|
« Behemoth » de Zhao Liang : entre documentaire et vidéo
d’art
par Brigitte
Duzan, 21 mars 2017
Septième
long métrage documentaire de
Zhao Liang (赵亮),
« Behemoth » (bēixī
móshòu
《悲兮魔兽》)
est
sorti en première mondiale, en
septembre 2015, à la 72ème Biennale de
Venise où il était en compétition internationale
.
Tourné en
Mongolie intérieure, c’est une réflexion sur les
dégâts environnementaux et humains entraînés par le
développement industriel à marche forcée de la
Chine. C’est aussi une réussite esthétique qui
s’inscrit dans la ligne des
recherches en matière de
photographie et de vidéo d’art
menées par Zhao Liang depuis le début des années
2000, et développées autour du concept de « paysage
narratif ».
Genèse
C’est à
Berlin, en février 2011, alors qu’il présentait son
film précédent, que Zhao Liang a annoncé avoir déjà
entrepris la
préparation
d’un
|
|
Behemoth, l’affiche de
la Biennale de Venise |
documentaire
qui serait
financé par des investisseurs étrangers.
Ce documentaire,
c’est « Behemoth », une
coproduction Arte et un film produit par Sylvie Blum pour l’INA. Zhao Liang a ainsi
bénéficié de remarquables prestations en postproduction, en
particulier au niveau du montage
(Fabrice Rouaud) et des effets visuels (Eve Ramboz).
Zhao Liang sur le
tournage de Behemoth |
|
Le
documentaire était
initialement intitulé « Dust » (《尘》),
poussière, comme celle qui se dégage des explosions
de mines dans les carrières à ciel ouvert au début
ou celle qu’inhalent quotidiennement les mineurs
dans les mines de charbon et qui finissent par leur
ronger les poumons. Mais Behemoth est un titre bien
plus.
Behemoth
est une créature effrayante mentionnée dans le Livre
de Job, dans la Bible (Job 40 15-24). C’est le
pluriel d’un terme désignant les animaux domestiques
et le |
bétail dans la Bible, dans la Genèse par exemple, le pluriel
indiquant, dans ce contexte, un animal d’une taille
gigantesque.
Dans le livre de Job, Behemoth
est un monstre comme le Léviathan, l’un étant
terrestre et l’autre marin ; il représente
métaphoriquement une bête mythique dont la force
animale est impossible à domestiquer et maîtriser.
Dans l’esprit de Zhao Liang, c’est une allégorie du
développement industriel incontrôlé qui ruine peu à
peu les paysages comme il détruit les hommes.
Pour son documentaire, il a
parcouru d’est en ouest les vastes étendues de la
Mongolie intérieure
en montrant les prairies cèdant la place aux mines
et aux usines, dans un processus barbare qui
annihile peu à peu l’empreinte humaine pour laisser
dans son sillage un paysage désolé, et des visions
dantesques.
Construction
C’est
d’ailleurs sur la Divine Comédie de Dante Alighieri
qu’est |
|
Behemoth et Léviathan,
lithographie de
William Blake |
calquée la
structure du film. Le poème de Dante est en effet divisé en
trois parties, ou cantiche : Enfer, Purgatoire et
Paradis. Le poète conte son voyage à travers ces trois
espaces pour finir par aboutir à la vision de la Trinité. Il
s’agit d’une représentation allégorique chrétienne de
l’au-delà.
Black Face, White
Face, exposition |
|
Zhao Liang
reprend cette structure tripartite, en commençant
effectivement par une vision qui ressemble à celle
de la porte de l’Enfer au début du Chant III de
Dante.
Une voix
off, celle du voyageur-narrateur, déroule des vers
de Dante, mais c’est aussi celle du cinéaste qui
témoigne du désastre écologique et humain affectant
son pays. Le processus de citations en intertitre
est repris au début de chaque partie. |
Enfer
Le film
débute par plusieurs explosions spectaculaires,
filmées sous plusieurs angles, dans une carrière à
ciel ouvert ; le minerai rougeoie dans la poussière
qui se dégage et qui, se propageant au ralenti,
prend une dimension onirique d’une beauté abstraite.
