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« Together » : quand Zhao Liang tourne pour le ministère de
la Santé
par Brigitte Duzan,
5 septembre
2011
Le dernier
documentaire de
Zhao Liang
(赵亮),
« Together » (《在一起》)
et le film de
Gu Changwei
(顾长卫) « Love
for Life » (《最爱》) sont deux œuvres présentées comme ‘jumelles’ (姊妹篇), et se complétant sur des plans différents, comme l’a expliqué Gu
Changwei dans une interview en marge du dernier
festival de Berlin, en février 2011 : « [les deux
films] ont des approches différentes : « Together »
agit sur le plan de l’information, « Love for Life »
au niveau de l’émotion. »
En fait,
« Together » agit tout autant sur le plan
émotionnel, peut-être même plus, car les émotions,
là, sont vraies, directes, tangibles, et c’est la
force de ce documentaire, comme des précédents
documentaires de Zhao Liang. Mais on est étonné,
venant d’un réalisateur comme lui, par le silence
total sur les détails qui auraient pu « fâcher », et
surtout estomaqué par la mièvrerie et la duplicité
des séquences saint-sulpiciennes finales. |
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Affiche du film |
Le film a
évidemment déchaîné une tempête de protestations et
critiques dès les lendemains du festival de Berlin où il a
été présenté, et encore tout récemment dans un réquisitoire
acerbe du New York Times qui a relancé la polémique (1).
Mais il ne faut pas jeter la pierre avant d’avoir au moins
compris la genèse du film, et sans tenir compte de ses
qualités. Car il en a.
Conception,
préparation et réalisation
Zhao Liang interviewé
à la Berlinale |
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C’est dès
le début de la préparation du film de Gu Changwei
qu’a germé l’idée de filmer le tournage de « Love
for Life ». L’idée serait initialement venue de
l’épouse du réalisateur, Jiang Wenli (蒋雯丽),
elle-même réalisatrice (2) et formidable actrice qui
joue dans le film. Il s’agissait de suivre les
personnes atteintes du SIDA qui devaient faire
partie de l’équipe de tournage, de les interviewer
et de montrer leurs relations avec les autres
membres de l’équipe. |
C’est dans ces
conditions qu’a débuté le travail de préparation à la fois
du film et du documentaire. Mais le travail de
Zhao Liang a
été bien plus loin, car il a participé à la recherche des
membres de l’équipe du film.
C’est là
que le documentaire a acquis une autre dimension en
dépassant le simple making off. En montrant à la
fois les affres des séropositifs contactés en vue du
tournage, et l’évolution, pendant le tournage, des
rapports au sein de l’équipe finalement constituée,
il apporte un témoignage vibrant sur l’étendue de la
discrimination qu’ont à subir les victimes du SIDA,
leur peur panique d’être découverts pour ceux qui ne
le sont pas encore, et, en retour, la terreur qu’ils
suscitent autour d’eux, le plus souvent par
ignorance des modes de contagion de la maladie.
Le
documentaire commence par montrer les recherches de
séropositifs volontaires pour participer au film de
Gu Changwei en insérant, au milieu des séquences
filmées, des extraits de mails échangés sur divers
forums internet grâce |
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Zhao Liang avec Jiang
Wenli |
auxquels furent
trouvés les principaux participants. Puis il continue en
montrant les interviews de ceux qui répondirent
favorablement lors de cette première prise de contact.
Apparaît ainsi tout
le tragique de la vie des victimes du SIDA, le plus souvent
contaminés par hasard, après transfusion en hôpital, ou par
un conjoint ou un partenaire dont la séropositivité n’avait
pas été testée, et obligés ensuite de cacher leur maladie
pour ne pas affecter leurs relations avec leur entourage. Le
documentaire montre le réalisateur négociant avec plusieurs
d’entre eux, très réticents à apparaître à visage découvert
dans l’un ou l’autre film. Finalement, dans le documentaire,
la plupart des visages ont été masqués.
Photo du tournage |
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Sur les six
personnes finalement sélectionnées, trois seulement
ont accepté de participer au tournage de « Love for
Life » : Tao Tao (涛涛), professeur Liu (刘老师)
et Vieux
Xia (老夏). Mais la figure centrale est celle de l’enfant de douze ans qui joue le
rôle du narrateur dans le film, Hu Zetao (胡泽涛),
un gamin adorable et excellent acteur en herbe, que
Zhao Liang suit sur le tournage, mais aussi dans sa
vie quotidienne, jusque chez lui. On est étonné de
voir la peur qu’il suscite là aussi et l’ostracisme
qu’il subit : il n’est même pas autorisé, lors des
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repas familiaux, à
piocher dans le plat commun avec ses baguettes comme tout le
monde, et doit demander ce qu’il veut à son père qui le
sert.
