par Brigitte Duzan, 11 mars 2016, actualisé 4 juin 2017
Née et élevée en Chine, Cui Yi (崔谊)
est une
toute jeune cinéaste qui vit aujourd’hui au Canada
où ses films sont coproduits
[1].
Des films difficiles à classer, entre films
expérimentaux et documentaires au départ, mais
s’orientant peu à peu vers la fiction.
Du Gansu à Tianjin et Pékin
Ses
parents étaient de Tianjin, mais Cui Yi est née dans
le Gansu, car ses parents y
ont été envoyés pendant la Révolution culturelle. Elle a
grandi là, jusqu’à l’âge de treize ans. Au début des années
1980, une nouvelle réglementation permit aux parents qui
étaient encore dans les zones rurales isolées et ne
pouvaient pas revenir chez eux, en ville, parce que leur
hukou ne le leur permettait pas
[2], ont
eu la possibilité d’y envoyer leurs enfants pour qu’ils
puissent faire leurs études dans de bonnes universités.
Cui Yi
C’est ainsi que Cui Yi a été envoyée chez un oncle à
Tianjin. Ces parents, cependant, ont dû attendre le début
des années 1990 pour qu’une autre loi leur permette de
revenir chez eux – la condition étant qu’ils y aient trouvé
un travail. Quant à Cui Yi, elle est partie poursuivre ses
études à Pékin.
Du cinéma expérimental au documentaire et à la fiction
Cinéma expérimental
Après des études d’écologie, elle s’est orientée vers des
études de cinéma, et plus précisément la production
cinématographique, qu’elle a étudiée à l’université de York,
à Toronto. Elle a ensuite commencé à faire des films qui,
bien que différents, expérimentaux, documentaires ou
narratifs, ne sont aucun d’une forme traditionnelle, mais
ont une caractéristique commune : poésie et musicalité.
Ses deux premiers
courts métrages sont plutôt des réflexions sur le cinéma, en
particulier le premier, « Camera Lucida », en 2008, qui
reprend le titre anglais de l’ouvrage célèbre de Roland
Barthes, « La chambre claire : note sur la photographie »
[3]
où
Barthes analyse la photographie comme imaginaire. Cui Yi
semble bien s’orienter vers un cinéma défini comme
imaginaire.
Cet imaginaire est
ce qui la relie à la culture chinoise dans laquelle elle a
été élevée. C’est ce qu’elle explore dans ses films
suivants, à travers une forme spécifique de représentation,
et l’une des plus anciennes en Chine : le théâtre d’ombres –
théâtre vraisemblablement né sous les Tang du désir de
représenter les chuanqi, ces sortes de contes qui
sont la forme de littérature populaire, orale à la base, qui
s’est développée à l’époque
[4].
Le théâtre d’ombresest donc né de l’art du conteur et de la
magie des lanternes de la fête Shangyuan (上元节)
ou Fête des lanternes (元宵节)
[le 15 du 1er mois lunaire], le tout mis en scène
et soutenu par la musique. C’est un art éminemment
populaire, qui remonte aux sources de l’imaginaire chinois,
justement. Et c’est un art, bien sûr, étroitement lié en
Chine au cinéma qui en tire jusqu’à son nom d’ombres
électriques (dianying
电影).
Cui Yi réalise un premier court métrage sur le sujet en
2011, puis, deux ans plus tard, reprend le thème dans un
court métrage expérimental de 5’30 : « Shadow Puppet ».
Mais le thème est abordé de façon abstraite, c’est plus une
réflexion à la Barthes sur la manière de représenter la
musique au cinéma. En utilisant une imprimante optique, Cui
Yi a tenté de visualiser une improvisation musicale en
représentant les notes par des cadres, tout en liant la
musique à un jeu sur l’eau et la lumière.
Ce court métrage a été présenté au 38ème
festival du court métrage de Clermont-Ferrand, en
février 2016.
Of Shadows
Cui Yi s’est alors lancée dans la réalisation de son
premier long métrage : « Of Shadows » (《影》),
présenté en première mondiale au festival de
Rotterdam en janvier/février 2016 et sélectionné en
compétition internationale Premiers filmsau festival
Cinéma du réel en mars 2016. C’est un documentaire,
mais dans une forme originale, indissociable du
fond.
