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« Eighteen Springs » : adaptation par Ann Hui de la version
révisée du roman de Zhang Ailing
par Brigitte
Duzan, 29 mars 2013
Ann Hui (许鞍华) a
adapté en 1997 le roman de Zhang Ailing (张爱玲) publié à Shanghai en 1950-51 sous le titre « Dix-huit
printemps » (《十八春》),
mais elle a choisi, pour son adaptation, la version
révisée par la romancière à la fin des années 1960,
et publiée en 1969 à Taiwan sous un nouveau titre
qui pourrait se traduire par « Destinés à s’aimer la
moitié d’une existence » (《半生缘》).
Le film
porte en anglais la traduction du titre de la
première version du roman, le titre de la version
révisée ayant peut-être été jugé trop difficile à
traduire. C’est pourtant une erreur, pour plusieurs
raisons.
Par
ailleurs, c’était la seconde fois qu’Ann Hui
adaptait une œuvre de Zhang Ailing, la première
étant l’adaptation de la nouvelle « Love in a Fallen
City » (《倾城之恋》),
en 1984. L’autre intérêt est donc de voir
l’évolution du style d’Ann Hui à treize ans
d’intervalle. |
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Affiche du film avec
Wu Chien-lien,
rendant hommage à
Zhang Ailing |
D’une version à
l’autre du roman : différences et choix d’Ann Hui
« Dix-huit
printemps » (《十八春》)
a été publié à Shanghai en épisodes séparés dans la revue
Yibao (《亦报》), en 1950-51. C’est le premier véritable roman (长篇小说) de Zhang Ailing (1). Il fait partie de la série d’œuvres qu’elle a
remaniées, et parfois traduites, une fois établie aux
Etats-Unis. Dans ce cas, la révision a totalement changé
l’atmosphère et la teneur du récit, tout en en conservant
les grandes lignes.
Les grandes lignes
du récit, dans les deux versions
Secrétaire dans une
usine de Shanghai, dans les années 1930, Gu Manzhen (顾曼桢)
a perdu son père très jeune ; c’est sa sœur aînée, Manlu (曼璐),
qui a alors subvenu aux besoins de la famille, en
travaillant comme hôtesse dans un night-club.
Le roman « Dix-huit
printemps »
(réédition 2003) |
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A l’usine,
Manzhen retrouve deux anciens camarades de classe et
tombe amoureuse de l’un d’eux, le plus introverti,
Shen Shijun (沈世钧),
fils d’une riche famille de Nankin, venu travailler
à Shanghai car il ne veut pas de l’héritage
paternel. La famille de Shijun, cependant, voit sa
liaison d’un mauvais œil, à cause de Manlu, et
poussent Shijun à se marier avec une cousine. Son
père étant tombé gravement malade, il est rappelé à
Nankin, et accepte de reprendre les usines de son
père, par piété filiale. Manzhen se dispute avec lui
et ils se séparent.
Manlu, de
son côté, décide d’épouser un richissime client du
night-club où elle travaille, Zhu Hongcai (祝鸿财) ; mais, comme il s’avère qu’elle ne peut lui donner d’enfant, elle fait
venir Manzhen, l’enferme dans la maison, et l’offre
à Zhu Hongcai qui a un penchant pour elle et la
viole un soir qu’il rentre ivre. Emprisonnée et
enceinte, Manzhen ne peut contacter Shijun qui,
ayant été faussement informé par Manlu
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qu’elle s’est mariée, part à Nankin et épouse sa cousine. Manzhen,
cependant, s’évade de l’hôpital après l’accouchement, et
part dans une autre ville où elle devient institutrice.
Des années plus
tard, très malade, Manlu réussit à retrouver Manzhen pour
lui demander de s’occuper de l’enfant à sa mort. Manzhen
reste alors avec Zhu Hongcai, pour le bien de son fils.
Les différences
entre les deux versions
Dans les
deux versions, Manzhen et Shicun se rencontrent par
hasard, des années plus tard, dix-huit ans dans la
version d’origine (d’où le titre), quatorze ans dans
la version de 1969. Mais là n’est pas la différence
essentielle.
- Dans la
version de 1950, le roman se termine par deux
chapitres qui racontent la rencontre entre Manzhen,
Shicun et son épouse, après la Libération.
Nous sommes dans le contexte de la Chine
nouvelle, d’enthousiasme et d’espoir en l’avenir.
Les trois personnages décident d’oublier le passé et
de partir dans le Nord-Est participer à la
reconstruction du pays, au service du peuple.
Cette
première version est étonnante sous la plume de
Zhang Ailing. D’ailleurs, quand elle a publié le
roman dans le journal Yibao, elle l’a signé
d’un nom d’emprunt, Liang Jing (梁京). Tout le monde a reconnu le style de la romancière, mais une Zhang
Ailing métamorphosée, reflétant le nouveau régime et
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L’affiche du film, avec
Leon Lai |
les changements en cours dans le pays (“变化中的张爱玲”)
(2).
- Dans la
version de 1969 publiée à Taiwan, dont la
révision a commencé en 1966, Zhang Ailing a supprimé
ces deux derniers chapitres, donnant au roman un ton
totalement différent, plus sombre, marqué par la
fatalité.
