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« Sacrifice » : succès en demi-teinte pour Chen Kaige
par Brigitte Duzan,
16 juillet 2010, actualisé 27 janvier 2016
Chen Kaige
(陈凯歌)
a annoncé
en juillet 2008 qu’il préparait un film adapté d’une
pièce célèbre du théâtre de l’époque yuan :
« L’orphelin de la famille Zhao » (《赵氏孤儿》).
L’annonce semblait quelque peu prématurée puisqu’il
en était encore au montage de « Mei Lanfang » (《梅兰芳》)
qui n’est sorti qu’à la fin de l’année. Mais il
coupait ainsi l’herbe sous les pieds d’un possible
rival en la personne de l’acteur-réalisateur
Zhang Guoli
(张国立)
qui avait déclaré travailler sur le même sujet.
C’est que
le sujet lui tenait à cœur : il a dit y penser
depuis sept ans. Le film est sorti en Chine le 18
décembre 2010.
Une grande
pièce du répertoire classique
Le scénario
est basé sur une pièce d’un dramaturge de l’époque
yuan dont on ne connaît pas grand-chose, sauf
qu’il a dû être actif dans la dernière moitié du
treizième siècle : Ji Junxiang (纪君祥).
Elle-même inspirée d’un épisode des « Mémoires
historiques » (《史记》)
de Sima
Qian, elle a |
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![](files/films_Chen_Kaige_Sacrifice.jpg)
Sacrifice (l’affiche
avec Ge You) |
un titre entier
beaucoup
plus explicite : « La grande revanche de la famille Zhao »
(《赵氏孤儿大报仇》).
Une histoire de
vengeance à retardement
L’histoire se passe
à l’époque des Printemps et Automnes, en 597 avant
Jésus-Christ. L’Etat de Jin (晋国),
situé dans la région de l’actuel Shanxi,
est l’un des
nombreux Etats de l’empire des Zhou qui luttent pour
l’hégémonie alors que le pouvoir impérial se délite de jour
en jour. Dans tous ces Etats, les luttes de pouvoir internes
sont féroces, et c’est le cas dans celui de Jin. Deux
ministres s’y opposent : le ministre des affaires civiles,
Zhao Dun (赵盾), loyalement dévoué à son prince, et le ministre des affaires
militaires, le félon Tu Angu (屠岸贾)
qui ne rêve que de se débarrasser de son rival.
![](files/films_Chen_Kaige_Sacrifice_Ge_You.jpg)
Ge You |
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Tu Angu
réussit à le faire passer pour un traître et le
monarque ordonne de tuer tous les membres de la
famille Zhao, plus de 300 personnes au total,
serviteurs compris. Seule la femme de Zhao Shuo (赵朔),
fils de Zhao Dun, qui est aussi la sœur aînée du
prince régnant, Jin Chenggong
(晋景公),
arrive à
échapper au
massacre en
se réfugiant dans le palais impérial. Enceinte au
moment du drame, elle y donne ensuite naissance à un
bébé.
Tu Angu
envoie des émissaires chargés de tuer l’enfant lors
de son premier anniversaire.
Mais l’un
des amis de Zhao Shuo, Cheng Ying (程婴),
un médecin, se rend dans le palais impérial avec son
sac pharmaceutique sur le dos, sous prétexte de
rendre visite à la princesse, en fait pour sauver
l’orphelin. Il cache le bébé |
dans son sac, pour
tenter de sortir avec lui du palais. Mais il est arrêté par
le général Han Jue (韩厥), chargé de surveiller les portes. Celui-ci, cependant, par compassion
pour la famille de Zhao Dun, laisse passer Cheng Ying et
l’enfant, puis se tranche la gorge.
Apprenant que
l’orphelin a été enlevé, Tu Angu annonce que, si le bébé ne
lui est pas remis dans les trois jours, il tuera tous les
enfants de moins d’un an dans tout le pays. Au bout d’une
longue discussion, Cheng Ying et un autre ami de Zhao Shuo,
Gongsun Chujiu (公孙杵臼),
en arrivent à la conclusion que l’orphelin des Zhao et les
enfants de Jin ne seront sauvés que si l’un d’entre eux se
sacrifie pour livrer un enfant à Tu Angu. Ayant un enfant
presque du même âge que l’orphelin des Zhao, Cheng Ying le
confie alors, la mort dans l’âme, à Gongsun Chujiu, et va
voir Tu Angu en prétendant lui révéler un secret : que c’est
Gongsun Chujiu qui a caché l’orphelin des Zhao. Tu Angu fait
donc exécuter et Gongsun Chujiu et l’enfant de Cheng Ying.