Cette même peur
existait au sein de l’équipe de tournage quand Gu Changwei a
commencé son film. Il montre la méfiance initiale, l’un des
techniciens fuyant même, paniqué, puis l’information
prodiguée, y compris par des séances organisées avec des
spécialistes du SIDA, et ensuite le développement progressif
de liens d’amitié culminant en une séquence émouvante
lorsque l’un des techniciens séropositifs doit partir se
faire soigner à l’hôpital.
Le documentaire se
présente ainsi comme une chronique de la vie avec le SIDA,
se terminant sur une séquence symbolique filmée dans la rue,
où un séropositif, se proclamant tel par une bannière
déployée au-dessus de sa tête, demande aux passants la
charité d’un geste de tendresse.
Ou du moins il
aurait pu se terminer là ; malgré ses défauts, il aurait été
acceptable. Mais ce n’est pas le cas.
Non-dits et
mièvreries
Le documentaire,
dans son ensemble, il faut bien le dire, suscite un certain
malaise, d’abord par ses non-dits. Il n’est jamais
ouvertement question de la manière dont le SIDA s’est
propagé comme un feu de prairie et de la responsabilité
flagrante, en la matière, des autorités, à tous les
niveaux : les autorités locales pour avoir profité du trafic
de sang pour enrichir leurs caisses, et les autorités
centrales pour avoir imposé le silence sur la question,
empêchant l’information de circuler et les réseaux sociaux
de fonctionner.
Ensuite,
certains faits sont même soigneusement camouflés :
si l’on comprend qu’un effort particulier soit fait
pour que ne puisse être devinée l’identité des
personnes interviewée au début, l’une d’entre elle
est une prostituée, et le fait de ne pas le
mentionner enlève beaucoup de poids à son
témoignage. De la même manière, une femme enceinte
dit bien avoir été contaminée par transfusion à
l’hôpital, mais rien n’est précisé des conditions de
la transfusion ni des responsabilités en cause. |
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Photo du tournage |
Tout est tellement
bien fait pour lisser les témoignages afin que rien de
censurable ne puisse affleurer que le documentaire y perd
l’acuité et la force de ceux réalisés auparavant par
Zhao
Liang, avec un courage qui lui avait valu le respect et
l’admiration de tout le monde.
S’il n’était
question que de cela, encore, on se dirait juste déçu ; on
passerait même sur l’utilisation un peu abusive de
l’adorable minois du gamin, sur la scène du départ de Lao
Xia où il s’exclame « Merci, j’ai été très heureux ici parce
que je n’ai pas subi de discrimination », ou encore sur
cette séquence d’un esthétisme légèrement déplacé où
l’enfant discute de l’avenir avec ses parents en
pique-niquant paisiblement sous un superbe arbre en fleur,
séquence qui semble directement tirée du dernier film de
Zhang Yimou (3).
Mais Zhao Liang est
allé plus loin, en complétant son documentaire par des
séquences finales d’une lourdeur démonstrative qui laisse
sidéré : à partir de la minute 72 (sur 84), après nous avoir
expliqué ce que sont devenus les protagonistes du film, et
avant la très belle séquence tournée dans la rue évoquée
plus haut, le documentaire tourne au panégyrique de l’action
gouvernementale, en faisant, en quelques lignes accompagnées
d’un triste duo violoncelle et piano, un historique de la
progression de la contagion en passant directement du
premier cas de SIDA rapporté, en 1985, aux premières
mesures gouvernementales pour lutter contre le fléau… en
2003, mais rapidement multipliées ensuite. Le tout suivi de
statistiques montrant une contamination chez les homosexuels
à peine inférieure à celle des hétérosexuels, et la
contamination par transfusion allègrement mêlée à celle des
drogués.
