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« Clans of Intrigue » : divertissante adaptation d’un roman
de Gu Long par Chor Yuen
par Brigitte Duzan, 21 mars 2014
Sorti en 1977, « Clans of Intrigue » - ou « Le complot des
clans » - (《楚留香》)
est la troisième adaptation d’un roman de Gu Long (古龙)
par
Chor
Yuen (楚原),
après « The Magic Blade » (《天涯明月刀》)
et « Killer Clans » (《流星蝴蝶剑》)
l’année précédente. Avec ce troisième film,
Chor
Yuen s’affirme comme un nouveau maître du
wuxiapian dont il renouvelle les codes et l’esthétique
selon une vision originale.
Relecture d’un roman de Gu Long
Chor Yuen était un ami de Gu Long qu’il avait rencontré à un
colloque littéraire à Taiwan (1). Il fut fasciné par la
qualité de l’écriture du romancier et la complexité –
célèbre - de ses intrigues qui fournissaient une base solide
à des adaptations cinématographiques, mais au prix d’un gros
travail.
Le scénario de « Clans of Intrigue » est représentatif de ce
travail d’adaptation, réalisé par ChorYuen avec son
scénariste
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L’affiche de 1977 |
Ni Kuang (倪匡),
spécialiste du genre. Il reprend la trame du roman de Gu
Long, le premier de la trilogie « La légende de Chu
Liuxiang » (《楚留香传奇》) :« Fragrance
in the Sea of Blood » (《血海飘香》).
Mais Chor Yuen en a simplifié la narration, dont il a
resserré l’intrigue et à laquelle il a apporté quelques
modifications qui contribuent à créer une atmosphère
particulière, spécifique de sa filmographie.
1. Le roman de Gu Long
La série de Chu Liuxiang (楚留香系列)
est l’une des plus célèbres de Gu Long ; elle comporte huit
romans, dont la trilogie
« La légende de Chu Liuxiang »
est la première partie. Comme dans toute l’œuvre de Gu Long,
les romans sont basés au départ sur la personnalité
originale du personnage principal.
Chu Liuxiang

Le personnage de Chu
Liuxiang
chez Gu Long |
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Chu Liuxiang
est un personnage noble etvaleureux, plein d’humour et de
compassion, du genre – typique du wuxia - à voler les
riches pour donner aux pauvres (劫富济贫) ;
il est
surnommé "Daoshuai" ou bandit en chef (盜帅)
ou plus simplement "Xiangshuai", chef Xiang (香帅).
C’est un expert en qinggong (轻功),
ce qui
lui permet des déplacements prodigieux en lévitation. Son
arme privilégiée est un éventail, mais il ne l’utilise que
pour se défendre, évitant de tuer ; c’est par son
intelligence et sa sagacité qu’ilparvient à résoudre des cas
mystérieux et parvient à vaincre des ennemis plus puissants
que lui.
Caractéristique originale, il vit sur un bateau nommé
Xiangxiè (香榭),
avec trois femmes qui sont ses fidèles disciples et
auxquelles il est attaché de cœur et d’esprit :
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Su Rongrong (苏蓉蓉),
douce et intelligente, experte dans l’art du
travestissement, Li Hongxiu (李红袖),
vive et douée d’une excellente mémoire, et Song Tian'er (宋甜儿),
superbe cuisinière, espiègle et enjouée.
Fragrance in the Sea of Blood
« Fragrance
in the Sea of Blood » a
une intrigue à rebondissements et tiroirs typique de Gu
Long, avec des personnages à l’identité floue et changeante,
le dénouement final étant amené, justement, par la
clarification des identités de chacun (2).
Il est difficile de résumer l’histoire
sans la dénaturer, car sa force tient à ses multiples
circonvolutions. Il est surtout intéressant, ici, d’en noter
les points essentiels, et surtout ceux qui ont été modifiés
par Chor Yuen.
