|
« Shanghai Strangers » : lettre d’amour de Joan Chen à
Shanghai
par Brigitte
Duzan, 30 octobre 2012
« Shanghai
Strangers » (《非典情人》)
est l’un des trois courts métrages de la
série « ELLE520 »,
lancée par le magazine ELLE Shanghai (avec le
soutien du groupe Hearst) en collaboration avec le
site youku sur lequel on peut le voir.
Projeté à
la première édition du
China Onscreen Biennal, à Los
Angeles, en octobre 2012, il marque avec éclat le
retour de
Joan Chen (陈冲)
derrière la
caméra, quatorze ans après son premier film,
« Xiuxiu
the Sentdown Girl » (《天浴》).
D’ailleurs le personnage principal de « Shanghai
Strangers », interprété par l’actrice Jiang Yiyan (江一燕),
s’appelle aussi Xiuxiu (秀秀),
pour bien marquer la continuité.
Originale
histoire d’amour à Shanghai
Le film
reprend le thème de la
série « ELLE520 » :
une histoire d’amour se passant dans une ville et
concernant un personnage féminin. |
|

Shanghai Strangers |

Joan visionnant ses
rushes avec Jiang Yiyan |
|
Joan Chen a
traité cette histoire sous l’angle du souvenir, en
un vaste flash-back partant d’une fête
d’anniversaire célébrée dans un restaurant de
Shanghai. C’est un petit garçon dont on fête
l’anniversaire ; sa mère reste un moment quand tout
le monde est parti, pour régler l’addition. Elle est
seule dans la salle, avec un autre client qui attend
comme elle, un étranger visiblement charmé par sa
beauté, et qui le lui dit.
A ce
moment-là, il y a une coupure de courant ;
l’obscurité étant propice aux confidences, la femme
lui révèle que l’enfant n’est pas le fils de son
mari. Sur quoi les lumières se rallument, la femme
semble reprendre ses esprits, paie et s’en va. Mais
l’homme la rattrape au moment où elle va partir en
voiture : mais pourquoi m’avez-vous dit cela ?
demande-t-il intrigué. Elle accepte de prendre un
café avec lui, et lui raconte toute l’histoire. |
L’année du
SARS, huit ans auparavant, alors que tout le monde
restait cloîtré sans oser sortir, elle a fait
visiter à un jeune homme inconnu, pour le compte
d’une amie, une maison qui était à vendre. Ils ont
trouvé dans une pièce de la maison des photos,
cartes postales, disque et documents du précédent
propriétaire, décédé. Les cartes postales, en
particulier, racontaient en filigrane une histoire
d’amour tragique : le propriétaire était juif, il
attendait une amie partie |
|

L’anniversaire, au
début |
d’Europe le
rejoindre, mais celle-ci avait embarqué sur un vieux rafiot
qui avait coulé…

Jiang Yiyan (2012) |
|
L’histoire
avait bouleversé les deux jeunes gens qui avaient
chacun de leur côté fait des recherches sur cet
épisode dramatique. Puis ils s’étaient revus et
avaient fait brièvement l’amour dans la maison
abandonnée, comme pour concrétiser cet amour
inachevé, accompagnés par la musique du disque
retrouvé ; l’enfant était né quelques temps plus
tard, mais ils ne s’étaient jamais plus revus. La
femme s’était retrouvée mère, son mari jusque là
volage avait changé, |
cela avait été un
tournant dans son existence…
Chant d’amour à la
ville de Shanghai
« Shanghai
Strangers » a la douceur nostalgique du souvenir,
souvenir d’une histoire improbable et fugace, rendue
encore plus étrange par l’époque à laquelle elle
s’est passée : ce temps du SARS répondant comme en
miroir au temps du choléra imaginé par García
Marquez. Comme chez l’écrivain colombien, le
souvenir est un moyen de se rattacher à ce qui
aurait pu être et n’a pas été, pour s’en faire un
soutien dans l’existence. |
|

