« Les
fleurs de Shanghai » : roman classique transposé en huis
clos baroque et fête visuelle
par Brigitte
Duzan, 9 avril 2013
Sorti en
1998, « Les fleurs de Shanghai » (《海上花》)
reste un film un peu à part dans l’œuvre de
Hou Hsiao-hsien (侯孝贤) :
le scénario est adapté d’un roman célèbre de la fin
du dix-neuvième siècle qui, écrit en langue wu,
serait resté largement méconnu si Zhang Ailing (张爱玲)
ne l’avait transcrit en chinois mandarin, puis
traduit en anglais.
Le film
s’inscrit en fait dans une phase de l’œuvre de
Hou Hsiao-hsien
amorcée dès 1995, à la fin de la trilogie de Taiwan,
avec « Good Men, Good Women » (《好男好女》).
« Les fleurs de Shanghai » est un volet d’une
nouvelle trilogie axée sur une réflexion sur le
passé et le présent, l’un venant expliquer et
appuyer l’autre.
Filmé comme
un huis clos, il réussit à rendre l’atmosphère de la
Shanghai du roman tout en n’en conservant que
quelques personnages et lignes narratives, et à
esquisser une réflexion
Le film
sur la société
shanghaienne fin de siècle tout aussi évocateur,
l’image venant doubler le discours.
I. Le roman de Han
Banqing
Rédigé par
Hou Hsiao-hsien avec
Chu Tien-wen (朱天文),
sa scénariste à partir de 1982
(1), le
scénario est adapté d’un roman devenu un grand classique de
la fin de la dynastie des Qing : « Biographies des Fleurs de
Shanghai » (《海上花列传》)
de Han Banqing (韩邦庆).
Han Banqing
Né en 1856 dans la
préfecture de Songjiang (松江),
aujourd’hui district faisant partie de la municipalité de
Shanghai,
Han Banqing (韩邦庆),
aussi appelé Ziyun (子云)
(2), a
cependant passé son enfance à Pékin où travaillait son père,
petit fonctionnaire du gouvernement impérial.
Le roman de Han
Banqing,
édition originale 1982
Malgré une
réputation d’enfant surdoué, après avoir raté deux
fois le niveau supérieur des examens impériaux, il
abandonna tout espoir de faire une carrière dans
l’administration. Après un bref passage dans le
Henan, il partit s’installer à Shanghai où il
commença une carrière d’écrivain en faisant
paraître, dans le journal Shenbao (《申报》),
des articles reflétant la vie qu’il menait, dans les
quartiers dits de plaisir de Shanghai.
Il ne s’est
cependant pas arrêté là : il est devenu un pionnier
de la presse littéraire, et peut être considéré
comme le premier écrivain professionnel en Chine. En
1892, en effet, il a créé la première revue
littéraire de la Chine moderne, le « Livre des
curiosités de Shanghai » (《海上奇书》),
un bihebdomadaire, puis mensuel, où il a publié ses
propres écrits, de courtes nouvelles regroupées sous
le titre « Tableaux de Taixian » (《太仙漫稿》),
mais surtout, sous
formes de
chapitres séparés, le grand roman de 64 chapitres
qu’il est mort, en 1894, sans avoir pu terminer :
« Biographies des Fleurs de Shanghai » (《海上花列传》).
Biographies des
Fleurs de Shanghai
Le roman
est conçu comme un roman classique de courtisanes,
mais se démarque de ses prédécesseurs de la fin des
Qing par une forme et un ton originaux, liés au
caractère très personnel de la narration. La ville
de Shanghai n’y est pas seulement un cadre, mais un
personnage à part entière, reflétant le caractère
interlope d’une société moderne, en contact avec
l’étranger et fondée sur le commerce, mais
conservant malgré tout ses traditions propres, et en
particulier les structures très spécifiques des
maisons closes (妓院),
réfugiées dans les concessions étrangères.
Maisons de
luxe, elles représentaient les seuls endroits où
l’élite (masculine) de Shanghai pouvait satisfaire
ses besoins affectifs et sexuels, frustrés par le
système traditionnel des mariages arrangés ; c’était
aussi là que l’on traitait ses affaires et invitait
ses amis, en buvant et fumant de l’opium.
Le roman
est conçu comme une suite de tableaux décrivant la
vie d’une douzaine
de courtisanes de quelques unes de ces maisons closes et de
leur entourage ; prises dans des réseaux contractuels qui
les lient à une maison, elles sont confrontées à des
problèmes plus matériels qu’affectifs, tenant au désir de
s’assurer un avenir fondé sur la pérennisation d’une
relation avec un riche protecteur, le plus souvent en
devenant sa concubine.