Pour
remercier Cheng Ying, étant lui-même sans enfant, Tu
Angu prend alors celui qu’il pense être le fils de
Cheng Ying comme fils adoptif et le forme aux arts
martiaux. Toute la population de Jin, croyant que
Cheng Ying est un traître, le traite avec mépris,
mais celui-ci accepte les humiliations sans rien
dire.
Une
quinzaine d’années plus tard, un autre ministre des
Jin, de retour de mission aux confins de l’empire,
apprend ce que lui révèle la rumeur publique : que
toute la famille de Zhao Dun a été
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![](files/films_Chen_Kaige_Sacrifice_Fan_Bingbing.jpg)
Fan Bingbing |
tuée et que Cheng
Ying a livré l’orphelin des
Zhao. Furieux, il
le fait fouetter, montrant ainsi sa loyauté envers la
famille disparue. Cheng Ying, pensant avoir enfin trouvé
quelqu’un qui puisse aider l’orphelin à se venger, lui
raconte alors toute l’histoire, et l’autre, touché aux
larmes, promet de l’aider. Rentré chez lui, Cheng Ying
divulgue la vérité à l’orphelin qui ne savait rien jusque
là, et qui décide évidemment de se venger, prenant dès lors
le nom de Zhao Wu (赵武),
c’est-à-dire Zhao le martial. … [1]
Une pièce célèbre
![](files/films_Chen_Kaige_Sacrifice_Zhao_Wenzhuo.jpg)
Zhao Wenzhuo |
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« L’orphelin de la famille Zhao » fait partie du
répertoire de l’opéra chinois, dans bon nombre de
ses variantes régionales, en plus de l’opéra de
Pékin. C’est une pièce très souvent jouée.
En outre,
ce fut la première pièce du répertoire yuan à être
traduite en français : en 1731, par un Jésuite,
le père de Prémare, qui
l’avait trouvée dans une anthologie publiée un
siècle auparavant. Cette traduction incomplète (il a
omis les chants) fut reprise par Jean
Baptiste Du Halde dans sa Description
géographique, historique, chronologique, politique
et physique de l'empire de la Chine et de la
Tartarie Chinoise, publiée en 1735. Elle fait
partie des grandes traductions d’œuvres chinoises
réalisées par les Jésuites aux dix-huitième et
dix-neuvième siècles, et pourtant, elle n’était pas
destinée au théâtre, mais à l’usage d’un ami qui
étudiait le chinois. Ce qui l’intéressait, c’étaient
les exemples de prose en langage parlé, il avait
donc omis les chants. |
C’est cette pièce
tronquée qui inspira ensuite à Voltaire sa célèbre
tragédie « L’orphelin de Chine », qui fut donnée à la
Comédie française le 20 août 1755. L’histoire originale est
transposée à l’époque de l’invasion de la Chine par les
Mongols : Gengis Khan a décidé d’exterminer la dernière
dynastie chinoise en en supprimant le dernier descendant ;
celui-ci est sauvé par un mandarin et son épouse qui
sacrifient leur propre enfant.
C’est donc
un choix très astucieux de la part de Chen Kaige, un
sujet très grand public, et ce autant du point de
vue du public chinois que du public étranger, et en
particulier français. Même s’il a déclaré qu’il
n’avait pas l’intention d’adapter la pièce telle
quelle, mais en faire bien plus une réflexion sur
« la valeur de la vie », il n’en reste pas moins que
le thème est en parfaite harmonie avec le renouveau
du confucianisme en Chine. Par ailleurs, il
s’intègre parfaitement dans la vogue actuelle des
films « en costume », bien que ce soient plutôt des
comédies.
Le film n’a
pourtant pas été un grand succès, ni en Chine ni
ailleurs.
Voltaire
avait vu dans la pièce un exemple de morale
confucéenne qui ne manquerait pas, espérait-il,
d’inspirer |
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![](files/films_Chen_Kaige_Sacrifice_Huang_Xiaoming.jpg)
Huang Xiaoming |
aux Français l’amour
de la vertu et l’horreur du vice. Ce qu’elle était sensée
inspirer, peu ou prou, aux Chinois eux-mêmes.
Un drame rehaussé
par l’éclat de la photo
Un super casting …
![](files/films_Chen_Kaige_Sacrifice_Zhang_Fengyi.jpg)
Zhang Fengyi |
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Toute la
publicité du film a été centrée sur les acteurs, et
la galerie est effectivement impressionnante : il y
a d’abord
Ge You (葛优),
l’acteur
fétiche de
Feng Xiaogang (冯小刚), qui interprète le rôle de Cheng Ying. A ses côtés,
Fan Bingbing (范冰冰)
est la mère de l’orphelin, épouse d’un Zhao Shuo
interprété par
Zhao
Wenzhuo (赵文卓),
tandis que
Huang Xiaoming (黄晓明) joue le rôle de l’orphelin devenu grand.
