« So Long, My
Son » : la force d’un couple face aux vicissitudes de
l’histoire
par Brigitte
Duzan, 27 septembre
2019
Découvert à la Berlinale en février 2019, puis sorti
en Chine en mars et en France début juillet, « So
Long, My Son » (《
地久天长》)
fait suite, dans la filmographie de
Wang Xiaoshuai (王小帅),
à
« Red
Amnesia » (《闯入者》),
après
« Shanghai
Dreams » (《青红》)
et
« 11
Flowers » (《我11》),
ces trois films formant une trilogie informelle que
l’on pourrait appeler « trilogie du Guizhou »,
inspirée de son histoire familiale.
Premier volet d’une nouvelle trilogie
« So Long,
My Son » poursuit une réflexion similaire sur les
blessures infligées par l’histoire et les cicatrices
qu’elles ont laissées dans les esprits, en passant
de la période maoïste à l’après-maoïsme, des années
1980 aux années 2000. Wang Xiaoshuai y évoque les
tourments causés par la politique de l’enfant
unique, à partir de 1979, aussi bien que la dureté
de la politique brutale de reconversion industrielle
au début des années 1990
[1].
So Long My Son
« So Long, My Son » apparaît bien, au niveau du contenu,
dans la continuité de l’œuvre du réalisateur ; en revanche,
au niveau stylistique, la forme éclatée de la narration
semble pointer vers une nouvelle étape dans sa création.
« So Long, My Son » est d’ailleurs annoncé comme le premier
volet d’une nouvelle trilogie, la « trilogie du pays natal »
(“家园三部曲”).
Si le titre international souligne l’un des éléments de
l’histoire, effectivement central, le titre chinois évoque,
lui, un thème général plus vaste et plus proche du message
profond du film : l’expression
dì jiǔ tiān cháng《
地久天长》est
tirée de deux sentences parallèles de sagesse populaire :
天造地设一对子,地久天长一辈子。
tiānzào dishè yī duìzi,
dìjiǔ tiāncháng
yī bèizi.
Pour un couple bien assorti, l’union dure toute la vie
[2].
Ce dont il est question, c’est donc de la résilience d’un
couple uni face à l’adversité, une force qui permet à
l’individu de survivre aux vicissitudes de l’histoire. En ce
sens, comme relevé sur un site chinois, l’idée du titre
chinois est bien plus « So Long, My Wife » que « So Long, My
Son »
[3].
L’accent mis sur la perte du fils dans le titre anglais
oriente vers une lecture partielle de la thématique du film,
et surtout vers un ton mélodramatique qui caractérise la
dernière partie du film.
Histoire d’un couple dans les remous de l’histoire
Années 1980 : drames
Affiche pour la sortie
en Chine
L’histoire est celle d’un couple au cours d’une
trentaine d’années de l’histoire chinoise récente, à
partir de la période de réforme et d’ouverture. La
partie introductive présente les personnages, dans
une ville industrielle du nord, dans les années
1980. Deux couples très proches vivent dans les
locaux d’habitation de l’usine où ils travaillent ;
les deux époux,
Liu Yaojun (刘耀军)
et Shen Yingming
(沈英明)
sont des amis d’enfance, leurs épouses, Wang Liyun(王丽云)
et Li Haiyan (李海燕),
sont devenues amies, ainsi que leurs enfants, Liu
Xing (刘星)
et Shen Hao (沈浩),
deux garçons du même âge.
Ils ont un quotidien un peu terne, mais sans
problème, dans une époque cependant en mutation déjà
rapide, le changement étant évoqué à travers la
fascination exercée par l’Occident sur la jeunesse,
symbolisée par un ami rocker aux cheveux longs,
lunettes noires et pantalons pattes d’éléphant qui
apporte des
disques d’enregistrements pirates de musique pop, et
qui finira en prison pour cela.
Dans ce contexte relativement tranquille, la famille de Liu
Yaojun est soudain frappée par un coup du sort : leurs fils,
timide et introverti, est entraîné par son ami Shen Hao à se
baigner dans la rivière ; il ne sait pas nager et se noie.