- Le nœud de
l’intrigue est constitué par l’assassinat inexpliqué de cinq
personnes, dont quatre éminentes personnalités du
jianghu
(disons, pour simplifier, le monde des arts
martiaux), dont
Chu Liuxiang
voit défiler les cadavres au fil de l’eau sur son bateau, et
dont il lie tout de suite les morts suspectes par une
logique impeccable :
1) Aidé de Su Ronrong, il repêche un premier corps, celui
d’un expert en arts martiaux qui a été tué par une technique
particulière que seuls deux ou trois personnes sont capables
de maîtriser ;
2) Le deuxième corps s’avère être celui de ce tueur
;lui-même a été tué par deux blessures d’épée dont la
signature est claire : l’école de Nanhai.
3) Le troisième corps est celui d’un prêtre taoïste de cette
école, mais il tient encore son épée, mais elle est brisée
en deux ; déduction de Chu Liuxiang : c’est la signature du
« Roi du désert » ("沙漠之王"),
réputé pour son art redoutable du sabre ;
4) le quatrième corps est donc … ce « Roi du désert »… Il
semble, lui, avoir été empoisonné, par un poison qui s’avère
être à nul autre pareil : l’Eau céleste (天一神水)
du Palais de l’eau sacrée (神水宫),
redoutable car inodore et sans saveur ; d’un effet immédiat,
on n’en réchappe pas. Or, à la tête de cette secte
mystérieuse du
Palais de l’eau sacrée est une femme redoutée de tous, car
elle est elle-même une formidable experte en arts martiaux :
la "matriarche de l’eau" Yin Ji (水母阴姬).
5) il restait encore à découvrir la pièce manquante du
puzzle, qui ne tarde pas à arriver au fil du courant : le
corps d’une jeune femme, cette fois, coupé en deux au sabre.
Nouvelle déduction : la jeune femme doit être une disciple
du Palais, c’est elle qui a dû empoisonner le Roi du désert,
et celui-ci l’a tuée dans un ultime coup de sabre avant de
rendre l’âme.
- Toutes les pièces de l’énigme sont parfaitement en place,
il ne reste plus qu’à trouver les motivations qui ont pu
entraîner cette série de meurtres, et in fine le responsable
de la tuerie. C’est ce qui va constituer le corps du roman.
Mais ce sont des faits antérieurs qui donnent les clés
permettant d’élucider l’affaire à la fin, après une série de
recherches menant à des élucidations partielles, qui font
avancer progressivement la compréhension de l’histoire à
travers la révélation de secrets relatifs à divers
personnages.
La clé de l’histoire, donc, remonte quarante ans
auparavant : à la rivalité entre deux clans rivaux, l’école
du Huashan (华山)
et la famille Li du Huangshan (黄山).
La première réussit à éliminer la seconde, en ne laissant
qu’une survivante, une fille nommée Li Qi. Ayant réussi à
s’échapper, elle tombe à l’eau dans l‘océan, d’où elle est
sauvée par un guerrier japonais nommé Tianfeng Shisilang (天枫十四郎).
Il tombe amoureux d’elle, et l’épouse ; ils sont deux fils.
Huit ans plus tard, elle disparaît, pour refaire surface en
Chine et tuer quatre des sept meurtriers de sa famille, sur
quoi elle disparaît à nouveau.
Tianfeng Shisilang part la chercher, mais en vain. Ayant
abandonné ses recherches, il entre en conflit avec deux
éminents experts en arts martiaux qu’il défie successivement
: Tian Feng (天峰大师),
le supérieur du monastère Shaolin du sud, et Renci (任慈),
chef de la Société des mendiants, deux importantes
institutions du monde des arts martiaux. Mais Tian Feng le
blesse mortellement, si bien qu’il est ensuite vaincu par
Renci. Avant de mourir, il laisse à chacun la charge
d’élever l’un de ses deux enfants.
Ce sont ces deux enfants qui sont en fait au cœur de
l’intrigue :
Nan Gongling
(南宫灵),
personnage ambigu, et Wu Hua (无花),
devenu moine respecté, ami de Chu Liuxiang, mais finalement
maléfique, dans un ultime retournement typique de Gu Long.
