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« Qiu Ju, une
femme chinoise » : un sommet de la filmographie de Zhang
Yimou
par Brigitte Duzan, 06 février 2015
Lion d’or à la Biennale de Venise en 1992, « Qiu Ju,
une femme chinoise » (《秋菊打官司》)
représente une étape importante dans la filmographie
de Zhang Yimou (张艺谋) :
d’une part, c’est son premier film sur un sujet de
société contemporain, et d’autre part il a choisi
pour l’illustrer un style semi-documentaire,
Comme d’habitude chez Zhang Yimou, le film est
adapté d’une œuvre littéraire. En l’occurrence, il
s’agit d’une nouvelle publiée en 1991, d’un auteur
connu surtout pour ce récit : « La famille Wan va en
justice » (《万家诉讼》)
de Chen Yuanbin (陈源斌)
.
Et comme à son habitude aussi, au moins jusque là,
Zhang Yimou en a confié l’adaptation au scénariste
Liu Heng (刘恒),
qui l’a en grande partie réécrite, sous la
supervision du réalisateur, en infléchissant la
signification du récit initial. Au total, tout en
étant d’un style novateur, le film s’intègre
parfaitement dans la filmographie de Zhang Yimou, en
annonçant ses films de la fin de la décennie. |
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Qiu Ju, affiche
chinoise de promotion |
La nouvelle : La famille Wan va en justice
La nouvelle de Chen Yuanbin
Chen Yuanbin a une formation de juriste et a travaillé en
tant que tel. Il a donc une connaissance pratique des
problèmes juridiques en Chine. Fin 1990, il a perdu sa
maison et tous ses biens dans un incendie, y compris ses
livres et ses manuscrits. Réfugié dans une chambre d’hôtel
avec du papier et un stylo, il s’est mis à écrire une
nouvelle sur un sujet qui lui tenait particulièrement à
cœur, un problème de compensation pour un tort subi, dans le
cadre du monde rural où tout le monde connaît ce genre de
problème.
Il a terminé le premier jet en une quinzaine de jours. Après
révision, elle a été publiée quatre mois plus tard, avec un
titre assez littéraire – Wanjia susong《万家诉讼》-
où susong est l’expression qui était utilisée
autrefois pour les recours devant le yamen (衙门) :
il y a donc volonté affichée de replacer le récit dans un
contexte coutumier, ancestral. Quant au caractère wan
(万)
du nom de famille, c’est également celui qui signifie dix
mille ; le titre peut donc aussi se lire comme « Dix mille
famille font des procès », dix mille familles, c’est-à-dire
tout le monde :
Chen Yuanbin donne d’emblée une signification de portée
générale, et emblématique, à son récit.
L’histoire est relativement simple. Elle se passe dans la
campagne de l’Anhui, région natale de l’auteur. Wan Shanqing
(万善庆)
est un paysan ; contrairement à ce qui a été décidé par le
village, il a planté du blé dans son champ, au lieu de
planter du colza. A cause de cette indiscipline, il est pris
à partie par le chef du village qui furieux, finit par le
frapper ; Wan Shanqing reste sans souffle. Il est tellement
mal qu’il doit arrêter de travailler.
Sa femme, He Biqiu (何碧秋),
se met en campagne pour faire reconnaître les torts du chef
de village et obtenir compensation, en fait surtout des
excuses. Elle s’adresse d’abord au bureau de police local
qui décide que le chef doit payer 200 yuan pour régler le
litige. Mais l’autre refuse de payer. Avec une obstination
sans faille, He Biqiu parcourt alors tous les niveaux des
autorités judiciaires, en vendant des cochons pour payer ses
frais de voyage, mais sans obtenir la réparation qu’elle
souhaite pour l’honneur familial.
Dans le cours des procédures qu’elle s’obstine à engager,
elle perturbe tout l’équilibre consensuel de la vie au
village. En outre, même la récolte de la famille est
ruinée à la fin. Elle perd sur tous les tableaux. Son nom
même annonçait l’échec programmé de ses efforts : He Biqiu (何碧秋)
est homophone de hebi qiu
何必求,
c’est-à-dire : à quoi bon faire des requêtes ? Tout était
dit dès le départ.
Ecrite dans un style populaire et vivant, la nouvelle pose
le problème de l’application de la loi dans un village
chinois où les gens ont toujours préféré résoudre les
conflits par la médiation que par recours devant les
autorités du yamen, la loi étant incertaine, lointaine, et
souvent arbitraire. La situation a légèrement évolué ces
dernières années, mais très peu
.
