caricaturales
qu’elles soient, ces conclusions firent leur effet. Mais une
campagne virulente contre le film s’était déchaînée bien
avant dans tout le pays.
Déferlement de
critiques
La colonne
« Activités du Parti » du Quotidien du Peuple lança la
critique dès la parution de l’éditorial de Mao Zedong, puis,
le 29 mai, c’est le courrier des lecteurs qui prit la
relève. Du 21 mai à la fin du mois de juillet, on compte
plus de 180 articles de toutes sortes sur le sujet dans la
presse nationale. Les noms d’oiseau se multiplièrent l’égard
de Wu Xun, ce que les Chinois appellent « chapeaux » (帽子), les quatre plus courants étant : « grand vaurien », « grand escroc »,
« grand propriétaire » et « grand usurier » (“大流氓”,“大骗子”,“大地主”,“大债主”),
plus quelques termes poétiques comme « cadavre momifié de
la féodalité » (“封建僵尸”).
Recueil des critiques
du film
Les principaux
responsables s’y mirent, dont Zhou Yang, alors directeur
adjoint du bureau de la propagande du Comité central du
Parti, qui attaqua le film début juillet dans le Quotidien
du Peuple, puis dans la revue Littérature du Peuple.
L’importance donnée
à la campagne est reflétée par son retour sur « l’affaire Wu
Xun » dans son intervention, le 24 septembre 1953, à la
seconde « conférence nationale des travailleurs des lettres
et des arts ». Il y souligna le rôle essentiel joué par
cette campagne dans la prise de conscience, par les
intellectuels, de la nécessité de séparer nettement les
idées réactionnaires bourgeoises de l’idéologie promue par
le Parti, fondée sur la lutte des classes. (5)
Le film fut donc un
outil dans la lutte idéologique du moment. Mais le plus
triste est qu’il brisa la carrière de
Sun Yu, qui était l’un des
plus brillants réalisateurs chinois de l’époque. Il ne put
réaliser que trois autres films avant sa mort, en 1990.
D’après son fils, il garda toute sa vie l’espoir de pouvoir
un jour le voir diffusé en Chine, mais en vain, malgré des
tentatives répétées.
Pourtant, en 1985,
Sun Yu et son film furent, en quelque sorte, réhabilités,
par un article du 6 septembre du Quotidien du Peuple, signé
de l’un des plus conservateurs des dignitaires du Parti, Hu
Qiaomu (胡乔木) :
« les critiques contre « la vie de Wu Xun », dit-il, ont été
partiales, excessives et grossières… » (对电影〈武训传〉的批判非常片面、极端和粗暴).
Mais le film resta banni.
3. Sortie d’un
DVD en mars 2012
« La vie de Wu
Xun » a ensuite été projeté à de rares occasions, en
particulier en 2003 en France, à la cinémathèque de Paris,
dans le cadre d’une rétrospective des œuvres de Sun Yu (6).
Vingt ans après sa
« réhabilitation », il a été projeté une fois en Chine :
c’était en 2005, à Shanghai, une projection exceptionnelle
pour le 90ème anniversaire de la naissance de
Zhao Dan (mort en 1980). Puis le film retrouva son tiroir.
C’est donc avec un
étonnement compréhensible que l’on a appris, le 15 mars
dernier, la sortie d’un DVD du film, qui a d’ailleurs très
vite été épuisé, malgré un prix de 99 yuans. Il est vrai
qu’il est assorti de la mention « à usage de recherche
seulement », il n’empêche que c’est une initiative aussi
soudaine que singulière. Plusieurs raisons peuvent être
avancées :
La couverture du DVD
sorti en mars 2012
-D’une
part, le film avait été attaqué par Mao lui-même, et pour
des raisons idéologiques fondamentales. Il était difficile
de revenir dessus. Il a fallu quelqu’un comme Hu Qiaomu, qui
ne pouvait pas être suspect de laxisme idéologique, pour se
permettre de suggérer que la critique avait été pour le
moins excessive ; mais les choses en étaient restées là. Il
semblerait qu’elles aient évolué.
-
D’autre part, le film fut aussi critiqué pour avoir défendu
un fondateur d’écoles privées, à un moment où le régime
mettait en place un système d’éducation public, lui aussi
fondamental.
-
Mais la principale raison, peut-être, est que Wu Xun fut
glorifié comme modèle de confucianiste, une sorte de saint
faisant de l’éducation du peuple un devoir fondamental. Ce
n’est pas tellement la prétendue sainteté du personnage qui
avait agacé Mao, mais bien plutôt les valeurs confucéennes
qu’il véhiculait.
Or, nous nous
trouvons dans un contexte où le régime chinois est en train
de redonner vie à un confucianisme revu pour les besoins du
pouvoir. La soudaine réhabilitation du film s’inscrirait
logiquement dans ce contexte.
La sortie du DVD se
situe par ailleurs dans le cadre d’un programme de
restauration de films anciens annoncé officiellement lors
d’une conférence de presse à Pékin, le 19 mars, par le
directeur des Archives de Pékin.
Or le programme
comprend pour l’instant trois autres titres : « Au
carrefour » (《十字街头》),
un film de 1937 de Shen Xiling (沈西苓)
avec Zhao Dan, l’acteur interprétant Wu Xun dans le film de
Sun Yu, et deux productions de 1947 du même studio Kunlun -
« Les larmes du Yangzi » ou « Le Fleuve coule vers l’Est » (《一江春水向东流》),
de Cai Chusheng et Zheng Junli, « Huit mille lis de nuage et
de lune » (《八千里路云和月》)
de
Shi Donghan (史东山),
trois réalisateurs amis de Sun Yu qui ont participé à la
préparation de son film et à la rédaction du scénario.
Le cinéma chinois
continue d’être un instrument privilégié au service du
pouvoir pour l’éducation des masses, même s’il n’est pas
toujours facile d’en décrypter les messages.
Le film 1ère
partie
Le film2ème
partie
Notes
(1) Séquence qui
rappelle le rêve d’AQ dans le film de Cen Fan.
(5) Cela ne le
blanchit pas de toute responsabilité car il fut publiquement
accusé en 1967, avec Xia Yan, d’avoir aidé à l’achèvement du
film.
(6) A l’occasion de
cette rétrospective à la cinémathèque, deux articles furent
publiés sur le film et le réalisateur, l’un par le fils de
Sun Yu, Sun Dongguang (孙栋光),
et l’autre par Elizabeth Cazer. Voir les deux textes sur le
site du CDCC :
http://www.cdccparis.com/2008/05/sun-yu-1900-1990.html