Cependant, l’élucidation de l’affaire sera amenée par la
solution d’un message énigmatique de la veuve de Renci, mort
entre temps, une veuve voilée, elle-même énigmatique…
2. Le scénario de Chor Yuen/ Ni Kuang
Le scénario de
« Clans of Intrigue » reprend les grandes lignes du roman de
Gu Long, mais en simplifiant le fil narratif et en modifiant
les caractères de plusieurs personnages.
Simplification de l’intrigue
Dès l’entrée, ce ne sont pas cinq cadavres, mais trois dont
Chu Liuxiang doit résoudre l’énigme. Leur assassinat est
rapporté brièvement au tout début du film, et les trois
morts sont dues à l’empoisonnement par l’eau sacrée. C’est
moins compliqué que le schéma complexe mais superbement
logique imaginé par Gu Long, et l’enquête de Chu Liuxiang en
est simplifiée d’autant.
Mais ce sont surtout les modifications apportées aux
personnages qui sont l’élément le plus important car elles
contribuent aussi à la simplification de la narration.
La conséquence essentielle est double : le film est parfois
difficile à comprendre, mais surtout l’atmosphère du
scénario est dans l’ensemble plus légère que celle du roman
: il apporte une touche supplémentaire de fantastique qui
peut apparaître un peu forcée, et une note d’érotisme
féminin qui relie ce film au grand succès de 1972 de Chor
Yuen, « Intimate Confessions of |
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Ti Lung |
a Chinese Courtisan » (《爱奴》),
dont on retrouve même l’une des deux actrices principales.
Modifications des personnages

Les trois femmes, Su
Rongrong, Li Hongxiu et Song Tian’er |
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Le personnage de Nan Gonglin est beaucoup moins développé
que dans le roman, où le personnage de Wu Hua reste au
contraire évanescent, avant le dénouement final qui n’en est
que plus fort. Le personnage de la veuve de Renci est
également beaucoup moins complexe: elle n’est pas voilée,
n’ayant pas été défigurée, et son rapport à Renci – qui
s’était attachée à elle pour cela - en est affaibli.
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Chor Yuen a choisi en outre de faire de la fille du Roi du
désert, Black Pearl (黑珍珠),
un personnage qui tire vers le comique, et rappelle que Chor
Yuen était aussi un réalisateur de comédies à succès. Ce
n’est pas le plus réussi, mais rappelle aussi qu’il y a un
chou dans tout opéra.
Le personnage du tueur à gages
Zhongyuan Yidianhong (中原一点红)
est en revanche remarquablement bien campé, et interprété
par Ling Yun (凌云),
véritable machine à tuer dénuée de toute émotion, mais, |
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Le décor baroque du
bateau de Chu Luxiang |
comme dans le roman, considérant Chu Liuxiang comme un frère
d’armes et le sauvant plusieurs fois de situations
difficiles. Il apparaît en fait comme le pendant négatif de
Chu Liuxiang et permet d’équilibrer les rôles.

Ti Lung et Yue Hua en
Chu Liuxiang et Wu Hua |
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Quant au Palais de l’eau sacrée, c’est un pastiche ironique
et divertissant de la maison close de « Intimate Confessions
of a Chinese Courtisan ». D’ailleurs, le rôle de Yin Ji est
interprété par la même actrice qui jouait celui de la
tenancière de ladite maison close, Betty Pei Ti (贝蒂).
Chor Yuen a même repris des poses identiques, et l’art
martial spécifique du personnage. Yin Ji y perd le caractère
redoutable de puissance occulte qu’elle a dans le roman.
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Cependant, le personnage qui a subi la modification la plus
importante est celui de Wu Hua. Chor Yuen en fait un
transsexuel, né femme et devenu homme par l’opération du
saint-esprit ou équivalent, et, qui plus est, ancien(ne)
ami(e) de Yin Ji qui le considère donc comme un traître. Et
il l’est d’autant plus qu’il a séduit la confidente, bras
droit et amante de Yin Ji, Gong Nanyan (宫南燕),
qui lui a permis de mettre la main sur l’eau sacrée (alors
que c’est une jeune novice dans le roman).