Les affiches annoncent aussi Zhang Fengyi (张丰毅),
qui interprétait, aux côtés de Leslie Cheung, le
rôle de Duan Xiaolou (段小楼)
dans
« Adieu ma concubine »
(《霸王别姬》), Hai Qing (海清)
dans le rôle de la mère adoptive du bébé, et le
formidable
Wang Xueqi
(王学圻)
qui travaille avec Chen Kaige depuis « La terre
jaune », en 1984, et qui était le vieil acteur
d’opéra Shi Sanyan (十三燕)
dans « Mei Lanfang » (《梅兰芳》).
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… un super budget,
des opérations promotionnelles tous azimuts
Le tournage a
débuté en fanfare en mars dernier, près de la ville de
Yangquan (阳泉 :
les sources du soleil), à l’est du Shanxi, au pied des monts
Taihang. En fait de sources du soleil, c’est en pleine zone
minière, mais ce fut aussi une importante forteresse et un
point stratégique au temps des Royaumes combattants. L’Etat
de Jin, où se déroule l’histoire, se situait dans cette
région du Shanxi.
Mais c’est aussi une manière de promouvoir la ville,
comme le montre la photo de l’équipe du film : ils
posent devant l’inscription
中国山西阳泉
- Yangquan, Shanxi, Chine.
Ceci dit, la majeure partie du film a été tournée
dans des décors totalement artificiels, une ville
entière de l’époque reconstituée à Xiangshan (象山), au Zhejiang, pour un budget de 40 millions de yuans (environ six
millions de dollars). Là encore, il s’agit d’une
opération purement commerciale : lorsque Chen Kaige
a |
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![](files/films_Chen_Kaige_Sacrifice_Hai_Qing.jpg)
Hai Qing |
tourné « L’empereur et l’assassin », en 1998, le palais de
l’empereur Qin du film fut construit dans les studios de
Hengdian (横店影视城),
également au Zhejiang. C’est ensuite devenu une attraction
touristique et un lieu de tournage très prisé. La
municipalité de Xiangshan espère les mêmes retombées.
![](files/films_Chen_Kaige_Sacrifice_Wang_Xueqi.jpg)
Wang Xueqi |
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La conférence de presse marquant le début du
tournage a, quant à elle, été marquée par un
incident qui a contribué involontairement à faire
encore plus parler du film : les gens se sont
bousculés devant l’estrade où parlait le
réalisateur, il y a eu cinq journalistes et quelques
badauds blessés, et transportés à l’hôpital. Ce
n’est qu’un fait divers, mais cela montre bien les
passions qu’a suscité un événement où chaque
journaliste tentait de percer pour sa propre
boutique le plus de secrets possibles.
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Reportage et photos sur l’incident, avec réactions des
acteurs :
http://ent.163.com/special/00034593/zsger.html
Tout a
été fait, comme c’est maintenant l’habitude, pour entretenir
une atmosphère de suspense. La seule affiche dévoilée en
juin 2010, six mois avant la sortie du film, a fait couler
des ruisseaux d’encre : elle montre en effet le bébé par
terre, au centre, à côté d’une épée, et aux pieds d’une
femme dont on ne voit pas la tête mais dont la robe est
tachée de sang. Il n’est évidemment pas courant de sortir
une affiche de ce genre lorsqu’on aligne sept stars au
générique.
Mais
des doutes
Au-delà du battage promotionnel, le film
a tout simplement déçu
les attentes.
La pièce était dans
la tradition des œuvres « féodales » exaltant la loyauté à
l’aristocratie. Chen Kaige a eu l’ambition d’en faire un
film profond, exaltant les grandes valeurs humaines, dans un
sens bien plus confucéen. Quant au personnage de Tu Angu, il
est humanisé par la perte de son fils, qui suscite sa
jalousie envers Zhao : c’est un personnage plus
shakespearien que mauvais.
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![](files/films_Chen_Kaige_Sacrifice_Gao_Guoan.jpg)
Bao Guoan |
On pouvait penser
que le film provoquerait des réactions d’empathie dans la
Chine d’aujourd’hui, de la part de parents limités à un
enfant. En fait, le drame est beaucoup trop lourd pour être
attrayant, en dépit de ses acteurs (même Ge You n’arrive pas
à convaincre), de l’élégance du décor et de la somptuosité
de la photo, dans des couleurs jouant sur les jaunes ocre,
les bruns et les rouges. Encore une fois chez Chen Kaige, le
film pèche surtout par son scénario, écrit par le
réalisateur avec l’acteur de télévision/scénariste Zhao
Ningyu (赵宇宁).
[1] L’histoire est reprise d’un épisode des Mémoires
historiques de Sima Qian, voir :
l’analyse comparée de la pièce et du
récit de Sima Qian.
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