La nouvelle a changé la vie de Chen Yuanbin, autant que
l’incendie. Elle a connu une popularité imprévue grâce à son
adaptation par
Zhang Yimou.
L’adaptation par Liu Heng et Zhang Yimou
La nouvelle a eu un grand retentissement dans les cercles
littéraires car elle a été publiée juste avant une grande
réunion de la Fédération nationale des jeunes écrivains et
elle a été distribuée lors de la réunion. Mais elle a
surtout retenu l’attention de
Zhang Yimou qui cherchait une idée de
scénario après
« Epouses
et concubines » (《大红灯笼高高挂》).
Comme l’explique
Chen Yuanbin dans la préface de sa nouvelle
,
Zhang Yimou avait d’abord décidé de tourner une adaptation
de la nouvelle de Liu Zhenyun (刘震云)
« Des plumes de poulet partout » (《一地鸡毛》)
.
Il était à Chongqing en repérage quand, par hasard, il
acheta un journal : c’était précisément le numéro de la
revue Ecrivains de Chine (《中国作家》)
dans lequel avait été publiée la nouvelle de Chen Yuanbin.
Il la relut quand elle fut republiée dans le numéro d’août
du Mensuel de la nouvelle (《小说月报》) :
cette fois sa décision était prise, il acheta une vingtaine
de numéros pour les membres de son équipe, pour qu’ils la
lisent aussi.
Après ses trois grands premiers films (sans compter
« Opération jaguar » qui est atypique), il voulait changer
de style, et prendre un sujet contemporain ; la nouvelle
tombait à pic : elle posait un problème de société qui
plonge dans des racines ancestrales et tient au poids de la
tradition, donc en rapport avec ses thématiques
précédentes ; et elle a pour personnage principal une femme
obstinée qui lui apparut comme faisant écho aux personnages
féminins de ses films précédents.
Mais le récit manquait d’une tension narrative propre à
retenir l’attention du public dans une salle de cinéma.
Zhang Yimou en confia l’adaptation au scénariste qui
travaillait avec lui depuis « Judou » (《菊豆》) :
Liu Heng (刘恒)
.
Tout en étant fidèle à la ligne narrative générale de la
nouvelle, la mouture finale du scénario – revue et corrigée
par Zhang Yimou - s’en éloigne sur quelques points
essentiels.
He Biqiu est devenue Qiu Ju (parce que biqiu en
dialecte du Shaanxi, est une expression vulgaire), mais son
caractère reste fondamentalement le même : obstiné et
simple ; même si elle n’apparaît pas aussi naïve que dans la
nouvelle, elle reste le type de paysanne qui se remarque en
ville. Point fondamental, dans le film, elle est enceinte.
Cela la rend naturellement lente dans ses mouvements et
déplacements ; elle est donc accompagnée de sa belle-sœur,
qui n’existe pas dans la nouvelle, et qui porte en outre un
regard extérieur sur Qiu Ju.
Tout le scénario est en fait bâti autour de l’idée de
paternité, et de toute la mentalité traditionnelle qui s’y
rattache. D’abord, la dispute de départ ne se produit pas à
cause d’un désaccord sur le choix des cultures du village,
mais à cause d’un propos du mari de Qiu Ju, Wan Qinglai (万庆来),
jugé infâmant par le chef de village, Wang Tangshang (王善堂),
qui se sent atteint, justement, dans sa dignité de
reproducteur : Qinglai l’a accusé de n’être capable
d’engendrer que des « poules », traduisez « des filles » ;
Wang Tangshang l’a gratifié d’un coup de pied entre les
jambes.
C’est ce coup de pied vengeur, mais bien moins grave que
dans la nouvelle, qui entraîne Qiu Ju dans son périple pour
demander des excuses. Les étapes sont les mêmes, mais les
délais sont raccourcis entre les diverses instances, donc le
récit y gagne en acuité, même s’il y perd la lenteur
caractéristique de toute procédure de médiation à la
campagne, qui peut durer des années.
Surtout, la double innovation du scénario, la grossesse de
Qiu Ju et la source du conflit initial, est la clef du
dénouement du film. En effet, au moment d’accoucher, à la
veille du Nouvel An, le bébé se présente mal, une hémorragie
se déclenche, les jours de Qiu Ju sont en danger. Affolé,
son mari va frapper en pleine nuit à la porte du chef de
village pour demander son aide ; celui-ci organise son
transport à l’hôpital et la sauve ; elle donne naissance à
un bébé garçon.