L’enfant Hu Zetao avec
Aaron Kwok
sur le tournage du
documentaire |
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Ces
séquences sont suivies de scènes dans la rue, qui
sont censées montrer l’efficacité de l’information
de la population par l’action gouvernementale. Mais
la palme revient aux séquences sur lesquelles se
clôt le film, et qui donnent la parole aux membres
de l’équipe de tournage, louant l’atmosphère
chaleureuse due à l’absence de préjugés
(textuellement : « on a pu voir qu’il ne faut pas
avoir peur du SIDA »), puis aux deux acteurs
principaux, Aaron Kwok et Zhang Ziyi, rivalisant
dans la flagornerie pseudo humanitaire (minute 76).
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Qui plus est, Zhao
Liang en a rajouté dans ses interviews, dès le festival de
Berlin où le documentaire fut présenté, louant explicitement
l’action du gouvernement chinois dans la prévention du SIDA
(4).
Haro sur le baudet
Les réactions ne se
sont pas fait attendre, de tous côtés, et d’abord de celui
des proches amis de Zhao Liang : qui bene amat bene
castigat…
L’un de
ceux-ci fut Zhu Rikun, créateur fin 2001 du Fanhall
Studio, l’un des moteurs du cinéma indépendant
chinois à ses débuts, et organisateur, entre autres,
du festival de films documentaires de Songzhuang qui
a été obligé de se saborder en avril sous la
pression gouvernementale (5). C’est lui qui a
produit le précédent documentaire de Zhao Liang,
« Pétition : la cour des plaignants ».
Mais celui
à réagir le plus violemment fut Ai Weiwei (艾未未),
vieil ami du réalisateur dont |
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Zhu Rikun (avec les
propriétaires de son restaurant favori) |
il avait fait la
connaissance lors d’une exposition en Finlande à laquelle
tous les deux participaient – Zhao Liang est aussi
photographe et vidéaste.
Ai Weiwei avait
déjà été choqué d’apprendre sa décision de se retirer du
festival de Melbourne, en juillet 2009, sous la pression des
autorités chinoises qui voulaient protester contre la
participation au festival de l’activiste ouighour Rebiya
Kadeer.
Zhao Liang avait prit sa décision en commun accord
avec Jia Zhangke, également impliqué, qui émit pour
l’occasion un communiqué très pondéré indiquant sa réticence
à participer à un festival ouvertement politisé, dans le
contexte des violents événements d’Urumqi qui s’étaient
passés quinze jours auparavant.
Cependant, la
réponse de
Zhao Liang à Ai Weiwei qui l’attaqua sur ce
sujet lors de l’inauguration d’une exposition fut - au moins
- maladroite et mit de l’huile sur le feu car elle fut
largement reproduite dans les medias et, bien sûr, internet.
Zhao Liang lui répondit que lui n’était pas un opposant,
bien que les sujets de ses documentaires traitent des
inégalités et injustices sociales, ajoutant « La Chine n’a
plus besoin d’une révolution, du type de révolution radicale
qui bouleverse complètement la société ; les coûts en sont
trop élevés. »
Il y a évidemment
des raisons derrière ce revirement, et il faut chercher à
les comprendre.
Le vent du boulet
On ne passe pas
impunément plus de dix ans à tourner en Chine un
documentaire comme
« Pétition ».
La tension est trop forte, au bout d’un certain temps, cela
laisse forcément des marques. Il a eu très peur de se faire
arrêter, mais a eu le cran d’aller filmer avec une caméra
cachée à l’intérieur même de la salle d’audience. Il a eu
plusieurs fois le sentiment d’être observé et suivi, et a
même dit à Ai Weiwei à un moment : « Si un jour je
disparais, il faudra que tu me cherches. »
Le montage de
« Pétition » fut terminé début 2009 à Paris, et le
documentaire présenté au festival de Cannes en mai. Ce fut
le début d’un parcours triomphal dans les festivals
internationaux, mais, en Chine, le documentaire dut être
projeté en catimini, et la pression et la peur d’être arrêté
furent tellement fortes que, à un moment donné, sur les
conseils de ses amis,
Zhao Liang débrancha son portable et
disparut trois semaines au Tibet.
Il semble que ce
soit à partir de cet épisode que sa position ait commencé à
changer. La peur est terrible, dans ces conditions, comme
est terrible pour un artiste la frustration de ne pas
pouvoir s’exprimer et avoir une audience.
Lorsque Gu Changwei
lui proposa de tourner un documentaire pour accompagner son
propre film, et ce sous les auspices du ministère de la
Santé, il accepta, et c’était avant la controverse sur le
retrait du festival de Melbourne.