Jiang Yiyan (temps du
souvenir) |

Les deux jeunes amants
d’un jour dans la vieille maison |
|
Le
flash-back est filmé, par le jeune chef opérateur
Florian Zinke (1), dans des
teintes pâles et des nuances impressionnistes,
l’éclat brumeux des rayons du soleil diffractés par
les feuilles des arbres, dans le jardin de la
maison, fournissant un cadre de choix au brumes du
souvenir, tandis que, dans la maison, ces mêmes
rayons n’arrivent jusqu’aux photos jaunies qu’à
travers un nimbe de poussière. |
Quant au décor et aux
costumes, ils sont signés Pan Lai (2) ; c’est à lui
que l’on doit la vieille maison abandonnée, ainsi
que les trésors qu’elle contient et qui renvoient à
l’histoire des Juifs de Shanghai (3). C’est cette
histoire qui sous-tend la tension narrative du film
et lui donne une profondeur tragique.
Il s’agit sans doute d’un souvenir personnel de la
réalisatrice, mais
il prend dans son film une double valeur symbolique
: symbolisme du parallélisme des situations, et
symbolisme de l’ouverture d’esprit, de la culture et
de l’humanisme d’une ville qui est rarement évoqué
sous cet aspect-là. C’est tout un pan de l’histoire
de Shanghai que la réalisatrice évoque ainsi, sa
ville natale, elle aussi préservée dans le souvenir,
celle qui revient le plus souvent dans ses rêves,
dit-elle.
Le court métrage, cependant, pêche légèrement par la
faiblesse de l’argument qui amène le flash-back, et
en |
|

Un exemple du travail
sur la photo |
particulier souffre de
l’inconsistance du personnage masculin auquel est
faite la confidence. Mais on sent que ce défaut est
lié au format et aux contraintes qu’il impose.
En réalité, le montage initial, réalisé par Mary
Stephen (4), faisait une trentaine de minutes.
Touchée par la double histoire à la base du scénario
- le passé, juif, de la maison et de ses
propriétaires, et le parcours, symbolique de la
Chine moderne, du jeune couple et de leur enfant,
elle s’est appuyée sur les documents évoquant le
drame qui plane sur la maison pour construire la
base de départ du film, en en faisant un élément
donnant de l’épaisseur au personnage féminin.
Mais, ELLE ayant stipulé que la longueur du film ne
devait pas dépasser une vingtaine de minutes, le
montage initial a ensuite été repris par Ruby Yang,
celle qui a monté les deux premiers films de Joan
Chen, pour supprimer une dizaine de minutes tout en
respectant le travail fait précédemment.
Il faudrait donc voir la version longue du film pour
pouvoir l’apprécier à sa juste valeur. En l’état, on
reste un peu sur sa faim. Mais il faut souligner la
formidable prestation de l’actrice, Jiang Yiyan
(江一燕), qui achève un parfait dédoublement de
personnalité, entre une Xiu Xiu mûre, aujourd’hui,
et une jeune femme encore immature, huit ans
auparavant…
Le film
Notes
(1) Florian Zinke a
jusqu’ici été cameraman de
Lou Ye (娄烨)
pour « Nuits d’ivresse printanière » (《春风沉醉的晚上》),
et second cameraman de Li Yu pour « Buddha Mountain », ou
« La montagne de Guanyin » (《观音山》) de Li Yu (李玉) ;
Joan Chen lui permet de faire ici ses débuts de chef
opérateur. Le film commence par de superbes images de
Shanghai de nuit…
(2) Pan Lai a
été le directeur artistique de divers films où a joué Joan
Chen, dont
« Lust.Caution » (《色、戒》) ou
« Red Rose, White
Rose » (《红玫瑰与白玫瑰》) de
Stanley Kwan, puis il a collaboré avec
elle lorsqu’elle a réalisé
« Xiu Xiu » et « Autumn in
New York ».
(3) Shanghai a été un refuge pour les Juifs du Moyen Orient
et d’Europe dès le dix-neuvième siècle, mais les deux vagues
les plus importantes de réfugiés juifs au vingtième siècle
ont suivi la première puis la seconde guerre mondiale. Des
Juifs russes sont arrivés à Harbin après 1917, mais beaucoup
sont partis à Shanghai après l’établissement du Manchoukuo
en 1932 ; puis une vague importante de quelques 18 000 Juifs
d’Europe centrale a déferlé sur Shanghai à la fin des années
1930 et au début des années 1940. En 1943, les Japonais les
ont regroupés dans le quartier de Hongkou où ils ont formé
une sorte de ghetto. Shanghai a ainsi servi de refuge car
c’était l’un des rares endroits au monde qui ne nécessitait
pas de visa. Après 1949, la plupart de la population juive a
de nouveau émigré, vers l’Ouest ou Israël.
(4) Monteuse de Rohmer, Mary Stephen est aujourd’hui l’une
des meilleures monteuses tant en Chine qu’en Occident. C’est
à elle que l’on doit, entre autres, le subtil montage de
«
1428 » de
Du Haibin (杜海滨), dont elle
est train de monter le nouveau documentaire.
|
|