Dès lors, la dispute est résolue à la satisfaction générale,
en termes traditionnels : par son acte de bonté, le chef de
village a racheté sa faute initiale. Qiu Ju n’a plus à
demander les excuses qu’elle cherchait à obtenir pour
l’honneur de son mari et la « face » de la famille. Ils
peuvent célébrer dans la joie le premier anniversaire du
bébé.
Mais le chef de village est rattrapé par les procédures
judiciaires lancées par Qiu Ju : alors que se préparent les
festivités de l’anniversaire, une voiture de police l’emmène
pour qu’il fasse les quinze jours de détention aveuglément
décrétés par la machine administrative.
Le film : Qiu Jucherche justice
Gong Li dans le rôle
de Qiu Ju |
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Sur cette base de scénario, Zhang Yimou a tourné un
film qui s’éloigne de son esthétique initiale,
fondée sur la couleur et l’allégorie, en optant pour
un style semi-documentaire influencé par le
mouvement du Nouveau Documentaire qui se développait
par
ailleurs. En même temps, il replace l’histoire dans la
région qu’il connaissait le mieux, son Shaanxi natal, en
faisant une utilisation beaucoup plus nuancée de la
couleur.
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De l’Anhui au Shaanxi
La nouvelle de Chen Yuanbin est située dans sa
région natale, la province centrale de l’Anhui.
Voulant faire un film contemporain, axé sur la vie
quotidienne dans le monde rural, Zhang Yimou a
déplacé l’histoire vers le nord, dans la région
qu’il connaît le mieux : le Shaanxi. Le film a été
tourné à Longxian, un district rural de la ville de
Baoji (宝鸡市陇县),
à l’ouest de Xi’an.
C’est aussi la région où il a été envoyé travailler
la terre pendant la Révolution |
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Qiu Ju avec sa
belle-soeur Meizi dans le bureau de la police |
culturelle – à une
heure de route de là. Elle se rattache donc à une
expérience vécue ; en particulier, il parle le
dialecte local, ce qui était important dans sa
conception du projet. Les dialogues sont en
dialecte, avec sous-titres en mandarin, et c’est le
premier film chinois qui l’a fait.
Le rouge des piments
qui sèchent, sur fond de terre ocre |
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En même
temps, Zhang Yimou a puisé dans les couleurs
spécifiques du Shaanxi pour renouveler son langage
visuel. A cet égard, le film fait une différence
entre la ville et la campagne. La première partie,
au village, est dans des couleurs de terre, sans
éclat, mais soulignées par des pointes de rouge, le
rouge naturel des piments cultivés dans le champ
familial ou de la veste de Qiu Ju. La couleur éclate
ensuite, avecle bruit et la musique,
lors des fêtes du Nouvel An. On retrouve alors comme
un |
écho de la sensualité de la couleur du
« Sorgho Rouge », comme si
elle était latente dans l’univers de Zhang Yimou et ne
pouvait que se manifester à la moindre occasion.
Un style docu-fiction
« Qiu Ju » est une histoire située en milieu rural,
et, à cet égard, représente une nouvelle avancée
dans
l’histoire du film rural
chinois. Histoire contemporaine,
en outre, elle nécessitait un traitement
particulier : Zhang Yimou a choisi un style qui
recoupe les développements du documentaire en Chine
au début des années 1990, dans la lignée de
Wu Wenguang (吴文光),
mais qui annonce aussi les "docu-fiction" de
Jia Zhangke. |
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Préparation des
acteurs, avant le tournage |
Le film est
d’ailleurs cité dans un ouvrage de Chris Berry sur le
mouvement du Nouveau Documentaire,
s’appuyant même sur cet exemple pour montrer l’impact qu’a
eu ce courant documentaire dans le cinéma chinois dans les
années 1990 :
“The
so-called Sixth Generation who started working in
the 1990’s used on-the-spot realism to create a
signature style, along with contemporary settings.
Even Zhang Yimou picked up the observational
documentary trend in the opening sequence of the
Story of QiuJu, placing a heavily disguised Gong Li
among the rural crowds and filming her with hidden
cameras. |
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Image de foule
(documentaire) au générique |
Zhang Yimou’s
adoption of the New Documentary Movement style [in this
film] is early evidence of its wide impact”
Et Qiu Ju dans la
foule |
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Le choix même des chefs opérateurs a été fait en
fonction de cette optique, trois parce qu’il y avait
plusieurs caméras - Chi Xiaoning (池小宁)
et Yu Xiaoqun (于小群),
plus Lu Hongyi (卢宏义)
qui n’est pas crédité au générique : ils avaient un
début d’expérience en documentaire, le premier dans
le domaine du film publicitaire.
