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« Le Puits » de Li Yalin : un film injustement méconnu de la fin des années 1980

par Brigitte Duzan, 23 janvier 2015 

 

« Le Puits » (《井》) est le quatrième film réalisé par Li Yalin (李亚林), mais c’est le second qu’il ait réalisé seul. C’est aussi le dernier qu’il ait pu faire, ayant été emporté par un cancer peu après.

 

Réalisé en 1987, d’après une nouvelle de Lu Wenfu (陆文夫), c’est l’un des plus beaux portraits de femme du cinéma chinois de cette époque, et il a offert à Pan Hong (潘虹) l’un des grands rôles de sa carrière. Il fait partie des grands films des années 1980 qui restent injustement méconnus, tout autant que leurs réalisateurs.

 

L’une des meilleures nouvelles de Lu Wenfu

 

« Le Puits » (《井》) est l’une des meilleures nouvelles écrites par Lu Wenfu [1] dans les années 1980 ; elle a été publiée en 1984, dans le premier de ses deux recueils « Souvenirs de gens des ruelles » (《小巷人物志》), maisil a mis très longtemps à l’achever, en dépit des

 

Le Puits

pressions des éditeurs. Elle est d’une trompeuse simplicité.

 

Le monde des ruelles de Suzhou

 

Elle fait partie d’une série de récits écrits à partir de 1980, dans lesquels l’écrivain retrace l’histoire de la Chine des vingt ou trente années précédentes, à travers des portraits de personnages dont on aurait pu dire qu’ils étaient sans histoire : des gens du peuple, simples mais meurtris, sacrifiés par la politique.

 

C’est l’histoire nationale revue au quotidien, souvent à partir d’un détail infime, l’histoire au ras des pavés, celui des ruelles de Suzhou qui en forment le cadre. Car les ruelles de Suzhou sont à Lu Wenfu ce que les longtang (弄堂) de Shanghai sont à Wang Anyi (王安忆) : un monde infiniment cher, réapproprié par le souvenir, et finalement symbolique de tout un passé empreint de nostalgie même s’il est douloureux.

 

Ce passé revisité, dans ces nouvelles de Lu Wenfu, c’est le passé récent, celui qu’il a vécu, et qui l’a meurtri, comme tant d’autres. A travers ces portraits individuels, c’est, en filigrane, sa propre histoire qu’il raconte, et c’est ce qui les rend si émouvants. Histoires de petites gens comme le vieux marchand ambulant qui débute la série, en 1980, histoires d’intellectuels aussi, d’autant plus tragiques quand ce sont des femmes, comme c’est le cas dans « Le Puits ».

 

L’histoire de Xu Lisha

 

« Le Puits » (《井》) est l’histoire de Xu Lisha (徐丽莎). Elle est toute jeune, au début de la nouvelle : c’est une jeune étudiante en chimie. Elle a vingt-quatre ans, elle est jolie, et elle pourrait avoir l’avenir devant elle, mais elle a une mauvaise origine de classe : son grand-père était un capitaliste aux mœurs légères, entretenant concubines et hordes d’enfants, son père est parti étudier à l’étranger et n’a plus donné signe de vie. Nous sommes à la fin des années 1950, une telle famille est un boulet au pied : Xu Lisha est envoyée travailler dans un laboratoire, mais chargée de laver les éprouvettes.

 

Elle a vécu solitaire, dans un univers sans chaleur : sa mère est morte en couches, elle a été élevée par une domestique, ne manquant de rien, mais privée d’affection. Et elle est maintenant reléguée à travail abrutissant et à un dortoir exigu et surpeuplé où elle n’a pas de contact avec les autres femmes. C’est donc un être fragile, en quête de sympathie, voire d’amour, et une proie facile pour tout intrigant.

 

Celui qui jette son dévolu sur elle s’appelle Zhu Shiyi (朱世一). La trentaine bien sonnée, il est célibataire et vit avec sa mère. Il était d’une famille aisée, mais son père, fumeur d’opium, était mort à trente ans, et sa mère avait vendu les biens familiaux pour survivre. A l’avènement du régime communiste, ils étaient donc pauvres comme Job, et furent classés « citadins pauvres », ce qui leur évita bien des ennuis par la suite.