C’est un drame d’autant plus grave que, peu de temps
auparavant, Wang Liyun, enceinte, a été persuadée par son
amie Li Haiyan, de se faire avorter pour ne pas enfreindre
la politique de l’enfant unique. Or l’avortement s’est mal
passé, elle ne peut plus avoir d’enfant.
Et comme si ce double drame ne suffisait pas, la politique
les frappe encore : l’usine doit améliorer sa rentabilité
et, pour ce faire, licencie une partie de son personnel. La
vague de licenciements touche les deux couples ; l’un reste,
l’autre part.
Années 2000 : la vie continue
On retrouve Liu Yaojun et Wang Liyun dans le sud,
dans une petite ville au bord de la mer. On comprend
par divers flashbacks et dialogues que, tandis que
leurs amis sont restés dans le nord, eux sont partis
refaire leur vie dans un endroit loin de tout, où
ils ne connaissent personne. Liu Yaojun a ouvert un
petit atelier de réparation mécanique. Ils ont
adopté un enfant auquel ils ont donné le même nom
que celui du disparu. Mais l’enfant est rebelle, se
lie à une bande de vauriens à motos aussi typiques
de l’époque que les rockers des années 1980 ; après
une violente dispute avec son père adoptif, il finit
par partir avec eux.
Les deux époux se retrouvent en tête à tête dans
leur petit atelier… Sur ces entrefaites fait
irruption dans l’univers de Liu Yaojun un fantôme du
passé : la petite sœur de Shen Yingming, Shen Moli (沈茉莉),
dont quelques séquences en flashback évoquent en
images soigneusement distillées un amour de
l’adolescente pour celui qui était son chef
d’atelier, ou supérieur hiérarchique d’une manière
ou une autre. Alors
Souvenir des jours
heureux, Liu Yaojun, Wang Liyun et le petit Xinxing
qu’elle se prépare à partir à l’étranger – autre signe des
temps – elle est venue le revoir, dans une chambre d’hôtel,
et tenter d’exaucer son désir d’ado : se donner à lui. On ne
sait trop si elle y aura réussi ; ce qui est sûr c’est
qu’elle repart le lendemain matin. Et la pluie diluvienne
qui s’était déchaînée la veille au soir passe son chemin, le
calme revient sur la petite ville au bord de la mer.
Le poids des années 1980
Les deux couples et
leurs enfants,
début des années 1990
Dans la dernière partie du film, les deux époux
reviennent voir leurs amis, pour fêter
l’anniversaire de Shen Yingming qui, entre-temps, a
fait fortune dans l’immobilier. Ils arrivent comme
en pays étranger, dans une ville qui s’est couverte
de gratte-ciels, comme toutes les grandes villes
chinoises, et où ils ne reconnaissent rien.
Pourtant, leur ancien appartement est toujours là,
dans un vieux bâtiment miraculeusement préservé au
milieu de la jungle urbaine… Quant à Li Haiyan, elle
est gravement malade, et, au milieu de son délire,
ressasse son sentiment de culpabilité envers son
amie qu’elle a poussée à avorter, de même que son
fils est obsédé par sa propre responsabilité dans la
noyade de son camarade.
Autant de poids sur la conscience de chacun,
d’autant plus lourds qu’ils sont restés enfermés
dans un non-dit extrêmement pesant. Mais la visite
des vieux époux va être l’occasion d’un retour
cathartique sur le passé occulté…
Au-delà du scénario, le film est remarquable par la
complexité de sa ligne narrative, subtilement déconstruite,
et par la finesse de l’interprétation, mais la dernière
partie est traitée dans un style de mélodrame qui tranche
sur la subtilité du reste.
Subtile narration non linéaire mais pesant mélodrame final
Narration non linéaire et allusive
L’une des belles surprises du film tient à sa ligne
narrative dont la non-linéarité a pour résultat de
brouiller les pistes et de livrer des bribes de
narration comme autant de bribes de souvenirs
émergeant du passé. La complexité de ce montage rend
parfois la compréhension difficile : on se perd dans
les périodes historiques et dans l’identification
des lieux où se passe telle ou telle séquence. On
met aussi du temps à comprendre l’identité des
enfants, ce qui s’est vraiment passé le jour de la
noyade, comment le couple est arrivé dans ce village
de bord de mer… L’histoire s’éclaire
L’usine, début des
années 1990 :
Liu Yaojun, Shen
Moli et le « rockeur »
peu à peu, comme dans la réalité, et non comme le récit bien
ordonné d’un conteur.
