L’univers de Tsai
Ming-liang en huit longs métrages
5. « Et là-bas quelle
heure est-il ? » 《你那边几点》
par Brigitte
Duzan, 13 juin 2012
Ce
cinquième long métrage de
Tsai Ming-liang
(蔡明亮)est à la
fois un hommage aux fantômes du passé et une
tentative de se libérer de leurs ombres.
Scénario en deux temps
Lee Kang-Sheng/Hsiao
Kang vit ici encore avec ses parents dans un
appartement de Taipei où la vie semble s’écouler au
ralenti. Il gagne sa vie en vendant des montres de
pacotille sur un passage pour piétons, près de la
gare. La mort de son père fait de sa mère une
maniaque persuadée que l’esprit de son mari va
revenir réincarné sous une forme ou une autre, ce
qui lui rend la vie impossible, mais donne des
scènes très drôles.
Par
ailleurs, une jeune femme prénommée Shiang-chyi,
comme l’actrice qui l’interprète (陈湘琪),
veut acheter une montre indiquant les fuseaux
horaires car elle s’apprête à partir pour Paris.
Ayant fini par se laisser convaincre
Et là-bas quelle heure
est-il ?
de lui vendre la
sienne. Hsiao Kang semble désormais habité par l’esprit de
la jeune femme, comme sa mère par celui de son mari. Il
court les rues de Taipei en changeant les heures des
pendules pour les mettre à l’heure de Paris, et regarde en
boucle une cassette piratée des « 400 coups » de Truffaut
qu’il a achetée à un vendeur dans la rue.
Pendant ce temps,
seule à Paris, Shiang-chyi tombe sur Jean-Pierre Léaud dans
un cimetière, puis fait une rencontre sans lendemain, d’une
Chinoise parlant français qui l’aide à déchiffrer un menu
dans un restaurant, mais lui fait ensuite des avances, la
nuit, dans l’appartement où elle l’a entraînée. Shiang-chyi
se retrouve seule au petit matin, endormie sur un banc des
Tuileries ; des gamins lui volent sa valise pour la faire
flotter sur le bassin du jardin, vision onirique de la
nature illusoire des biens et attachements de ce monde ;
elle est alors récupérée par un étranger de passage, qui
ressemble à s’y méprendre au père de Hsiao Kang…
Extrait
Résurgence
des ombres du passé
Rencontre avec JP
Léaud
On dirait que Tsai
Ming-liang a convoqué dans ce film tous les fantômes
qui lui sont chers, acteurs et réalisateurs qui font
partie inaliénable de son univers. Le premier, bien
sûr, c’est Truffaut, accompagné de son double à
l’écran, Jean-Pierre Léaud, dont les « 400 coups »
sont l’œuvre fétiche du réalisateur taiwanais : ils
représentent comme un univers parallèle, évidemment
métaphorique dans cette œuvre scindée, en deux
mondes temporels, qui est une méditation sur le
temps, et la réincarnation.
On retrouve les principaux
personnages des films précédents. Les parents de Hsiao Kang
sont interprétés par deux « ombre du passé », puisqu’il
s’agit des deux acteurs qui jouaient déjà les mêmes rôles
dans le premier long métrage de Tsai
Ming-liang (蔡明亮),
« Les rebelles du dieu néon » (《青少年哪吒》)
près de dix ans auparavant, et qui sont revenus
régulièrement hanter l’œuvre du réalisateur : Miao Tien (苗天),
également ancien acteur de
King Hu (胡金铨),
et l’actrice Lu Hsiao-ling,
alias Lu Yi-Ching (陆弈静).
Lu Hsiao-ling
aurait changé son nom pour des raisons superstitieuses qui
s’intègrent parfaitement dans l’atmosphère du film. On
navigue entre deux temps et deux espaces, le monde des morts
et celui des vivants, le réel et l’illusion, telle la mère
persuadée que l’esprit de son mari s’est bien réincarné,
mais dans un autre espace-temps, sans jamais trop savoir où
finit l’un et où commence l’autre, ce qui est évidemment la
magie du cinéma.
Construction sur
une idée cyclique
Le film est
structuré en scènes parallèles qui se répondent, dans
le style lent et statique cher au réalisateur : un
columbarium à Taipei et un cimetière à Paris, un chien tué à
Taipei et un steak tartare à Paris… Le seul lien entre les
deux univers est la montre achetée par Shiang-chyi,
véritable deus ex machina qui semble déclencher les
comportements absurdes et les phénomènes visionnaires,
traités avec l’humour décalé qui était déjà présent dans les
films précédents, et surtout dans
« The
Hole » (《洞》).
Le tout est
construit en cercle, correspondant
Symbolique récurrente
de l’eau
et des créatures
aquatiques
parfaitement à l’idée
suggérée d’une possible réincarnation et donc de cycle
vital, le père, ou l’esprit du père, réapparaissant, à la
fin, à Paris, et s’éloignant vers la grande roue installée à
l’entrée du jardin.
« Et là bas quelle
heure est-il ? » ne fait que suggérer, jouant sur l’illusion
et invitant à une relecture répétée, comme Hsiao Kang
regardant Antoine Doinel, pour tenter de dégager un sens qui
est finalement laissé à l’interprétation de chacun. Le film
est une vision onirique et énigmatique, un poème un peu
baroque qui se moque des apparences comme des croyances et
se joue de la réalité.
Hommage et
libération
Séquence finale
Dans ce film, par
l’intermédiaire de ses personnages et de ses acteurs, ici
Chen Shiang-chyi autant que Lee Kang-Sheng, Tsai Ming-liang
communique avec son père, décédé en 1992, et lui rend
hommage en se libérant en même temps de son ombre. C’est son
œuvre la plus intime, et sans doute la plus nécessaire. Tous
ses fantômes chers sont présents, mais c’est celui du père
qui est le plus important, celui dont il s’agit de se
libérer - le sien, mais aussi, d’ailleurs, celui de Lee
Kang-Sheng, décédé, lui, à la veille du tournage de
« The
Hole » (《洞》),
en 1997.
En ce sens,
l’œuvre de Tsai Ming-liang peut apparaître comme une sorte
de parcours mystique et « Et là bas quelle heure est-il ? »
comme un épisode permettant d’en franchir une étape.