Un jour,
après la guerre, est-il précisé dans
cette nouvelle version, Manzhen rencontre Shijun par
hasard, et, en discutant en tête à tête, ils
comprennent ce qui s’est réellement passé quatorze
ans plus tôt : ils ont été piégés par leur famille.
Mais ils réalisent qu’il est impossible de revenir
en arrière.
Il n’est
plus question de Libération. Il n’y a pas d’issue et
pas de bonheur possible, comme dans « La Cangue
d’or ». C’est une fin qui clôt le roman sur une note
de la même tonalité que les œuvres antérieures de
Zhang Ailing : ce ton |
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Une affiche avec Manlu |
caractéristique que
l’on a qualifié d’ « esthétique de la désolation » (“荒凉美学”).
Le choix d’Ann Hui
Première rencontre |
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Sous cette
forme, le roman dégage une atmosphère qui correspond
à celle de Hong Kong à l’époque où Ann Hui en
entreprend l’adaptation, en 1997, juste avant la
rétrocession du territoire à la Chine, le 1er
juillet. Il régnait à Hong Kong une ambiance
délétère, la population craignant des troubles et la
perte de leurs libertés. La rétrocession s’est
effectuée dans le calme, mais l’inquiétude ne s’est
pas calmée pour autant. Le film est sorti en
septembre.
Quand Ann
Hui avait adapté la nouvelle « Love in a Fallen
City », c’était en 1984, au moment de la
Déclaration conjointe par laquelle la Grande
Bretagne et la Chine annonçaient leur accord sur les
conditions de la rétrocession, en 1997 ; c’était
donc dans un contexte, déjà, d’angoisse quant à
l’avenir. Elle avait alors déclaré qu’elle avait été
surprise de voir une romancière étrangère à la ville
exprimer aussi bien ce qu’elle-même ressentait à
l’égard de Hong Kong. |
On peut
penser qu’il en fut de même lorsqu’elle lut le roman
paru à Taiwan en 1969. Il régnait à Hong Kong
l’atmosphère de désolation qui est celle de l’œuvre
de Zhang Ailing, et que l’on retrouve dans la
littérature de Hong Kong de l’époque.
En outre,
Zhang Ailing était morte peu de temps auparavant, en
septembre 1995. On ne peut donc pas exclure qu’Ann
Hui ait conçu son film comme une sorte d’hommage à
une romancière qui lui était chère et proche. |
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Manlu et Zhu Hongcai |
Le film d’Ann Hui :
symbiose avec le roman, mais avec des nuances
Anita Mui dans le rôle
de Manlu |
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Le film
« Eighteen Springs » exprime donc la même atmosphère
que le roman auquel Ann Hui est restée fidèle dans
sa ligne narrative. Ce qui change dans le film,
c’est la manière dont elle a choisi de représenter
la narration en termes cinématographiques, en
corrigeant le caractère très littéraire des
dialogues qu’elle avait conservé dans « Love in a
Fallen City » et en utilisant le flash back
de façon très subtile. |
Recréation par
l’image de la Shanghai des années 30-40
Ann Hui a réalisé
un superbe travail de recréation de l’atmosphère de la
Shanghai du roman, celle des années 1930 et 1940.
Elle va
au-delà de la reconstitution usuelle à base de
costumes et de décors, en travaillant sur le style
même de la photographie, confiée au chef opérateur
Mark Lee Ping Bin
(李屏賓)
qui va
ensuite remplacer Christopher Doyle sur le tournage
de « In the Mood for Love » de
Wong Kar-wai
- l’atmosphère est pratiquement la même : des
intérieurs exigus, où l’on passe beaucoup de temps à
discuter autour d’une table, et où les mouvements
sont gênés, jusqu’à limiter, semble-t-il, celui même
de la caméra. |
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Ge You dans le rôle de
Zhu Hongcai |
Le mariage de Shijun |
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Quand
celle-ci ouvre une perspective plus large, c’est le
plus souvent dans un but narratif spécifique, où
l’image se substitue au texte pour conter
l’histoire - ainsi, dans l’une des plus belles
séquences du film, et moment-clé dans la narration :
quand Shijun quitte Manlu après avoir été faussement
informé que Manzhen est partie se marier, la caméra
dit le contraire, montre Manzhen emprisonnée au
premier étage, ne sachant rien de sa visite ; puis
le plan change de perspective : par la fenêtre
derrière Manzhen, la caméra dévoile
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Shijun qui
s’éloigne dans l’allée du jardin, dans
une lumière dorée,
sans que, plongée dans ses souvenirs, Manzhen ait l’idée de
se retourner et regarder dehors. Leur destin est désormais
scellé.
Utilisation
originale du flash back lié à la narration parallèle
Le plus
subtil, dans le film, est cependant l’utilisation
conjointe du flash back et, en contrepoint, de la
narration parallèle.