Le procédé comporte en outre au moins un avantage : c’est un
moyen de passer en brèves allusions sur des événements
sensibles qui, traités autrement, n’auraient pas permis au
film de sortir en Chine dans les conditions actuelles de
censure. Mais c’est surtout un moyen très subtil de conter
une histoire telle qu’elle apparaît dans le souvenir de ses
protagonistes, brouillé par le passage du temps.
Annonce des
licenciements
Wang Xiaoshuai a particulièrement soigné cet aspect
original de son film, nouveau dans sa filmographie,
en confiant le montage au monteur attitré
d’Apichatpong Weerasethakul, le Thaïlandais Lee
Chatametikool.
On est d’autant plus étonné quand, dans la partie
conclusive, on voit le film tourner au mélodrame,
dans la tradition du
cinéma chinois, certes, mais de manière appuyée et avec
quelques incohérences, sans aucune commune mesure avec la
subtilité de ce qui précède.
Réunion finale et passage au mélodrame
La dernière partie du film change de ton et de
registre, changement lié au retour des deux époux
âgés dans la ville d’où ils sont partis vingt ans
plus tôt. Il y a quelques éléments du scénario qui
laissent quelque peu étonné, et d’abord, que Liu
Yaojun et Wang Liyun retrouvent leur appartement
conservé comme dans du formol, avec leurs meubles
sous housses, dans un bâtiment délabré
miraculeusement préservé dans un terrain vague au
milieu de la ville moderne qui a englouti le reste
des vieux bâtiments.
Nouvelle vie : Père,
mère et fils adoptif, ambiance de crise
Si la réunion familiale est typique, rehaussée par
l’originalité de la conversation par skype avec la petite
sœur de Shen Yingming apparemment bien installée aux
Etats-Unis et fière de montrer un enfant dont la caméra
semble nous montrer discrètement le père, le vieil
appartement est l’occasion d’une scène de retour sur le
passé avec confession d’un effet mélodramatique pesant qui
s’ajoute à une déclaration non moins mélodramatique de Li
Haiyan sur son lit d’hôpital : la parole éclate après vingt
ans de silence, le pardon ultime vient alléger le poids des
drames du passé. Mais ils ne sont pas effacés. Il reste
encore à vivre avec, dans un monde où ils n’ont guère leur
place et où même la loi de l’enfant unique qui a brisé leur
vie fait partie des souvenirs. Wang Xiaoshuai nous dresse un
portrait d’une génération sacrifiée, dont le sacrifice même
est d’autant plus cruel qu’il a été vain.
Sur la tombe de
Xingxing, vingt ans plus tard :
la ville au loin, un
autre monde
Ce ton mélodramatique final est caractéristique du
style de la coscénariste,
A Mei (阿美),
coscénariste, par ailleurs de mélos comme
« L’Amour
sous l’aubépine » (《山楂树之恋》)
de
Zhang Yimou
ou « Bitter Flowers » (《下海》)
d’Olivier Meys - film où l’on retrouve d’ailleurs
l’actrice Qi Xi (齐溪)
qui interprète dans « So Long, My Son », le rôle de
la jeune sœur de Shen Yingming.
Mais c’est sans doute une concession envers le
public chinois, et un compromis
pour assurer le succès du film à sa sortie en Chine alors
que la narration éclatée va à l’encontre des règles usuelles
du cinéma chinois et des habitudes des spectateurs.
De très belles images et d’excellents acteurs
Outre la construction originale du film, deux autres
facteurs ont contribué à sa réussite esthétique et à
sa bonne réception : d’une part la photographie,
signée du Sud-Coréen Kim Hyung-seok, et surtout
l’interprétation, en particulier celle des deux
rôles principaux. Il n’est que justice que l’acteur
Wang Jingchun (王景春),
dans le rôle de Liu Yaojun, et l’actrice Yong Mei (咏梅),
dans le rôle de son épouse Wang Liyun, aient été
couronnés tous les deux du prix d’interprétation du
festival de Berlin.
