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« Le Rêve dans le Pavillon aux pivoines », de Xu Ke :

Un sommet de l’art de Mei Lanfang

par Brigitte Duzan, 31 décembre 2008, révisé 12 mai 2020

 

Film de 1960, « Le Rêve dans le Pavillon aux pivoines » (《游园惊梦》) est adapté d’un extrait du grand classique du théâtre chinois « Le Pavillon aux Pivoines » ou Mudan ting (牡丹亭). Pièce écrite en 1598, à la fin de la dynastie des Ming, par le dramaturge Tang Xianzu (汤显祖), elle a rarement été interprétée car, outre le fait qu’elle a été longtemps interdite, elle dure près de vingt heures. Mais c’est un monument de la littérature chinoise.

 

Le film de Xu Ke (许珂) met en scène l’adaptation en opéra kunqu de la scène la plus célèbre et la plus souvent représentée, avec Mei Lanfang dans le rôle principal. C’est une interprétation historique, à beaucoup de points de vue.

 

1. La pièce et son auteur

 

         L’auteur

 

 

Le Rêve dans le Pavillon aux pivoines, 1960

« Le Pavillon aux Pivoines » (牡丹亭) est l’œuvre de Tang Xianzu (汤显祖), né dans le Jiangxi (江西), à Linchuan (临川), en 1550. En 1577, il va à la capitale passer une première fois les examens mandarinaux, mais échoue deux fois et devient finalement ce que l’on appellerait aujourd’hui un ministre sans portefeuille. En 1591, il écrit une première pièce qui critique la maison impériale et ses hauts fonctionnaires : il est exilé dans une lointaine province.

 

Le rêve dans le jardin, livre illustré

 

Il démissionne en 1598 et retourne chez lui, à Linchuan, pour se consacrer à l’écriture. Il écrit alors, entre autres, les quatre pièces qui l’ont rendu célèbre et qui, parce qu’elles comportent toutes une histoire de rêve, sont regroupées sous le titre « Les quatre rêves de Linchuan » (《临川四梦》), la plus réussie étant certainement « Le Pavillon aux Pivoines ».

 

Il meurt en 1616, la même année que Shakespeare auquel il est souvent comparé : on l’appelle le « Shakespeare chinois ». L’histoire officielle des Ming, publiée au 18e siècle [1], lui consacre bien une notice biographique, mais elle

passe ses écrits sous silence, rapportant seulement les attaques tirées de sa correspondance contre les ministres de son époque [2]

 

         La pièce

 

La pièce entière est non seulement très longue, mais c’est aussi une œuvre difficile à mettre en scène, qui a rarement été jouée dans sa totalité. Elle est cependant considérée comme un chef-d’œuvre de la littérature chinoise, une sorte de modèle de l’amour parfait, et une œuvre raffinée d’une extrême complexité. On raconte que, vers la fin des Ming, lorsque la pièce a été interprétée quelques rares fois dans son intégralité, des femmes sont tombées en pâmoison à la fin de la représentation. La pièce a ensuite exercé une influence considérable sur les esprits dès le début du 17e siècle [3].

 

La pièce raconte en effet l’histoire d’une jeune femme, Du Liniang (杜丽娘), fille d’un haut fonctionnaire des Song du Sud, tombée amoureuse d’un jeune homme, Liu Mengmei (柳梦梅), qui lui est apparu en songe alors qu’elle s’était endormie sous un saule au cours d’une promenade dans le jardin familial. Condamnée à un amour impossible, elle meurt de tristesse. Mais le juge des enfers, constatant la force de son amour, estime qu’il était prédestiné et lui permet de revenir sur terre. Son fantôme étant apparu à Liu Mengmei, celui-ci accepte d’exhumer son cadavre. Elle revient alors à la vie. Reste à convaincre le père de Du Liniang, fonctionnaire aux idées étroitement confucéennes, qui ne croit pas aux miracles et considère Liu Mengmei comme un pilleur de tombes et un imposteur. Fort heureusement, le jeune homme arrive en tête aux examens impériaux, ce qui vaut aux deux amants la grâce impériale. Du Liniang rentre dans le rang et devient épouse exemplaire…

 

L’œuvre est d’abord une allégorie sur le pouvoir des sentiments, le qíng (), une romance intemporelle magnifiant la force de l’amour. Mais, plus profondément, c’est aussi une allégorie sur le pouvoir du rêve et les troubles nés de l’illusion. Les deux jeunes doivent prouver l’authenticité de leur existence et de leur identité, et la réalité de leur amour. C’est une réflexion d’inspiration taoïste sur le vrai et le faux, ou le réel et l’illusoire, un jeu sur les limites factices entre le zhēn ()et le jiǎ () [4].

