L’univers de Tsai Ming-liang en huit longs métrages
1. « Les rebelles du dieu néon » 《青少年哪吒》
par Brigitte
Duzan, 11 juin 2012
Avec ce
premier long métrage,
Tsai
Ming-liang (蔡明亮)
campe le personnage de Hsiao Kang qui va devenir
récurrent dans son œuvre, sous une forme ou sous une
autre, mais toujours sous les traits de Lee
Kang-sheng (李康生) :
acteur fétiche, certes, mais qui n’est pas vraiment
son double, plutôt son alter ego, et son inépuisable
source d’inspiration.
On assiste
avec ce film à la création d’un univer, avec ses
personnages iconiques, ses symboles et souvenirs
émergents, et une approche narrative rompant la
tension dramatique.
Acteurs
fétiches
Il
interprète dans ce premier film un jeune en rupture
de ban qui passe son temps à écumer les rues de
Taipei, à pied ou à vélomoteur, et finit fasciné par
un jeune voyou,
Ah Tze (阿泽),
qui se fait de l’argent, avec une
Les rebelles du Dieu
néon
bande de copains,
en truandant les cabines téléphoniques et les machines de
jeux vidéo. C’est une
Affiche chinoise
vision du
nihilisme de la jeunesse désorientée du Taipei des
débuts des années 1990 et du désarroi de leurs aînés
dans un pays en proie à une modernisation qui efface
leurs repères traditionnels. C’est un peu
l’équivalent des films chinois des débuts de la
sixième génération, à la même époque sur le
continent, tourné, lui aussi, caméra sur l’épaule
pour mieux coller à la réalité filmée.
Si le film
est intéressant, c’est surtout parce qu’il définit
un style et introduit des thèmes et des acteurs que
l’on retrouve dans tous les autres films du
réalisateur par la suite. Tsai Ming-liang
s’interroge sur l’évolution des mœurs, le conflit
entre modernité et religion traditionnelle,
symbolisée par l’adhérence de la mère aux rituels
bouddhistes, et la déliquescence du noyau familial
représenté là par deux autres acteurs fétiches que
l’on retrouve dans les films suivants du
réalisateur, à partir de
« La
Rivière » (《河流》) :
Lu Hsiao-ling, ou Lu Yi-ching (陆弈静)
dans le rôle de la mère, et Miao Tien (苗天)
dans celui du père.
Souvenirs et codes
Celui-ci
est d’ailleurs, indirectement, un hommage au cinéma
cher à Tsai Ming-liang, celui découvert dans son
enfance : né en 1925 (et mort en 2005), c’est un
acteur qui a joué dans les grands wuxia pian
classiques de Hong Kong, depuis 1967 et le
« Dragon
Gate Inn » (《龙门客栈》)
de
King Hu (胡金铨),
auquel
Tsai Ming-liang rendra hommage en 2002, avec
« Good
Bye, Dragon Inn » (《不散》).
On trouve
aussi dans ce film les débuts de l’obsession
symbolique de l’eau qui sera omniprésente par la
suite : Ah Tze et son copain sont filmés volant les
pièces de monnaie d’une cabine téléphonique sous une
pluie torrentielle, et plus tard, le même Ah Tze, en
rentrant chez lui, trouve son appartement inondé…
Cette eau omniprésente est une vision allégorique de
la sexualité comme catharsis, ou plus généralement
des rapports avec l’autre, mais ne débouchant que
sur l’insatisfaction. La solitude des êtres est
noyée dans ce milieu malsain qui s’infiltre partout.
Rebels of the Neon God
Approche narrative
Lee Kang-sheng
Tsai
Ming-liang met surtout en place, dans ce premier
film, une approche narrative qui est à la fois
exploitation et subversion des techniques
habituelles de tension dramatique. Ainsi, dans l’une
des séquences clés du film, après avoir été témoin
d’un des larcins auxquels se livrent les jeunes
truands qu’il suit, Hsiao Kang se retrouve, après
leur fuite, enfermé la nuit dans la salle de jeu,
attendant d’être découvert là au petit matin ; mais,
si la caméra le filme endormi, puis montre l’arrivée
du vigile, la confrontation est éludée, et la
séquence suivante suit Hsiao Kang en liberté dans la
rue.
Tsai crée
des tensions qui ne se matérialisent jamais en
violence, sauf deux fois, pour marquer la collision
des deux univers : une première fois quand le jeune
Ah Tze, agacé par les coups de klaxon du père de
Hsiao Kang qui le suit en
voiture,
lui démolit son rétroviseur, et une seconde fois,
bouclant la boucle, quand Hsiao Kang se venge du
désintérêt que lui manifeste le jeune garçon en lui
saccageant sa mobylette, et inscrivant en partant sa
signature : Nezha (哪吒)-
d’où le titre.
Il s’agit
d’une référence à un conte chinois, sans doute un
souvenir d’enfance. Nezha est un enfant légendaire,
impulsif et désobéissant, qui tente même de tuer son
père ; celui-ci n’arrive à le mettre au pas
A moto dans les rues
de Taipei
que grâce à une
pagode miniature aux pouvoirs miraculeux que lui a donnée un
immortel taoïste. La mère
Tsai Ming-liang avec
Lu Yi-ching et Lee Kang-sheng
de Hsiao
Kang considère son fils comme une réincarnation du
jeune garçon du conte, et Hsiao kang finit par
s’assimiler à cette figure tutélaire. C’est une
habile utilisation d’une vieille légende pour
illustrer et mettre en abyme le décalage entre une
tradition qui reste omniprésente dans les esprits et
une modernité qui en détruit peu à peu les modes de
vie.