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Selon les
propres explications du réalisateur
,
une bonne moitié du film a été tournée en caméra
cachée. C’était totalement nouveau, et ils ont
expérimenté.En prévision de chaque scène, ils ont
installé une planche de bois dans la rue, pour
installer la caméra sans qu’elle soit visible, et
ils sont restés cachés longtemps ainsi en observant
la rue par un trou, jusqu’à ce qu’elle s’anime. Ils
ont alors retiré la planche et ont commencé à
tourner. Cela donne ces séquences en extérieur où
les acteurs professionnels se fondent dans la foule. |
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Qiu Ju et sa
belle-sœur Meizi |
La campagne |
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Car la plupart des acteurs sont aussi non
professionnels, les professionnels sont quatre, mais
c’est le mélange des deux qui a été difficile à
maîtriser, les premiers n’ayant jamais vu ni une
caméra ni un micro de leur vie, et les seconds
devant se comporter en paysans, comme les autres.
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Une réalisation difficile
Il y a donc eu un long travail de préparation. D’une
part, il a fallu familiariser les non professionnels
avec le matériel, pendant plusieurs semaines. Zhang
Yimou a fait des répétitions en réduisant au maximum
le nombre de techniciens, et en éliminant les
projecteurs. Cela n’a pas empêché certains de fixer
la caméra au moment du tournage, ce qui a souvent
obligé à refaire plusieurs fois les mêmes séquences. |
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Le bus |
D’autre part, il a fallu préparer aussi les quatre
acteurs professionnels, outre
Gong Li (巩俐)
dans le rôle de Qiu Ju, les acteurs interprétant :
son mari - Liu Peiqi (刘佩琦),
le chef de village – Lei Kesheng (雷恪生),
et le chef de la police – Ge Zhijun (戈治均).
Dans la ville |
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Ils sont allés passer deux mois dans le village
partager la vie des habitants avant le début du
tournage, pour se familiariser avec eux, leur
dialecte, leur manière de parler et de s’habiller.
Ils ont participé aux répétitions dans les costumes
du tournage, et même avec les coupes de cheveux
spécifiques.
Gong Li avait été réticente au départ : ni elle ni
personne ne l’imaginait en paysanne mal dégrossie.
Puis elle s’est prise au jeu, |
et elle est finalement plus vraie que nature en paysanne
enceinte.
La justice ou la loi
Ce qui a
sans doute le plus changé, dans le passage de la
nouvelle au film, est le thème général du film, et
son message liminaire. La nouvelle est écrite par un
juriste, qui s’interroge sur l’application de la loi
en Chine, dans un contexte de tradition coutumière.
Le concept même de « procès » est étranger à la
coutume, dans les campagnes chinoises, car on
considère que les conflits sont des problèmes de
relations humaines et qu’ils sont mieux résolus par
la médiation de personnes faisant autorité
dans la communauté. Cela |
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La ville |
répond à
une conception confucéenne de la société où l’harmonie est
le but ultime
.
L’entêtement de Qiu Ju est lié à son ignorance (dans
la nouvelle, elle est carrément illettrée). Elle
croit pouvoir s’appuyer sur une nouvelle loi dont
elle a entendu parler, qui lui promet satisfaction
en lui permettant de s’adresser aux instances
judiciaires de la province. Mais c’est une loi
promulguée pour lutter contre la corruption et les
abus de pouvoirs locaux. En faisant appel à cette
« loi », Qiu Ju met en marche une lourde machine
administrative qui ne connaît rien à la réalité du
village, et ne se préoccupe |
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L’audience, comme une
mise en scène de théâtre |
pas de savoir ce qu’elle veut vraiment. La loi est
interprétée et appliquée aveuglément, et se retourne
finalement contre elle, qui avait déjà obtenu satisfaction
et s’était réconciliée avec le chef de village qui lui avait
sauvé la vie. Tout était rentré dans l’ordre.
A l’hôtel |
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La dernière séquence est significative : apprenant
que le chef de village a été arrêté par sa faute,
Qiu Ju se précipite pour tenter d’empêcher sa
détention. Mais elle arrive trop tard. L’ultime
image de son visage – le rare gros plan du film -
montre son désespoir en réalisant son erreur. Image
d’individu isolé contrastant avec la séquence
initiale qui la montre accompagnée de sa belle-sœur
au milieu de la foule : son obstination à chercher
justice par les voies légales ne l’a conduite qu’à
l’isoler dans la structure collective du village. |
Le film se conclut sur cette image figée, qui incite
à la réflexion : la loi est-elle vraiment garante de
justice, ou la justice n’est-elle pas mieux garantie
par les vieux rouages sociaux assurant les processus
de médiation depuis l’aube des temps en Chine ? Le
problème se pose sans doute quand ceux-ci sont
faussés par la corruption et les abus d’autorité,
contre lesquels, justement, est sensée agir la loi.