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Betty Pei Ti en Yin Ji |
Le dénouement du film aurait donc pu tourner à un règlement
de compte entre amants trompés, mais le caractère dramatique
d’un affrontement entre forces du yin et du yang sur fond de
lutte pour le pouvoir est préservé par la force de la mise
en scène et de l’interprétation.
Clans of Intrigue : un film de référence
« Clans of Intrigue » est servi par une remarquable mise en
scène et direction artistique qui font de ce film un des
grands films de wuxia de la fin des années 1970,
alors que la mode avait tourné au film de kungfu dans la
lignée de Chang Cheh. Mais ce n’est plus du pur wuxia…
Mise en scène et direction artistique

Nora Miao en Gong
Nanyan entourée
des femmes du Palais
de l’eau sacrée |
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A la simplification et mutation de l’intrigue répond une
mise en scène axée sur le divertissement visuel. Chor Yuen a
bénéficié pour ce faire des superbes décors et costumes des
studios de la Shaw Brothers, plongés dans une nuit lumineuse
ou noyés dans la brume, et rehaussés de couleurs somptueuses
qui tirent le film vers l’opéra. D’ailleurs, certains
personnages sont traités en personnages d’opéra : celui de
Black Pearl traité comme un rôle de chou (丑),
ou celui des ninjas (interprétation fin années 1970 du
guerrier japonais du roman) en wuchou (武丑),
avec masques.
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La chorégraphie, signée Tong Gaai /
Tang Gang (唐佳)
(3) et Huang Pei-chi, donne la priorité à la rapidité, avec
des scènes d’action filmées et montées un peu à la
King
Hu,
pour accentuer l’impression de vitesse, renforcée encore par
la bande son qui souligne chaque coup porté. Mais l'effet
est moins subtil que les claquettes et percussions discrètes
chez King Hu.
Interprétation
Le film tient en grande partie grâce à son interprétation.
Celle, d’abord, de Ti Lung (狄龙),
venu de chez
Chang Cheh,
mais campé en combattant décontracté et sûr de lui, à
l’indéfectible sourire charmeur, qui ne se bat que pour se
défendre.
En face de lui, dans un rôle étonnant pour lui, Yue Hua (岳华)
vient de chez
King Hu :
il est le mendiant ivre de
« l’Hirondelle
d’or » (《大醉侠》).
Nora Miao (苗可秀),
elle, dans le rôle de
Gong Nanyan, venait de jouer dans trois films de Bruce Lee…
Quant à Li Ching (李菁),
dans le rôle de Black Pearl, elle est une actrice récurrente
dans la filmographie de Chor Yuen. Si l’on ajoute Betty Pei
Ti, nous avons une palette d’acteurs et actrices choisis non
seulement |
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Nora Miao et Betty Pei
Ti |
pour la qualité de leur interprétation, mais aussi
pour la force symbolique qu’ils évoquent.
Le film se présente ainsi comme un réseau de références
codées et clins d’œil au spectateur amateur de films de
wuxia et connaisseur du cinéma de Hong Kong. Pour les
autres, il reste un divertissement amusant et bien mené.
Il reste un jalon important dans l’histoire du film de
wuxia. On trouve son influence dans nombre de films
ultérieurs, dont ceux de Tsui Hark, Derek Yee et autres….
Trailer
Notes
(1) Sur Gu Long, voir :
http://www.chinese-shortstories.com/Auteurs_de_a_z_Gu_Long.htm
(2) Synthèse chronologique (en anglais) des principaux
rebondissements de l’intrigue :
http://wuxiapedia.com/Novels/Index/Chu-Liu-Xiang/Book-1/The-Scent-of-Blood/Summary
Texte chinois du roman :
http://book.kanunu.org/book/4580/
(3) Tong Gaai est devenu célèbre pour sa chorégraphie des
scènes de combat dans le film de
Chang Cheh
« One-armed Swordsman » (《独臂刀》),
en 1967.
Analyse réalisée pour la
présentation du film à l’Institut Confucius de l’université
Paris Diderot, le 20 mars 2014, dans le cadre du cycle
Littérature et Cinéma.
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