 

Lu Wenfu conte avec un humour légèrement sarcastique les agissements de ce personnage louvoyant entre deux eaux,  nommé stagiaire dans une banque appartenant à un oncle, touchant un salaire à ne rien faire, mais salarié quand même, donc appartenant à la classe ouvrière, et réussissant à chaque nouvelle campagne à s’en sortir indemne, en décrochant au bout du compte un poste de fonctionnaire.

 

Quand arrive Xu Lisha, il est chef de service, et il utilise ses dons de manipulateur pour la faire sortir de son dortoir minable et la faire nommer à un poste de recherche dans l’usine : c’est le Grand Bond en avant, et il faut utiliser tous les talents pour accroître la production ! Sa sollicitude émeut Xu Lisha, y compris pendant la Famine, et il finit par l’épouser. Il a gagné : une jolie femme, intellectuelle de surcroît. Toutes les commères du quartier, autour de leur puits, en sont bouche bée.

 

Mais c’est le début des ennuis pour la jeune femme. Elle se retrouve esclave de sa belle-mère et servante de son mari, comme si rien n’avait changé en Chine depuis la nuit des temps. C’est son travail qui passe au premier plan. Les commères la soutiennent, elles sont connu les mêmes problèmes quand elles se sont mariées.

 

Tout change avec la période d’ouverture. Xu Lisha est promue, devient une chimiste réputée, elle découvre un antiviral qui s’exporte même à l’étranger. Elle gagne un bon salaire, se paie des toilettes à la mode, et du coup ne fait plus partie de la confrérie du puits. Les jalousies se déchaînent, tandis que sa situation familiale est pire que jamais : son mari a perdu le poste qu’il avait obtenu au début de la Révolution culturelle et voit d’un mauvais œil, lui aussi, les succès de sa femme.

 

De dénonciations en rumeurs, la vie de Xu Lisha devient impossible, et son assistant dont elle était tombée amoureuse se révèle dans ces circonstances un être veule et velléitaire. Elle n’a plus d’issue. La condition des femmes en Chine n’a guère changé avec la politique d’ouverture, elles ont toujours aussi peu de liberté, est le message de Lu Wenfu.

 

Humour et dérision

 

Quand la nouvelle est publiée, en 1984, elle confirme le talent de Lu Wenfu. C’est un grand succès, qui est dû au style autant qu’à l’histoire elle-même. C’est un récit d’une grande fluidité, dont le déroulement d’une implacable logique semble parfaitement naturel. Il n’y a pas de hiatus dans la descente aux enfers graduelle de Xu Lisha ; son destin est comme programmé à partir du moment où elle intègre le foyer familial, entre Zhu Shiyi et sa mère.

 

Il y a tellement peu de hiatus que même le passage du temps est à peine marqué ; pourtant le chapitre cinq marque le début de la période d’ouverture : « vingt-trois ans s’étaient écoulés en un éclair », et juste un date pour marquer ce passage du temps : automne 1984. Il n’est pas question de la mort de Mao ni de la chute de la Bande des Quatre, ce qui importe ici, c’est ce qui a marqué la vie des gens à l’époque : les changements de mode, de rythme de vie, et l’eau courante qui rend le puits obsolète et déserté. Du coup, les commérages disparaissent, relayés par la radio, bien plus terrible.

 

Ce qui rend le récit si vivant et si attachant, cependant, plus que tout, c’est l’humour : Lu Wenfu semble prendre un plaisir fou et vengeur à se moquer des commères et de leur cancanages, de Zhu Shiyi et de ses manigances, des changements de ligne politique comme s’ils étaient parfaitement sensés et rationnels, et de la glorification du travail de Xu Lisha dans la presse comme si c’était une réussite obtenue à force de privation de sommeil et de nourriture, comme les héros socialistes d’antan.

 

Il prend les slogans et les subvertit, leur simple énoncé à contre-courant en montrant tout le ridicule. Les intellectuels ne sont plus la neuvième catégorie, et Zhu Shiyi a échappé au classement comme « casseur », l’une des trois « catégories sociales » de la Révolution culturelle, avec les pilleurs et les matraqueurs…

 

C’est aussi, en grande partie, cet humour frisant la dérision qui a fait succès de la nouvelle, outre la force symbolique du récit, construit autour de ce puits si bien trouvé.