Wang Jingchun et Yong
Mei,
les deux
interprètes récompensés à Berlin
Ils sont tous les deux parfaitement naturels pour
représenter des personnages qu’ils auraient très bien pu
être dans la réalité. D’ailleurs Wang Jingchun a lui-même
été soudeur à la même époque que dans le film, il n’a pas eu
besoin d’être doublé ; il a juste dû perdre la quinzaine de
kilos qu’il avait pris depuis lors.
Ce qui fait la force du film, si l’on excepte la toute fin,
c’est que son histoire correspond à celle de Wang Xiaoshuai,
à son expérience personnelle qui rejoint celle de ses
interprètes, et qu’elle est contée avec la retenue et la
pudeur d’une confession intime, comme une sorte de huis
clos. On se rend compte rétrospectivement qu’il y a très peu
de scènes en extérieur ; la dernière, qui clôt le film, sur
la tombe de l’enfant disparu, est une extraordinaire vision
de la douleur intime des deux vieux parents, tandis qu’au
loin la ville apparaît noyée dans la brume, comme un autre
univers, indifférent.
Il est intéressant de voir que la traduction du titre
chinois entraîne une interprétation différente du film par
les spectateurs étrangers. Avec le titre anglais « So Long,
My Son », on met l’accent sur la relation parents-fils. Il
est vrai que, pour les Chinois, c’est plutôt « Son Long, My
Wife ». Dans le film, la femme tente de se suicider. Les
femmes sont généralement plus fragiles dans cette sorte de
drame familial.
Mais le titre chinois peut avoir encore un autre sens. Pour
les Chinois, dì jiǔ tiān cháng地久天长 renvoie
à une autre dimension : la relation entre les deux familles.
L’amitié développée pendant cette période d’habitation dans
les locaux de l’usine réservés au personnel
[5] est
considérée comme très particulière par les Chinois, c’est
une relation très intime, surtout avec des enfants du même
âge. Après l’accident, tout est changé : il y a la mort de
Liu Xing causée par Haohao, l’avortement forcé par Haiyan,
mais peut-être aussi la concurrence pour le travail dans
l’usine ; finalement, les vicissitudes de la vie
transforment l’amitié en inimitié. Ce n’est pas dit
explicitement dans le film, mais on peut l’imaginer.
Avec le temps, cependant, et devant la mort imminente de
Haiyan, ils réussissent à renouer leurs liens passés. Les
Chinois ne sont pas influencés par le christianisme, mais
ils pardonnent, pardonnent aux gens qui les blessent, c’est
le sentiment le plus noble de l'humanité selon moi. J’ai
versé des larmes quand ils se sont retrouvés devant
l’hôpital et sont tombés dans les bras l’un et de l’autre. A
mon avis, la chanson très populaire en Chine indiquée dans
la note 2, « Une amitié éternelle » (《友谊地久天长》),
est là pour souligner que l’amitié entre les deux familles
prend une place très importante dans la signification du
titre du film, et du film lui-même.
Quant à la petite sœur Moli, je crois qu’elle a réussi à se
donner à son maître Liu Yaojun : elle souhaitait une
grossesse pour qu’il garde cet enfant afin de compenser la
perte causée par le fils de son propre frère. Mais Liu
Yaojun n’a pas voulu blesser sa femme et a refusé de garder
cet enfant.
A lire en complément
Critiques de Didier Péron dans Libération, 02.07.2019
[2]
Le thème est repris dans le thème musical du film :
la chanson « Une amitié bénie par le ciel » (《友谊地久天长》),
c’est-à-dire indéfectible. Il s’agit en fait du
célèbre thème du film de 1940 « Waterloo Bridge » (《魂断蓝桥》) :
la Valse dans l’ombre (ou valse des adieux) :
[4]
Wang Yuan est également chanteur ; c’est lui qui
interprète le thème musical du film.
[5]
Ce qu’on appelle
tǒngzilóu
筒子楼,
les « habitations-tubes », c’est-à-dire des pièces
d’habitation distribuées le long d’un couloir, sur
plusieurs étages.