La question est toujours d’actualité, puisque le
président Xi Jinping, dans son |
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Décorations |
discours du 23 octobre 2014, lors de la 4ème
session plénière du 18ème congrès du Parti, s’est
prononcé
en faveur de l’établissement d’un Etat de droit. Et
il n’est pas anodin que ce discours se place dans le
cadre d’un vaste programme de lutte contre la
corruption.
D’un autre côté, le combat de Qiu Ju est un problème
moderne : Zhang Yimou a délaré que, en Chine, on ne
peut faire aboutir une démarche qu’en posant mille
fois ses questions, mais que c’est le début de la
démocratie – qui reste à définir dans le contexte
chinois.
Qiu Ju et après
Un tournant
« Qiu Ju, une femme chinoise » représente un
tournant dans la filmographie de Zhang Yimou. Dans
ses trois premiers films (hors « Opération
Jaguar »), il avait mis en scène trois personnages
féminins qui étaient des rebelles en lutte contre
l’oppression des femmes par la société
traditionnelle. Ce n’est pas le cas de Qiu Ju. Qiu
Ju ne se révolte pas contre l’ordre villageois, elle
veut juste obtenir |
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Cadrages des images
comme des tableaux |
des excuses pour que son mari retrouve sa « face », et que
la famille soit ainsi lavée de l’offense faite par le chef
de village.
Séquence finale : Qiu
Ju seule sur la route déserte et enneigée |
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Qiu Ju ne se révolte pas, elle s’obstine, au-delà
même de la volonté de son mari qui considère qu’elle
va trop loin. Elle est parfaitement ancrée dans le
système, et dans l’univers familial traditionnel :
elle défend son mari comme fondement de la famille.
La figure paternelle est en arrière-plan,
omniprésente et immanente : celle du mari et celle
du chef de village, qui apparaît comme le véritable
héros de l’histoire.
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En ce sens, les deux films réalisés à la fin de la
décennie par Zhang Yimou apparaissent comme deux
volets supplémentaires du même propos :
« The
Road Home » (《我的父亲母亲》)
comme défense et illustration des valeurs chinoises
traditionnelles, et « Pas un de moins » (《一个都不能少》)
pour sa peinture d’une autre obstinée qui arrive,
elle, à ses fins…
Un film approuvé par les autorités
Dans ces conditions, « Qui Ju » a été |
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Gong Li et Zhang Yimou
recevant
un prix à Bruxelles en
août 1992 |
approuvé par les censeurs, on ne s’en étonnera guère. Il
arrivait au bon moment, à un moment de
Un dépliant pour la
sortie du film à Pékin, 31 août 1992 |
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relaxation de la censure après le voyage à Shenzhen
de Deng Xiaoping, en janvier 1992, qui a relancé le
programme d’ouverture et de développement. Deux
cents copies du film seront produites pour la sortie
du film fin août sur les écrans chinois. Les deux
films précédents ont également obtenu le visa de
censure en même temps.
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Il a eu tellement de succès qu’il a entraîné un
phénomène touristique, comme
« Epouses
et concubines »
avant lui, et pas seulement dans le Shaanxi. Dans le
Hebei, à Funing (抚宁),
on peut descendre à l’auberge Qiu Ju (秋菊旅店) …
rien à voir avec l’hôtel miteux dans lequel
descendent Qiu Ju et sa belle-sœur lors de leur
périple en ville. |
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L’auberge Qiu Ju à
Funing |
Qiu Juest l’un des meilleurs rôles de
Gong Li, celui qui a
vraiment montré l’étendue de son talent, et elle le doit en
grande partie à Zhang Yimou dont ce film est aussi l’un des
sommets de la filmographie.
Analyse réalisée pour
la présentation du film à l’Institut Confucius de
l’université Paris Diderot, le 5 février 2015, dans le
cadre du cycle De l’écrit à l’écran.
Voir l’ouvrage d’Isabelle Thireau et Wang Hansheng,
Disputes au village chinois,Editions
de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2001.
The New Chinese Documentary Film Movement, For the
Public Record, Chris Berry, Hong Kong University
Press, sept 2010. P 8.
Zhang
Yimou, interviews, Frances K. Gateward, University
Press of Mississipi 2001, 169p.
Interview
Michel Ciment 1992. P. 15-23
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