 

Du Liniang et Liu Mengmei (livre illustré)

 

Mais, comme la pièce de Shakespeare « Roméo et Juliette », c’est en outre une célébration de l’amour comme force capable de s’élever contre la rigidité des conventions sociales. La pièce a suscité la controverse dès sa publication par les idées qu’elle comporte, en particulier sur les femmes et le mariage. A une époque où les femmes devaient adopter une attitude de soumission, l’héroïne de Tang Xianzu est une jeune fille volontaire qui s’échappe avec sa soubrette pour aller se promener dans le jardin et préfère mourir plutôt que d’abandonner l’amour obsessif qui lui est venu en songe. La pièce est une attaque contre une société conservatrice où non seulement les mariages arrangés étaient une des bases de l’organisation familiale, et donc sociale, mais où la norme était dictée par un néoconfucianisme de style répressif, connu sous le terme de daxue, qui mettait l’accent sur les formes extérieures de comportement social : il fallait vivre « selon le livre ».

 

Tang Xianzu emprunte au bouddhisme et au taoïsme des concepts propres à lutter contre l’emprise du néo-confucianisme sur lequel s’appuyait l’empereur pour assurer l’ordre social. « Le Pavillon aux Pivoines » est un chef-d’œuvre subversif à bien des points de vue, mais qui, ironiquement, rétablit l’ordre en fin de compte.

 

2. L’opéra

 

Vu sa longueur, la pièce a rarement été représentée dans son intégralité ; elle est restée surtout une pièce « à lire » [5]. Mais, dès le vivant de Tang Xianzu, des extraits des scènes les plus célèbres ont été adaptés en opéra, et en opéra kunqu (昆曲) car c’était la forme d’opéra la plus raffinée, la plus en vogue dans les familles de lettrés de la fin des Ming qui disposaient de troupes pour l’interpréter. C’est un opéra qui donne traditionnellement la priorité à la peinture de sentiments nobles et élevés, à des histoires d’amour tragique ; son raffinement est à apprécier tant du point de vue musical que littéraire.

 

Né au milieu du 16ème siècle à Kunshan, près de Suzhou, le kunqu est l’une des plus anciennes formes d'opéra chinois dont on peut dire, de manière schématique, qu’il correspond à une étape de développement de l’opéra chinois venant parachever deux genres précédents : le nanqu (曲), né sous les Song du Sud au 12ème siècle, mais qui connut un nouvel essor sous les Ming avec des pièces de type chuanqi consacrant le style du sud, et le yuanqu (曲), né un siècle plus tard sous les Yuan, qui comportait, lui, des passages chantés sur des mélodies du nord. Le kunqu est donc en quelque sorte la synthèse des deux.

 

Et cette synthèse est l’œuvre d’un musicien de Kunshan nommé Wei Liangfu (魏良輔) auquel un dramaturge confia un jour l’une de ses pièces pour en faire un opéra. La pièce eut tellement de succès que Wei Langfu décida d’adapter dans le nouveau style qu’il venait de créer les œuvres célèbres de son temps, et en particulier « Le Pavillon aux pivoines ». Il y a donc dès l’origine une affinité particulière entre cet opéra et la pièce de Tang Xianzu.

 

L’une des caractéristiques du kunqu est la place prépondérante qu’y occupent la musique et le chant, celui-ci écrit en vers d’une grande finesse dans l’évocation des sentiments des personnages. Le chant fait vraiment partie intégrante de l’action, essentiellement concentrée sur les rebondissements d’une histoire d’amour, à l’exclusion de tout récit picaresque ou violent. Ainsi, dans « Le Pavillon aux pivoines », le chant domine les trois grandes scènes qui structurent le récit : le rêve de Du Liniang, sa maladie et le dialogue de Liu Mengmei avec son portrait.

 

La musique est confiée à un orchestre divisé en trois groupes d’instruments, percussions, vents et cordes, où les percussions sont prédominantes, marquant la mesure, mais aussi ponctuant les voix et les gestes des acteurs pour souligner les sentiments des personnages. L’instrument directeur est le bǎngǔ (板鼓)mais les cliquettes pāibǎn (拍板)donnent le son caractéristique qui donne le tempo et marque les temps de respiration dans le chant ou la déclamation. Les instruments à vent accompagnent le chant tandis que les cordes créent l’ambiance [6].