Les paysages laissés par les explosions répétées ont
quelque chose de lunaire, d’irréel.
Cette
première partie est filmée à l’est, où la
progression de l’exploitation minière est en train
de transformer les collines autrefois verdoyantes en
désert de pierre, des camions monstrueux se frayant
un passage chaotique au milieu d’une poussière
noire, infernale.
De la mine
à ciel ouvert, on passe à l’enfer souterrain de la
mine de charbon, dans des galeries où l’obscurité
est soudain illuminée comme par effraction par une
lampe fugitive qui laissela galerie retomber dans le
noir derrière elle, dès qu’elle est passée.
|
|
Behemoth, portrait de
mineur |
Purgatoire
Terre dévastée,
population déplacée |
|
De là, on
passe à l’ouest, du noir de la mine au rouge
du métal en fusion, dans des aciéries qui semblent
d’un autre âge, où les hommes triment dans des
conditions éprouvantes, au milieu des flammes du
métal en feu qui circule à l’air libre, un air si
chaud qu’il brûle les poumons aussi bien que la
peau, dans le fracas assourdissant des machines.
C’est bien l’image du Purgatoire.
L’homme
fait une entrée différée dans ce paysage dévasté, un
homme inspiré des
recherches de Zhao Liang
sur les visages |
peints de l’opéra
chinois, visages blancs de poussière et visages noirs de
suie. Le coût de cette exploitation démentielle des
ressources naturelles en termes humains, après les dommages
environnementaux, est clairement suggérée dans les dernières
séquences de ce Purgatoire montrant les alignements
de tombes au pied des collines où s’alignent les camions
transportant le minerai, devant un troupeau de moutons de
pierre broutant une herbe inexistante.
Mais le pire est
exposé en conclusion dans la dernière partie dont le titre
paradisiaque est évidemment d’une amère ironie.
Paradis
Avec un
carton d’un bleu céleste, le film passe « au
paradis » dit l’intertitre, « où tout est propre et
le travail facile », mais, au lieu de la vision
céleste de la Trinité dans le poème de Dante, le
film s’achève
sur un constat désespéré devant l’étendue de dégâts
qui semblent irréversibles, et l’inutilité finale
des sacrifices ainsi imposés.
Dans cette
dernière partie, Zhao Liang montre le quartier
fantôme de
Kangbashi
(康巴什区),
à Ordos,
l’un des exemples les plus frappants de bulle
immobilière née, |
|
Paysage déshumanisé |
justement, de
l’argent du charbon : Ordos possède 1/6ème des
réserves de charbon de la Chine, l’exploitation a créé
d’immenses richesses locales, qui ont été investies par les
autorités dans les infrastructures et l’immobilier. Les
rangées d’immeubles vides rappellent et soulignent l’immense
gâchis de ressources qui accompagne le développement effréné
du pays depuis maintenant plusieurs décennies, dans une
course destructive à la productivité, hors de tout contrôle.
Kangbashi devait être le paradis des
travailleurs, ce n’était qu’une promesse creuse ; Zhao Liang
montre les images d’une ville morte
.
Paradis perdu
L’enfer de la mine |
|
Filmé en
4K, « Behemoth » est une splendeur visuelle, qui
joue sur les couleurs autant que sur le traitement
de l’image. C’est certainement le film le plus
réussi de Zhao Liang à ce jour, avec
« Petition »
(《上访》),
mais dans un style à la limite de la vidéo d’art, et
une impeccable construction pour sous-tendre les
images.
Il faut
louer en « Behemoth » la volonté de dépasser le
documentaire traditionnel pour proposer une vision
poétique, une sorte de |
poésie absurdiste
des ruines, malgré une tendance à l’esthétisme un peu
gratuit par moments – on n’est pas convaincu, en
particulier, de la nécessité, justifiée par l’évocation du
rêve (梦中),
de ce corps nu en leitmotiv, recroquevillé au milieu du
paysage, malgré toute la symbolique onirique qu’il peut
véhiculer : une sorte de figure christique blessée,
allégorie de toute la souffrance d’une humanité sacrifiée.