 

Le puits comme symbole à plusieurs niveaux

 

La nouvelle s’intitulait d’abord « Par la fenêtre » (《窗外》) car elle devait participer à un concours organisé sur ce thème par les éditions des Cent fleurs (百花文艺出版社) pour le lancement de leur revue Xiaoshuojia 《小说家》en 1983. Lu Wenfu n’a pas terminé son récit à temps, et il a par la suite changé le titre, devenu « Le Puits » (《井》) pour sa publication l’année suivante. C’est une trouvaille car le puits est une image emblématique dans l’histoire et la littérature chinoises.

 

Il a d’abord une longue histoire comme symbole de l’oppression féminine dans la société traditionnelle chinoise : on y jetait les concubines qui avaient fauté, ou tenté de le faire. On en trouve un épisode dans le film de Tian Zhuangzhuang (田壮壮) « L’eunuque impérial » (《大太监李莲英》), rappelant un épisode semblable du film de Zhu Shilin (朱石麟) « L’histoire secrète de la cour des Qing » (《清宫秘史》) ; on trouve le symbole en littérature aussi : ainsi Su Tong (苏童) a-t-il fait du puits le pivot narratif autour duquel est bâtie sa nouvelle « Epouses et concubines » (《妻妾成群》), symboled’enfermement féminin que Zhang Yimou a inversé dans son film adapté de la nouvelle.[2]

 

Dans la nouvelle de Lu Wenfu, le puits est d’abord lieu des rumeurs de la ville, et il est symbolisé par la forme de sa margelle ronde, en forme de bouche en O. Ces rumeurs alimentées par les commères du quartier conditionnent la vie des gens, et des femmes en particulier, car elles contribuent à transmettre les modes de vie et de pensée et figer les mentalités.

 

La forme du caractère jing lui-même est par ailleurs l’image de l’enfermement de la femme dans la société traditionnelle chinoise : comme l’explique la mère Zhu dès son arrivée, après son mariage, sa nouvelle bru se doit de la servir et de se soumettre à son mari. Aucune liberté n’est possible. L’affiche même du film souligne cet aspect symbolique.

 

La nouvelle a connu un grand succès à sa publication. Elle a été l’une des deux nouvelles "moyennes" (中篇) sélectionnées en 1985 comme « meilleure nouvelle moyenne » de l’année par la revue « Ecrivains de Chine » (《中国作家》), l’autre étant celle de Feng Jicai (冯骥才)  « Merci la vie » (《感谢生活》)[3].

 

Lu Wenfu était devenu un écrivain recherché, avec des nouvelles d’un style réaliste à replacer dans le courant de littérature « introspective » qui marque la transition entre la littérature des cicatrices et celle de recherche des racines. Avec son personnage féminin emblématique de tout le poids du passé qui pesait encore sur la société et en freinait l’ouverture, « Le Puits » a ainsi retenu l’attention du réalisateur Li Yalin (李亚林) qui, en en confiant l’interprétation à Pan Hong (潘虹), a su faire de Xu Lisha l’un des grands rôles féminins du cinéma chinois.

 

Un film de 1987 qui poursuit la narration de la nouvelle

 

« Le Puits » est un film qui montre toute la sensibilité d’un réalisateur venu sur le tard à la mise en scène après une longue carrière d’acteur ; il avait un don pour la direction d’acteurs, et ce talent, couplé à celui de ses interprètes, et surtout de son actrice principale, fait de son film l’une des réussites de la seconde moitié des années 1980. Mais il est aussi remarquable par la manière dont le scénario a adapté, et actualisé, la nouvelle.

 

L’atmosphère de la nouvelle

 

Le scénario a été confié à l’écrivain Zhang Xian (张弦), l’auteur de la nouvelle dont est adapté le premier film de Li Yalin, « Un petit coin oublié par l’amour » (《被爱情遗忘的角落》), mais pas seulement ; il a commencé à publier des nouvelles dès 1956 et à les adapter à l’écran ; il était réputé[4].

 

Li Yalin pendant le tournage du Puits

avec He Xiaoshu et Pan Hong

 

Son travail avec Li Yalin sur « Le Puits » est remarquable. Ils ne se sont pas contentés d’approfondir la nouvelle de Lu Wenfu ; ils se sont imprégnés de l’atmosphère qui se dégage de l’œuvre de l’écrivain, et en particulier de ses textes des années 1980 sur Suzhou et ses ruelles.