 

Aux 17e et 18e siècles, le kunqu était considéré comme le summum de l’art de la scène et on applaudissait aux arias accompagnés des mouvements typiques des longues manches de soie blanche qui forment une sorte de calligraphie stylisée. Mais, trop raffiné pour le public ordinaire, ce style d’opéra tomba en désuétude au 19e siècle. La révolte des Taiping (1851-1854) lui porta un coup décisif, les troubles que connut alors la Chine entraînant la désagrégation des troupes qui ne pouvaient plus circuler dans le pays. Le public et les auteurs se tournèrent ensuite vers une nouvelle forme d’opéra qui était à la fois plus facile et plus spectaculaire : l’opéra de Pékin.

 

L’opéra kunqu a ensuite été interdit comme les autres pendant la Révolution culturelle, et il n’a connu qu’une très lente renaissance à partir du début des années 1980. Le 18 mai 2001, il a été classé par l'Unesco chef-d'œuvre du Patrimoine oral et immatériel de l'humanité, mais c’était un chef d’œuvre en voie d’extinction. Les maîtres avaient alors plus de soixante ans, et les quelques écoles qui l’enseignaient n’attiraient qu’un faible nombre d’étudiants.  Comme le caractère kūn se prononce, au ton près, comme celui qui signifie « somnoler » (困 kùn), les Chinois l’appelaient avec humour « l’opéra somnolent ». Les livrets étaient difficiles à comprendre, le tempo était lent, cela manquait de mouvement et d’acrobaties.

 

Il a connu cependant un essor remarquable après cette date, et l’œuvre qui a contribué sans doute le plus à son nouvel élan fut justement… « Le Pavillon aux Pivoines » !

 

3. Le film de Xu Ke

 

 

Affiche promotionnelle

 

 

Le film de Xu Ke (许珂) « Le Rêve dans le Pavillon aux pivoines » (游园惊梦) est en fait l’adaptation de la scène la plus célèbre de la pièce de Tang Xianzu : « Le rêve interrompu » (惊梦), scène qui se déroule au cours de « la promenade dans le jardin » (游园), d’où le titre, en deux parties.

 

Hommage à Mei Lanfang

 

Mei Lanfang dans le rôle de Du Liniang et

Yu Zhenfei dans celui de Liu Mengmei

(interprétation traditionnelle)

 

Nous sommes ici dans la tradition établie sous les Qing des zhezixi (折子戏), c’est-à-dire de répertoires de troupes d’opéra constitués de pièces courtes à partir des scènes les plus réussies de pièces choisies. La scène du rêve interrompu est celle qui a inspiré le plus d’adaptations.

 

Le tournage a commencé à la fin de 1959 et a été terminé début janvier1960. Ce n’était pas Xu Ke, à l’origine, qui devait réaliser le film, prévu dans le cadre d’un projet ambitieux, soutenu par le premier ministre Zhou Enlai, qui visait à réaliser plusieurs films d’opéra avec Mei Lanfang (梅兰芳)ainsi que l’autre célèbre spécialiste des rôles de dan de l’époque, Cheng Yanqiu (程砚秋).

 

Le réalisateur initialement prévu était le dramaturge et cinéaste Wu Zuguang (吴祖光), qui avait réalisé plusieurs documentaires sur l’opéra en 1955 et 1956, dont un long film, en deux parties, coréalisé en 1955 avec Cen Fan (岑范) : « L’art de Mei Lanfang » (《梅兰芳舞台艺术》). Or Wu Zuguang fut condamné comme droitier en 1957. « Le Rêve dans le Pavillon des pivoines » échut donc à Xu Ke, qui présentait toutes les garanties politiques.

 

Du Liniang : rôle clé de Mei Lanfang

 

Il faut considérer le film comme un nouveau documentaire sur l’art de Mei Lanfang, ici dans le rôle de Du Liniang, rôle-type de "guī mén dàn" (闺门旦), c’est-à-dire la jeune fille qui n’est pas encore mariée et donc qui, théoriquement, ne doit pas franchir seule la porte de sa chambre, ou des appartements des femmes (闺门). C’est donc une jeune fille

 

Mei Lanfang dans le rôle de

Du Liniang dans le film

immature, surveillée par sa mère, qui est, elle, un rôle du genre huādàn (花旦) ou qīngyī (青衣).