Quoi qu’il
en soit, parcourue d’éclats de couleurs et de lignes
de failles comme tracées au scalpel dans le paysage
dévasté, la beauté de l’image est telle que l’on
passe sur ce leitmotiv un peu trop récurrent. Car
l’image n’est pas purement esthétique, elle est là
pour soutenir le message, le rendre plus percutant,
lui donner sa force. Et ce message touche d’autant
plus qu’il est né d’une réflexion cruciale dans les
circonstances actuelles en Chine, avec une pollution
devenue un |
|
Et le purgatoire de
l’aciérie |
fléau humain
autant qu’un désastre écologique.
Tout le
documentaire est tendu vers les dernières images d’une ville
morte, née d’une sorte de course vers l’abîme. Que l’image
de
Kangbashi donnée par Zhao Liang soit quelque peu obsolète
(voir n. 1) n’est finalement pas très important. Le fond du
problème reste vrai : le développement économique chinois,
avec pendant vingt ans des taux de croissance à deux
chiffres, est fondé sur un processus d’exploitation à
outrance des richesses du pays, minières en particulier, au
détriment des facteurs humains et environnementaux, et, pire
encore, au prix d’un immense gâchis de ressources.
Le porteur de miroir |
|
Au bout du
compte, nous dit Zhao Liang, que reste-t-il de cette
course à la croissance ? Un pays dévasté et une
population à bout de souffle, victimes d’un
gaspillage incontrôlé. C’est là que le titre est
remarquablement bien trouvé. Il évoque non seulement
les vingt dernières années de croissance, mais aussi
toute la période de mise en valeur volontariste du
territoire depuis les débuts de la République
populaire, dans un esprit de conquête et de victoire
sur la nature. Cela a donné des résultats
impressionnants, il |
ne faut pas le
nier, mais cela a également entraîné des désastres
écologiques, surtout au moment du Grand bond en avant.
Ce qui est en cause, au bout du compte,
c’est l’absence, chez les autorités chinoises, de
préoccupations de développement durable dans sa triple
composante, environnementale, sociale et économique
.
C’est donc toute une pensée politique, finalement, à
laquelle s’adresse indirectement le documentaire, ce qui en
fait un document remarquable, et d’autant plus remarquable
qu’il agit par le choc de l’image et non par le biais du
discours. « Behemoth » montre plus qu’il ne dit, et la
sombre beauté de ses images nous laisse avec un sentiment
douloureux de paradis perdu.
Behemoth I
Behemoth II
Kangbashi
est la plus connue des villes fantômes de Chine.
Mais il s’en est construit une centaine au cours des
trente dernières années, dit-on, à la fois dans le
cadre de projets d’urbanisation d’une partie de la
population rurale, mais surtout comme vitrine de
prestige de l’action des gouvernements locaux qui
voient dans l’immobilier urbain un investissement de
choix.
L’une des
plus célèbres, avec Kangbashi, est le district
financier de Yujiapu (于家堡金融区),
une sorte de réplique de Manhattan lancée en 2008
dans la zone nouvelle de Binhai (滨海新区),
à la sortie de Tianjin, dont les gratte-ciels sont
également inoccupés pour la plupart.
Plus intéressant, car reposant sur une croyance
ancienne, est l’autre personnage-leitmotiv qui
revient à la fin du film : le porteur de miroir.
Le
miroir est en effet un objet symbolique protecteur
dans la pensée taoïste, mais bien avant puisqu’on en
a trouvé remontant au néolithique.
Dans la
pensé taoïste, le miroir était censé refléter
l’image des esprits maléfiques et les faire fuir en
les effrayant au vu de cette image ; il avait un
rôle protecteur et les taoïstes en portaient donc
sur leur dos. Mais le miroir est aussi une porte
vers l’au-delà, réfléchissant les ombres de mondes
et d’êtres disparus.
|
|