 

Dès l’entrée, la séquence d’ouverture en est un exemple frappant. Elle est la traduction en images d’un texte de Lu Wenfu écrit en même temps que la nouvelle, en octobre 1983, et publié en introduction de nombre de recueils la

contenant : « Le monde de mes rêves » (《梦中的天地》)[5]. Ce monde est celui des ruelles de Suzhou dont, selon ses propres dires, l’auteur est tombé amoureux dès son arrivée dans la ville, à l’âge de seize ans, et dont il a gardé le souvenir, comme d’un éden perdu, tout au long de son exil dans le Subei pendant la Révolution culturelle.

 

Il y décrit les dalles de pierres, les petites maisons tout du long, et à l’entrée … le puits public, puis il passe à la peinture du tableau au petit matin :

夏日的清晨,你走进这种小巷,小巷里升腾着烟雾,巷子头上的水井边有几个妇女在那里汲水,慢条斯理地拉着吊桶绳,似乎还带着夜来的睡意,还穿着那肥大的、直条纹的睡衣。

En pénétrant dans ce genre de ruelle au petit matin, les jours d’été, on y voyait monter la brume ; au puits, à l’entrée, quelques femmes encore vêtues de leurs larges pyjamas à rayures puisaient de l’eau en remontant sans se presser leur seau attaché à la corde, comme si elles n’étaient pas encore totalement sorties de la torpeur de la nuit. 

 

C’est la description exacte de la première séquence du film, les pyjamas en moins, jugés sans doute insuffisamment esthétiques. C’est du brouillard typique du Jiangsu que semble remonter la narration et c’est sur ce fond que se profilent les personnages. Le récit prend ainsi au départ une allure de fable.

 

Le film est fidèle à la nouvelle, mais, réalisé en 1987, il poursuit la narration là où celle de Lu Wenfu s’était arrêtée. Le ton n’est pas plus optimiste pour autant.

 

Li Yalin sur le tournage du Puits, avec Li Zhiyu et Pan Hong

 

Fidélité à la narration de Lu Wenfu

 

Le film reprend fidèlement le fil narratif de la nouvelle dans son déroulement temporel, du Grand Bond en avant à la première moitié des années 1980.

 

Pan Hong à ses débuts à l’usine, au début du film

 

Les allusions aux événements politiques sont aussi discrètes que dans la nouvelle, mais traduites en images et en sons. Comme dans la nouvelle, il n’y a pas de transition marquée d’une période historique à une autre ; c’est un parti pris de réalisme : dans la réalité aussi, la vie poursuit son cours sans rupture soudaine en fonction des événements ; ceux-ci ne laissent leur marque qu’avec le recul du temps. C’est ce qui se passe dans le film, comme dans la nouvelle. La seule rupture de ton, et celle clairement indiquée à l’écran, est l’année 1984, comme dans la

nouvelle et c’est d’abord un changement de couleur et d’environnement sonore.

 

Par ailleurs, Zhang Xian, tout comme Lu Wenfu et Li Yalin, avait été condamné comme droitier en 1958 pour ses critiques contre le régime, critiques qui concernaient en particulier les étiquettes de classe qui fixaient chacun dans un statut spécifique, indélébile. On retrouve ce trait dans la nouvelle de Lu Wenfu, chacun des personnages étant irrémédiablement marqué par son origine de classe. En ce sens, « Le Puits » est à rapprocher de la nouvelle de Zhang Xian « L’incassable fil rouge » (《挣不断的红丝线》) qui traduit le même sentiment d’impuissance devant le caractère inéluctable d’un destin forgé par l’idéologie.

 

Développement au-delà de Lu Wenfu

 

Le film reprend la césure de la nouvelle, et l’indique tout aussi nettement, par un intertitre qui ressemble à une enseigne au néon : 1984. Cette césure, cependant, est plus nette dans le film, par la force de l’image et du son : les couleurs changent brusquement, virant soudain d’un bleu éteint – celui de la vie sous Mao – à des couleurs offensives, sur fond de bruit assourdissant, d’une ville qui s’éveille à la modernité, avec ses étals offrant des vêtements bigarrés.