 

Yu Zhenfei et Mei Lanfang dans le film

 

Le rôle de Du Liniang a marqué les débuts de la carrière de Mei Lanfang au cinéma. Dans un essai sur la genèse du film de Xu Ke, Mei Lanfang évoque la première fois où il a tourné un extrait du « Pavillon aux pivoines » : c’était en 1920 ; il interprétait un épisode de la scène 7 (L’école des femmes 闺塾), celui où la malicieuse petite servante Chunxiang (春香) se livre à des espiègleries pendant la leçon du précepteur (Chunxiang dérange la leçon 春香闹学).

 

 

Du Liniang et Chunxiang dans le film de Xu Ke

 

Pendant les quarante années qui séparent cette première interprétation du film de 1960, le kunqu a servi de terrain d’expérimentation à Mei Lanfang, et en particulier le rôle de Du Liniang. Pour sa dernière interprétation, en 1960, en collaboration avec son chorégraphe et théoricien Qi Rushan (齐如山), il a mis au point, pour la scène du rêve, une chorégraphie spéciale du moment crucial : « la rencontre des regards » (dui yanguang 对阳光 ou dui yanshen 眼神). Mais toute la gestuelle, très lente, accompagnant les modulations raffinées du chant et les pas comme en apesanteur de la promenade sont le résultat de quarante ans de travail d’abstraction progressive.

 

 

La scène du rêve dans le jardin :

la rencontre avec Liu Mengmei (rencontre des regards)

https://www.youtube.com/watch?time_continue=61&v=wD-OmIVpCtg&feature=emb_logo

 

Du Liniang est aussi le premier rôle que Mei Lanfang a interprété sur scène après avoir refusé de jouer pendant toute l’occupation japonaise : il marque son retour sur scène, en octobre 1945, à Shanghai. C’est le rôle dans lequel il excellait. En 1960, c’était le summum de son art. Il est mort l’année suivante.

 

Interprétation historique et passage de relais

 

Le film marque ainsi un passage de relais. Aux côtés de Mei Lanfang, le rôle de Liu Mengmei est interprété par son vieil ami et disciple Yu Zhenfei (俞振飞), et celui de la petite servante Chunxiang par la grande actrice, élève de Mei Lanfang, Yan Huizhu (言慧珠). C’est elle qui, après la mort du maître, interprétera le rôle de Du Liniang, aux côtés de Yu Zhenfei ! C’est la fin des rôles féminins de kunqu interprétés par des acteurs masculins. Le film de 1960, en ce sens, marque un tournant : fin d’une époque, il en annonce une autre.

 

En même temps, c’est un film superbe. Il faisait partie d’un projet en hommage à l’art de Mei Lanfang : le réalisateur s’est effacé devant l’artiste, en soignant le côté visuel, avec costumes et décors aux somptueuses couleurs pastel, légèrement sépia.

 

Héritiers : Yan Huizhu et Yu Zhenfei dans

les rôles de Du Liniang et Liu Mengmei

 

« Le Rêve dans le Pavillon aux pivoines » est un chef d’œuvre historique au charme indicible.

 

Le film est maintenant sur internet :

https://www.bilibili.com/video/av21307152/

 

 

[article initial à la suite de la projection du film à la Cinémathèque de Paris le 7 décembre 2008]

 


 

En complément

 

On peut mettre en parallèle le film de Yonfan (杨凡) « Le Pavillon aux pivoines » (《游园惊梦》) qui, bien que portant le même titre chinois, est plutôt un rêve sur la pièce, et non une adaptation stricto sensu.

 

 


 


[4] Tang Xianzu fait appel au surnaturel pour nouer ses intrigues, ce qui, tout en étant bien chinois, n’est pas sans rappeler aussi certains traits des pièces de Shakespeare : par exemple, c’est la « déesse des fleurs » qui rapproche les deux amants dans « Le Pavillon aux pivoines » (et ce sont des pétales qui, en tombant, réveillent Du Liniang de son rêve) ; c’est une « fairy », un personnage très semblable à celui de Puck dans « Le rêve d’une nuit d’été »…

[5] Voir l’histoire des représentations et adaptations de la pièce :

http://www.chinese-shortstories.com/Histoire_litteraire_Tang_Xianzu_Mudanting_III.htm

 

 

 

     

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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