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« Pas un de moins » de Zhang Yimou : entre
De Sica et Kiarostami
par Brigitte
Duzan, 30 mars 2021
« Pas un de moins » (《一个都不能少》)
est l’un des deux films de
Zhang Yimou
sortis en 1999, l’autre étant
« The
Road Home » (《我的父亲母亲》).
Les deux films ne sont pas sans rapport dans leur
thématique, mais « Pas un de moins » représente une
percée stylistique dans la filmographie du
réalisateur : il a été tourné dans un style
néoréaliste proche du documentaire, dans une
véritable école de campagne, avec des acteurs non
professionnels, parlant leur langue locale.
Zhang Yimou avait rompu depuis peu avec
Gong Li (巩俐),
et son père venait de mourir. C’est à ce moment-là
qu’il a lu la nouvelle de Shi Xiangsheng et qu’il a
décidé d’en faire un film, en rompant résolument
avec le style qui le caractérisait jusque-là.
L’originalité du film lui a valu un deuxième Lion
d’or à la Biennale de Venise
,
le premier ayant été décerné en 1992 à
« Qiu
Ju, une femme chinoise » (《秋菊打官司》)
qui représentait une première approche de style se
rapprochant du documentaire. « Pas un de moins »
marque le début d’une nouvelle phase |
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Affiche pour la sortie
du film en Chine |
créatrice pour Zhang Yimou, après la rupture avec Gong Li et
son rapprochement avec le producteur et financier Zhang
Weiping (张伟平).
L’enseignement en milieu rural dans les années 1990
Une histoire authentique
« Pas un de moins » est adapté d’une nouvelle de Shi
Xiansheng (施祥生),
« A Sun in the Sky » (《天上有个太阳》),
publiée en 1997. L’auteur y dépeint les conditions
difficiles d’enseignement dans les régions rurales reculées
de Chine comme il en a lui-même fait l’expérience :
l’éducation est toujours, comme autrefois, la voie royale
permettant aux paysans d’espérer voir leurs enfants sortir
de la campagne et de la pauvreté ; mais c’est aussi une voie
bien souvent impossible pour beaucoup d’enfants obligés de
travailler pour aider leur famille, en particulier quand
l’un des parents est victime d’un accident qui l’empêche de
travailler.
Zhang Yimou a travaillé pendant quatre mois avec l’auteur
pour adapter la nouvelle dont il voulait préserver la
simplicité. Ce qui l’a touché dans le récit, c’est la
fraîcheur du personnage principal : une jeune de treize ans,
Weng Ran (翁然),
envoyée dans une école de village remplacer le vieil
instituteur obligé de partir trois semaines pour aller
soigner sa mère tombée malade.

Wei Minzhi |
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Dans le film, Weng Ran (翁然)
est interprétée par Wei Minzhi (魏敏芝),
avec le plus parfait naturel car elle joue
pratiquement son propre rôle. Quand elle arrive à
l’école, le vieil instituteur est surpris qu’on lui
envoie pour le remplacer une gamine pratiquement de
l’âge des élèves et qui n’a même pas fait d’études
secondaires, mais on n’a trouvé personne d’autre. On
lui a promis cinquante yuans pour cette mission, et
le maître lui en promet dix supplémentaires de sa
propre poche si pas un élève ne manque quand il
revient, d’où le titre. |
Mais c’est justement là le plus difficile. Wei Minzhi se bat
pour conserver le nombre de ses ouailles et va jusqu’à
cacher une élève que le responsable d’une équipe sportive
est venu recruter. Mais elle va devoir faire preuve de toute
sa volonté et sa ténacité quand l’un des élèves les plus
turbulents de la classe, Zhang Huike (张慧科),
disparaît. Il est parti chercher un travail dans la ville
proche, Zhangjiakou (张家口).
Wei Minzhi décide d’aller le chercher, mais il lui faut
d’abord réunir l’argent pour payer le billet de bus ; toute
la classe l’aide, en portant des briques pour une fabrique
locale ; elle en fait même un exercice de maths : comment
chacun doit-il porter de briques pour arriver à payer le
billet ? Malgré tout, quand elle arrive au bus, Wei Minzhi
n’a pas assez d’argent, et elle finit le trajet à pied. Ce
n’est que le début de ses ennuis.
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Wei Minzhi et la
classe |
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Quand elle arrive, elle ne trouve bien sûr pas le gamin et,
en désespoir de cause, décide de demander à la télévision
locale de lancer un appel de recherche. Encore faut-il
entrer dans les locaux de la télévision. Refoulée à la
porte, Wei Minzhi dort sur le trottoir en attendant que
sorte le responsable de la chaîne. Finalement, sa ténacité
lui vaut d’être remarquée, et de passer à l’antenne… pour un
talk-show. Elle n’ouvre quasiment pas la bouche, mais Zhang
Huike qui était en train de mendier dans la rue la voit à la
télévision. Finalement tout le monde est réuni. Les deux
énergumènes rentrent au village comme des héros, avec des
cartons entiers de boîtes de craies de couleur offerts à
l’école.
Un film proche du documentaire
Entre documentaire et fiction, le film est tourné dans un
village très pauvre où l’école est un bâtiment dilapidé. À
l’arrivée de Wei Minzhi, l’instituteur n’a pas été payé
depuis six mois et ne peut lui donner qu’une craie par jour
car l’école est trop pauvre pour pouvoir en acheter plus :
elle doit donc éviter d’écrire des caractères « plus gros
que des crottins d’âne ».
Tous ces détails ont la saveur de l’authentique. Wei Minzhi
est un personnage réel, née dans le district de Chicheng,
dans le Hebei (河北赤城县).