 

A partir de là cependant, le scénario décroche de la nouvelle : celle-ci a été achevée  en 1984, et cet automne que Lu Wenfu mentionne au début du chapitre cinq est celui où il l’écrit. Le film, lui, a été réalisé en 1987, et les trois années de distance font un abime de différence. En 1984, la vie avait encore relativement peu changé, et la vie du quartier était encore centrée sur le puits – on commençait juste à parler d’eau courante. Les mentalités restaient celles de la période maoïste, et les événements politiques eux-mêmes montraient qu’on n’avait pas encore

 

Pan Hong et Li Zhiyu, au début du film

totalement changé d’époque : on sortait juste de la campagne contre la pollution spirituelle.

 

Le film se place du point de vue de 1987, et la différence se note peu à peu, dans les modes de vie. Le premier décrochage significatif par rapport à la nouvelle est un détail qui a son importance : la voiture qui vient chercher Xu Lisha pour l’emmener à une réunion de travail n’est pas noire mais rouge. On est passé d’un monde d’apparatchiks à un monde où l’économie se libère de l’emprise du Parti et où l’individu commence à revendiquer son autonomie vis-à-vis du collectif. Le directeur de l’usine prend la défense de Xu Lisha, en directeur soucieux de la bonne marche de son entreprise, contre le comité de quartier qui y a fait irruption pour réconcilier les deux époux, et répondre au slogan de l’heure prônant l’unité. Ils font figure de personnages d’une autre époque.

 

Conclusion différente mais tout aussi sombre

 

Le scénario a opéré une dramatisation de la situation de Xu Lisha, comme si l’ouverture de 1984 n’avait été qu’un épisode illusoire. Ce que montre en fait toute la progression dramatique de la seconde partie est que, dans le fond, les esprits n’ont pas changé, et continuent d’enfermer la femme dans son rôle traditionnel d’épouse, bru et mère. L’assistant Tong Shaoshan est doublement pleutre, car, dans le film, sa femme est morte dans un accident (alors que dans la nouvelle elle est le tyran domestique qui le retient dans le bon chemin) ; il est libre, mais ce qui le retient sont les conventions sociales. Leur étau n’est plus représenté par les commérages des femmes, ceux-ci sont repris par la radio dans la nouvelle, la télévision dans le film.

 

Affiche de propagande juin 1984

(collection Landsberger) : 品学兼优

soyez de bons élèves modèles

 

Et si les esprits ne changent pas, c’est par un reste de peur. C’est cette peur latente qui continue à faire la force de Zhu Shiyi, qui n’a pourtant plus de rôle social, étant inactif et incasable dans les nouveaux rouages économiques qui sont maintenant, apparemment, au centre des réseaux sociaux. Mais le Parti reste présent, et Zhu Shiyi reste redoutable par sa capacité de nuisance. Xu Lisha est ainsi condamnée par la frilosité des gens autour d’elle, qui préfèrent un repli prudent sur la tradition. Elle est la survivante d’une époque qui n’est pas tout à fait révolue.

 

La conclusion du film est finalement plus pessimiste que celle de la nouvelle, comme le noir qui domine les dernières séquences. La nouvelle est d’une remarquable homogénéité, caractérisée par un humour froid qui persiste jusque dans l’alinéa conclusif : au petit matin, dit Lu Wenfu, une femme eut la frayeur de trouver un corps au fonds du puits, il fut condamné, et le « centre d’information » du quartier se déplaça dans une autre ruelle, où fut installée l’eau courante… en attendant une nouvelle victime… La vie suit paisiblement son cours.

 

Dans le film, le pessimisme prévaut après une période d’enthousiasme suscité par l’ouverture économique, d’où la dramatisation du ton, soutenue par celle des caractères et des situations de personnages. Cette conclusion sombre semble prémonitoire, contre la tendance à considérer 1989 comme une rupture brutale. En fait, les années 1980 sont une période de transition, tumultueuse certes, mais non de libéralisation. Les affiches de propagande le montrent bien : celles de 1986 et 1987 insistent sur les mêmes valeurs collectives que celles de 1984. Et ce que dit le film, c’est qu’il ne pouvait y avoir de libéralisation car les esprits n’avaient pas suffisamment évolué. Ce qui se traduit par un destin inchangé pour les femmes, la seule différence étant l’issue de la tragédie : non plus le puits, puisqu’il n’y en a plus, mais la folie, et l’on rejoint là le film de Ning Ying (宁瀛) « Perpetual Motion » (《无穷动》).