Cui Yi a suivi une troupe de théâtre d’ombres du
nord-ouest de la Chine, une rare survivante du
passé. Dans leur petit triporteur de fortune, les
marionnettistes parcourent les routes de terre, de
village en village, comme autrefois, hors des
circuits balisés des festivals financés et promus à
grands renforts de publicité par les autorités,
auxquels ils participent
Of Shadows
pour gagner un peu d’argent, mais à leur corps défendant, et
en s’en moquant.
Of Shadows (ombres
dans le film)
Le film joue sur le contraste entre la réalité
bourbeuse mais authentique des villages et le
clinquant artificiel des spectacles officiels en
ville, le contraste étant aussi entre images de jour
et séquences de nuit, vision diurne et vision
nocturne à la limite de l’onirique, qui est aussi
vision de la mémoire. Cette double vision est à son
tour doublée d’une approche documentaire qui donne
autant de place à la troupe qu’à
la réalisatrice, en rompant la linéarité du documentaire par
une seconde ligne narrative, décalée et humoristique, sur la
réalisation même du film, avec ses aléas et ses imprévus.
Finalement, le film reflète la réalité schizophrène de la
Chine actuelle, partagée entre un discours triomphaliste de
la modernité et une réalité rurale et populaire qui est
encore dépositaire des valeurs fondamentales de la culture
nationale.
Trailer
En 2016, le film a décroché le prix des bibliothèques au
festival Cinéma du réel, à Paris, et a également été primé
au festival international du documentaire de Taiwan.
Through the Looking Glass
En mars 2017, elle a encore présenté au Cinéma du réel un
court métrage de 14 minutes : « Through the Looking Glass»
(Guān
《觀》). C’est
un jeu subtil sur le regard et la fascination de l’image,
dans la continuité de ses films précédents : sur le haut
plateau tibétain, des familles de pasteurs avec leurs
enfants, et des moines qui sont sans doute aussi membres de
ces familles,
Through the Looking Glass
viennent planter leurs tentes au bord d’un lac, le temps de
regarder sur un écran de fortune des petits films qu’ils ont
eux-mêmes tournés sur leur vie quotidienne.
C’est coloré, bien filmé et bien monté, comme un exercice de
style à la Queneau.
Late Summer
Late Summer
Début mai, c’est un autre court métrage également réalisé
début 2017, « Late Summer » (《秋》),
qui a obtenu le Grand Prix du Festival international de
courts métrages d’Oberhausen (Internationale Kurzfilmtage
Oberhausen). Le jury a expliqué avoir choisi le film « pour
sa simplicité, mais une simplicité très riche » :
Il s’agit d’un tableau vivant qui illustre en les révélant
les relations spectacle-consommation-auditoire dans la vie
quotidienne, donc à nouveau une réflexion
sur le regard, avec en filigrane ses liens avec l’histoire.
Cui Yi a posé sa caméra au fond d’une de ces anciennes
salles d’opéra traditionnelles chinoises, tandis que le
personnel s’affaire à préparer les tables où les spectateurs
vont pouvoir consommer quelques rafraichîssements pendant
les numéros de chant. Tout se fond devant l’objectif : le
spectacle illuminé, le chant et le bruit des spectateurs
dans l’ombre de la salle qui mangent et boivent…
Cui Yi fait partie d’un groupe de réalisateurs indépendants
qui partagent une même vision esthétique et les mêmes
critères artistiques. Elle travaille en particulier avec le
documentariste Sha
Qing (沙青).
Elle a coproduit, avec Ji Dan
(季丹),
son documentaire « Lone
Existence » (《独自存在》)
sorti au Cinéma du réel à Paris en mars 2017.
Mais Sha Qing a commencé son documentaire en 2013, puis est
resté longtemps à hésiter, sans savoir trop comment le
monter. Dans l’intervalle, il a écrit un scénario, et Cui Yi
a commencé avec lui la réalisation du film, qui est en
attente de financement complémentaire pour pouvoir
êtreterminé ….
Filmographie
Camera Lucida(2008),
Miss Toronto
Gets a Life(2010),
2011
Ying(court
métrage 11’)
2013 Partita
2013 Shadow Puppet (expérimental 5’30)
2016 Of Shadows
《影》
2017 Through the Looking Glass (court métrage 14’)
Screening China(coréalisation,
en post-production).
[1]
Ce qui explique l’inversion de son nom et de son
prénom dans ses biographies, usage courant aux
Etats-Unis et au Canada.
[3]
Ouvrage de Roland Barthes publié en 1980 dont le
titre joue sur les mots chambre/camera et chambre
obscure/claire et qui analyse la nature de la
photographie. L’ouvrage est dédié à « L’imaginaire »
de Sartre.