De même que
le roman est construit en flash back, à partir des
souvenirs de Shen Shijun, le film fait lui aussi
appel au flash back de façon récurrente, jusqu’à la
séquence conclusive montrant Shijun cherchant un
gant de Manzhen quatorze ans auparavant, rappel
nostalgique d’un événement qui avait marqué le début
de leur histoire d’amour. |
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Décors : l’entrée de
la maison de Zhu Hongcai |
Dernière rencontre |
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La
structure même de double narration choisie par Ann
Hui subvertit le point de vue narratif masculin qui
est celui adopté par Zhang Ailing. Dès le début de
son film, la réalisatrice nous donne deux voix à
entendre : d’abord celle de Manzhen, puis celle de
Shijun, deux narrateurs qui racontent, chacun à sa
manière, leur première rencontre. Cette structure de
double narration, en voice over, est celle du
reste du film, une voix en appelant aussitôt une
autre. |
Mais, et là est le
génie d’Ann Hui, l’image ne montre qu’un côté de la
narration, celui de Shijun. Ainsi dans la dernière séquence,
lorsque Shijun est en chemin pour son ultime rencontre avec
Manzhen, quatorze ans après la première, les deux voix, en
voice over, racontent les débuts de leur histoire
d’amour, mais le point de référence visuel est celui
de Shijun.
Histoire d’une
destinée de femme
L’élément central
de l’histoire, revue par Ann Hui, en parfaite conformité
avec sa filmographie, est l’analyse de la reconstruction de
son identité par une femme qui tente d’infléchir son destin.
Mais cette perspective est relativisée par la perspective
opposée, mise en parallèle, et même légèrement mise en
valeur – sans que l’on puisse déterminer clairement quelle
est la part qui doit revenir au choix des acteurs, en
l’occurrence de Leon Lai (黎明)
dans le rôle de Shijun… (4)
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Photographie : Lee
Ping Bin |
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Il est possible que
ce choix ait fait dévier l’équilibre initial de la narration
tel que l’avait prévu Ann Hui (2). Mais, plus
fondamentalement, la réalisatrice est fidèle ici à l’esprit
de l’œuvre de Zhang Ailing, où les femmes apparaissent
toujours comme les victimes d’un univers masculin opprimant.
C’est aussi la vision qu’elle offre dans beaucoup de ses
films, mais surtout les premiers ; à partir de « Summer
Snow » (《女人四十》),
en 1995, elle offre une vision plus pacifiée de la vie des
femmes.
« Eighteen
Springs » participe de cette évolution du point de vue de la
réalisatrice : comme Zhang Ailing, elle semble dire que le
passé est le passé, et qu’il faut continuer à vivre malgré
tout, sans trop y penser.
Notes
(1) Sur Zhang
Ailing, voir
http://www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_ZhangAiling.htm
(2) Pour une
analyse plus poussée, voir chinese-shortstories, lien
ci-dessus.
(3) Comme semble le
penser Shelly Kraicer dans sa critique du film, écrite en
1998 :
http://www.chinesecinemas.org/eighteen.html
(4) Les affiches le
mettent en tête du casting, et on se passerait bien de la
chanson finale qu’il interprète, au générique, qui rompt
brutalement le charme mélancolique de la dernière séquence,
comme dans un feuilleton télévisé. Ce n’est certainement pas
Ann Hui qui l’a voulue.
Un mot sur les
acteurs :
La réussite du film
tient pour une bonne part à la qualité des acteurs, outre
Leon Lai, figure emblématique du cinéma de Hong Kong et du
cantopop :
Ge You (葛优)
dans
son interprétation de dandy décadent dans le rôle de Zhu
Hongcai,
Anita Mui (梅艳芳)
dans
le rôle de la sœur aînée de Manzhen, beaucoup plus humaine
que la Manlu de Zhang Ailing, mais surtout, dans le rôle de
Manzhen, l’actrice taiwanaise Wu Chen-Lien, ou Jacklyn Wu (吴倩莲),
qui
n’était pas très connue à l’époque. Il est injuste qu’elle
n’ait pas été récompensée pour ce rôle, tout en finesse et
demi-teintes. Malheureusement, « Eighteen Springs » est
sorti en même temps que « The Soong Sisters » (《宋家皇朝》)
de Mabel Cheung ; Maggie Cheung, dans le rôle de Soong
Ching-ling, a volé la vedette à Wu Chien-Lien aux 17èmes
Hong Kong Film awards, en avril 1998, qui ont en revanche
récompensé Anita Mui par le prix du meilleur second rôle
féminin.
Principaux rôles
Wu Chien-lien /
Jacklyn Wu (吴倩莲)
Gu Manzhen (顾曼桢)
Leon Lai
(黎明)
Shen Shijun (沈世钧)
Anita Mui
梅艳芳)
Gu Manlu (顾曼璐)
Ge You
(葛优)
Zhu Hongcai (祝鸿才)
Annie Wu (吴辰君)
Shi Cuizhi (石翠芝)
Huang Lei (黄磊)
Xu Shuhui (许叔惠)
Wang Zhiwen (王志文)
Zhang Yujin
(张豫瑾)
Le film
(sous-titres chinois, première partie)
Le film
(sous-titres chinois, deuxième partie)
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