Comme beaucoup d’enfants de familles rurales pauvres, elle a
dû très jeune aider ses parents, pour nourrir les porcs et
faire la cuisine.
Lors des recherches réalisées en vue du casting,
l’assistant de Zhang Yimou est tombé sur deux sœurs
jumelles d’un village du bourg de Ningbao, dans le
Hebei (河北镇宁堡乡)
– le village même de Shuiquan (水泉村)
où a été tourné le film. La plus jeune, Wei Congzhi
(魏聪芝),
a eu peur. En revanche, quand il a demandé à Wei
Minzhi, si elle savait chanter et si elle oserait
jouer dans un film, elle s’est aussitôt mise à
chanter, comme dans la séquence initiale du film, de
manière parfaitement spontanée. Elle a finalement
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Le drame, dit le vieux
maître d’école :
on avait 40 élèves, il y en a dix qui ont renoncé |
été choisie, sur 10 000 candidates. C’est son caractère qui
a été déterminant.
Le chef de village lui aussi joue son propre rôle. Les
personnages parlent leur idiome local. Et Zhang Yimou a loué
en France un équipement spécial pour filmer des
documentaires. Certaines scènes ont été tournées en caméra
cachée. Le film a été produit par un petit studio, le studio
du Guangxi.
C’est cette qualité quasi documentaire, dans un style
néo-réaliste rappelant en particulier le néo-réalisme
italien, mais aussi les films de Kiarostami, qui fait toute
la valeur du film et qui lui a valu le Lion d’or à Venise.
Contexte politique et message ambigu
Pourtant le film a suscité une vive controverse à sa sortie,
car maints critiques se sont demandé quel était
véritablement le message de
Zhang Yimou : critique ou non de la politique
gouvernementale. On pouvait se poser la question, surtout
que, à sa sortie en Chine, le film a bénéficié d’une vaste
campagne de promotion. Zhang Yimou a obtenu le prix du
meilleur réalisateur au très officiel festival du Coq d’or
ainsi que dans divers autres festivals chinois. Le film
arrivait en effet dans un contexte politique spécial.

Zhang Yimou sur le
tournage |
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Dans les années 1980, l’éducation est devenue une
priorité pour le gouvernement chinois. En 1986, le
Congrès a passé une loi imposant neuf années de
scolarité obligatoire mais, en 1993, il était clair
que peu de progrès avaient été réalisés. Aussi, le
plan sur sept ans 1993-2000 se fixa cet objectif
comme priorité. L’un des problèmes majeurs venait
des écoliers ruraux dont beaucoup cessaient d’aller
à l’école pour travailler, le problème
complémentaire venant du fossé |
croissant en villes et campagnes tant du point de vue du
financement que de la qualité des enseignants.
Dans ce contexte, le film semble être une critique de la
situation catastrophique de l’enseignement à la campagne, à
tous points de vue. D’un autre côté, le travail avec les
censeurs pendant la production a obligé le réalisateur à ne
pas forcer le trait. Mais le film était aussi un constat qui
allait dans le sens des efforts faits en même temps par le
gouvernement pour améliorer la situation. Le message
essentiel était surtout destiné aux paysans : n’enlevez pas
vos enfants de l’école.
Quoi qu’il en soit, le film est une réussite et l’un des
meilleurs de Zhang Yimou.
Il suffit, pour apprécier pleinement sa valeur, de le
comparer à des films officiels réalisés sur des sujets
semblables ou proches– par exemple le film sorti en 2012 sur
une petite fille devant mener de front le travail ménager et
son travail de classe parce que ses parents sont
handicapés :
« Cai
Jin » (《孝女彩金》).
Pas un de moins, le film sous-titré chinois et anglais
https://tv.sohu.com/v/dXMvMjg0MjM0MjgyLzkxNDA0NzIxLnNodG1s.html
Pour la petite histoire : suite de celle de Wei Minzhi
Après le succès remporté par le film, à quatorze ans, Wei
Minzhi était tentée de poursuivre une carrière d’actrice.
Zhang Yimou l’en a dissuadée et lui a au contraire conseillé
de continuer ses études. Ce qu’elle a fait, mais avec l’idée
bien ancrée non de devenir actrice, mais réalisatrice. Son
père voulait qu’elle entre dans une école normale pour
enseigner. Avec son accord, elle s’est quand même présentée
au concours d’entrée à l’Institut du cinéma de Pékin, et a
été éliminée. Elle a alors reçu une invitation de l’Institut
des médias Xiying de l’Université des langues étrangères de
Xi’an (西安外国语大学西影传媒学院).
En 2004, elle a été admise comme étudiante en scénario et
réalisation. Impressionnée par sa détermination, Chen Ergang
(陈尔岗),
professeure à l’université Brigham Young aux Etats-Unis, lui
a proposé de la faire entrer à l’université à condition
qu’elle remplisse les conditions d’admissibilité en anglais.
En 2006, Wei Minzhi est devenue réalisatrice et a tourné son
premier film, sous l’égide de Zhang Yimou : « Mother’s
Wish » (《母亲的心愿》).
Puis elle est entrée à Brigham Young dans le département
médias et télévision. En 2008, pendant ses études aux
Etats-Unis, elle a fait la connaissance d’un jeune
Sino-américain, Liu Jinhui (刘锦辉)
; ils se sont mariés et ont deux enfants. En 2010, ils sont
rentrés en Chine et sont devenus assistants de production
d’un documentaire sur l’histoire de Wei Minzhi : « La fille
du miracle » (《奇迹的女儿》)
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