 

Profondément réfléchi, le film est aussi une réussite esthétique, fondée sur une réelle connivence entre scénariste, écrivain et réalisateur, mais aussi leurs interprètes, liés par la même expérience, débouchant sur un humanisme qui est la

 

Affiche de propagande juillet 1986 (collection Landsberger) : 勤学习守纪率

soyez des élèves studieux et disciplinés

caractéristique essentielle – et longtemps controversée - des films des années 1980.

 

Des personnages transcendés par leurs interprètes

  

Pan Hong et He Xiaoshu,

la bru et sa belle-mère

 

Ce que le film apporte, qui était en germe dans la nouvelle, c’est un trio de personnages quiprennent figure emblématique, de par le choix même des interprètes et la force de leur interprétation. Il y a bien sûr le couple Xu Lisha/Zhu Zhiyi, mais aussi la mère de celui-ci, « mère Zhu » (朱妈).

 

Celle-ci n’est pas à négliger : elle représente tout le poids de la société traditionnelle, avec ses règles et ses préjugés, qui sont d’autant plus contraignants qu’ils sont perpétués par celles-là même qui en souffrent le plus, les femmes. Ainsi les femmes du quartier, réunies autour du puits comme un chœur de théâtre grec –forment-elles un cercle symbolique, où les femmes se défendent entre elles contre la pression des maris, mais sans songer à remettre le système en cause.

 

La mère Zhu est brillamment interprétée par He Xiaoshu (贺小书), qui était l’épouse de Li Yalin. Née en 1933, elle a suivi un parcours très semblable au sien, et ils ont débuté ensemble en

1955 au studio de Changchun, avant d’être transférés en 1975

au studio Emei. Elle était connue en particulier pour son interprétation de la paysanne Linghua (菱花) dans le premier film réalisé par Li Yalin, en 1981, « Un petit coin oublié par l’amour » (《被爱情遗忘的角落》) : rôle de mère, déjà, qui lui valut le prix de la meilleure actrice dans un rôle secondaire au festival du Coq d’or en 1982.

 

Son fils Zhu Shiyi et Xu Lisha, de leur côté, sont interprétés par deux grands acteurs qui étaient connus pour avoir interprété, déjà, un célèbre couple mari et femme dans un grand succès de 1979 : « Troubled Laughter » (《苦恼人的笑》), coréalisé par Yang Yanjin (杨延晋) et Deng Yimin (邓一民).

 

Li Zhiyu (李志舆) interprète le rôle de Zhu Shiyi avec les nuances qui s’imposent : charmeur et manipulateur au début, pleutre et vindicatif ensuite. Face à lui, Pan Hong (潘虹) signe là l’un des grands rôles de sa carrière et s’affirme comme la grande actrice du cinéma chinois des années 1980. C’est la plus jeune, mais sa vie a été tout aussi tourmentée que celle de ses aînés. Elle est en parfaite symbiose avec eux et avec son personnage, qu’elle magnifie.

 

C’est aussi grâce à elle que le film a pu être terminé, Li Yalin ayant été atteint pendant le tournage du mal qui devait l’emporter l’année suivante : une tumeur au cerveau.

 

Lin Daxin dans le rôle de l’assistant,

Tong Shaoshan

 

« Le Puits » a été présenté à la Semaine de la critique au Festival de Cannes. C’est l’un des derniers grands films de la décennie. Bientôt va se refermer cette page d’embellie culturelle post-Mao, et quand le cinéma reprendra vie, après 1990, ce sera une autre époque.

 

[2] Wu Tianming est allé plus loin dans son film « Le vieux puits » (《老井》), en faisant indirectement du puits le symbole du poids de la tradition sur les hommes autant que les femmes, dans une culture où la quête de l’eau est essentielle.

[3] Sur Feng Jicai, écrivain de Tianjin comme Lu Wenfu l’est de Suzhou, voir :

http://www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_FengJicai.htm

[4] Sur Zhang Xian (1934-1997), voir chineseshortstories (à venir….)

[5] Voir ce texte et la traduction des extraits significatifs :

http://www.chinese-shortstories.com/Textes_divers_Lu_Wenfu_Monde_de_reve.htm

 

 

Analyse réalisée pour la présentation du film à l’Institut Confucius de l’université Paris Diderot, le 22 janvier 2015.

 

 

 

 

 
 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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