Zhao Liang se dit que
c’était l’occasion pour lui de faire un film qui pourrait
sortir ‘normalement’ en salle en Chine. Non seulement le
ministère apporta la moitié du budget, mais les
autorisations de censure en furent d’autant facilitées : le
ministère envoya une lettre au Département de la Propagande
et au bureau du SARFT en charge de la censure pour leur
signifier son appui à un projet “ de service public”, sur
quoi les choses procédèrent sans accroc.
Mais il fallut
évidemment accepter les exigences du “service public”. Le
ministère s’est déclaré satisfait du résultat, en a fait une
publicité extensive et a participé à sa promotion, ce qui
n’a pas été de tout repos pour
Zhao Liang. Au festival de
Hong Kong, par exemple, il a paru un tantinet inconfortable
lorsque, interrogé sur la réponse initiale du gouvernement à
l’épidémie de SIDA, le représentant du ministère qui
l’accompagnait déclara publiquement lors d’une interview que
les rapports faits avaient toujours été rapides et
« méthodiques ».
Et maintenant ?
Il ne s’agit
certainement pas d’une décision soudaine et abrupte, mais
plutôt de la manifestation d’une réflexion qu’il n’est pas
le seul à mener dans les conditions actuelles de
durcissement général qui rappelle, il faut bien le dire,
quelques mauvais souvenirs.
Lorsqu’il a répondu
aux accusations d’Ai Weiwei à la suite de son retrait du
festival de Melbourne, comme mentionné précédemment, il a
ajouté une phrase révélatrice, mais souvent passée sous
silence : « A l’heure actuelle, dans le Parti, il y a un
conflit entre deux camps [une ligne dure, et une ligne plus
libérale]. En tant qu’intellectuels engagés, il nous faut
coopérer avec l’une des factions pour vaincre l’autre. »
Il semblerait qu’il
se soit rendu compte que cette tentative, qui devait en même
temps lui permettre de gagner en visibilité, l’a mené à une
impasse : il risque y perdre son identité et sa force
créative. Mais il n’a guère de marge de manœuvre. Il a
annoncé un retour à sa manière antérieure, déclarant lors
d’une interview récente :
“我的下一部作品可能又不能公映,但是无所谓。我有话要说,不管别人听不听,我必须说出来,不然我憋得慌。”
Que mon prochain
film puisse ou non sortir en salles [en Chine], cela n’a pas
d’importance. J’ai des choses à dire, il faut que je les
dise, même si il n’y a personne pour l’entendre, autrement
je me sentirai très mal.
Notes
(1) Article publié
dans le numéro du 13 août 2011 : Chinese Director’s Path
From Rebel to Insider.
http://www.nytimes.com/2011/08/14/world/asia/14filmmaker.html?pagewanted=all
(2) Elle a fait ses
débuts derrière la caméra en 2009 avec « Lan »
(《我们天上见》),
primé au festival de Shanghai en 2010.
(3) c’est-à-dire « Hawthorn
Tree Forever ».
(4) Voir en
particulier l’interview réalisée le 16 mars dernier, dans le
cadre de la Berlinale, par l’APA (Asian Pacific Arts),
institution dépendant de l’université de Californie Sud
(USC) :
http://www.youtube.com/watch?v=Sk_NB0coRII
Zhao Liang semble
également vouloir se justifie en invoquant les difficultés
rencontrées par les réalisateurs indépendants en raison des
contraintes imposées… par les producteurs et leurs
impératifs commerciaux ! Ce qui n’est pas faux en soi, mais
le devient présenté de façon unilatérale.
(5) Le festival fut
annulé au dernier moment alors qu’il projetait de présenter
le nouveau documentaire de Xu Xin, le réalisateur de
« Karamay ».
Autres
documentaires sur le sujet :
Deux
documentaires d’Ai Xiaoming (艾晓明) :
-
The Central Plains
(《中原纪事》,
2006) qui traite de la situation au Henan – avec des
interviews de Gao Yaojie et sous-titres anglais :
-
Care and Love
(《关爱之家》,
2007) sur le cas particulier d’une femme du village de
Xingtai (邢台),
au sud du Hebei :
contaminée à
l’hôpital, elle a décidé de poursuivre les responsables en
justice pour obtenir compensation.
Liens vers les deux documentaires, chacun en quatre parties d’environ 30
minutes :
http://lihlii.posterous.com/27650180
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