C’est un
roman qui n’a pas été très populaire au départ, pour
deux raisons essentielles, et d’abord parce qu’il a
été écrit en langue wu (吴语),
ce qui limitait son lectorat (3); il a fallu qu’il
soit traduit par Zhang Ailing d’abord en chinois
mandarin, sous le titre simplifié « Haishang hua »(《海上花》),
puis en anglais, sous le titre « The Sing Song Girls
of Shanghai », pour qu’il connaisse une certaine
diffusion, mais surtout après sa mort.
Le roman
n’était pas non plus très prisé en raison de son
style, en rupture avec le romantisme sentimental des
romans traditionnels du même genre, romans de
courtisanes ou de lettrés dissolus : il n’a aucun
caractère érotique, et décrit le milieu des maisons
closes avec une froideur étudiée. Dans ce
roman, Han Banqing opte pour un réalisme sans
émotion, qui dépeint les courtisanes et les hommes
qui les fréquentent comme des couples
ordinaires, des gens prosaïquement amoureux, qui se
disputent, rompent, se réconcilient, sans pulsion poétique,
romantique ou érotique apparente.
Gravure originale 1
Gravure originale 2
Les
relations du « couple » central, Shen Xiaohong (沈小红)/
Wang
Liansheng (王莲生),
sont ainsi secouées de querelles répétées, dues au
piètre comportement de l’une comme de l’autre :
infidélité de Xiaohong, avec un chanteur d’opéra,
qui plus est, humiliation suprême, et, en retour,
abandon par Liansheng qui prend une autre
courtisane, Zhang Huizhen (张蕙贞),
comme concubine ; mais celle-ci est à son tour prise
dans le lit d’un cousin. C’est une sorte de commedia
dell’arte où personne n’est exempt de tromperie,
mais qui finit mal, car une courtisane qui perd un
de ses clients perd une partie de ses revenus. L’un
des rares moments d’émotion perceptible du roman est
celui où, venu voir Xiaohong une dernière fois et ne
l’ayant pas trouvée, Liansheng fume une pipe d’opium
avant de repartir et essuie deux larmes en songeant
à l’avenir qui l’attend : la passion a laissé place
à la compassion.
La traduction en
anglais (Columbia 2005)
Tous les
rapports entre les courtisanes, leurs maquerelles et leurs « hôtes » sont en fait basés sur des relations
contractuelles qui
miment et doublent les rapports familiaux et matrimoniaux. Han
Banqing dépeint un théâtre complexe de désir et de vertu, où
les courtisanes mettent en scène le désir avec les gestes
propres à la vertu, dans un mélange très subtil de tentation
et de repli moral. Ce n’est pas pour rien que le titre
parodie celui d’un grand classique de la morale confucéenne,
compilé sous la dynastie des Han : « Les biographies des
femmes vertueuses » (《列女传》).
Le drame
intervient quand, l’équilibre entre les deux ayant
été rompu, le jeu est mis à nu. On retombe alors
dans le tragique du quotidien. C’est le cas, par
exemple, de la
courtisane Li Shufang
(李漱芳)
et de Tao Yunfu (陶云甫).
Li Shufang aurait pu devenir concubine, ce qui était
déjà le rêve de toutes ces femmes, mais tente
d’aller un pas plus loin : devenir l’épouse de Tao
Yunfu, ce qui suscite aussitôt l’opposition de toute
la
famille. Sur quoi elle attrape la tuberculose et
commence à voir sa santé décliner.
Tao Yunfu
lui propose alors de lui louer un logement où elle
puisse jouir du calme, mais elle refuse de se
laisser entretenir et meurt, telle la Dame aux
Camélias. Si son ambition a menacé l’équilibre des
choses, sa mort apparaît comme un triomphe moral :
triomphe sur l’hypocrisie sociale qui l’aurait
volontiers enfermée dans le rôle de concubine. Han
Banqing livre au passage
quelques traits de satire sociale à ne pas négliger.
L’une des plus
histoires les plus touchantes de toutes, même si elle est
secondaire, est sans doute celle de Deuxième Trésor, Zhao
Erbao (赵二宝).
C’est une jeune courtisane nouvellement débarquée de la
campagne qui a gardé une certaine fraîcheur. Elle tombe
amoureuse d’un riche jeune homme, Shi Tianran (史天然),
qui lui promet de l’épouser ; mais il ne reviendra jamais,
ayant été promis à un parti plus avantageux par la famille.
Zhao Erbao est la seule à l’ignorer, et emprunte de l’argent
pour payer sa dot. Elle finit endettée jusqu’au cou,
tragédie humaine terriblement dérisoire.
Le roman tel qu’il
nous est parvenu s’achève sur un rêve de Zhao Erbao qui est
un clin d’œil aux grands romans classiques comme le
« Pavillon aux pivoines » (《牡丹亭》)
dont le rêve constitue un moteur essentiel de l’intrigue.
Ici, Zhao Erbao fait plutôt un cauchemar : elle est
poursuivie par des messagers de Shi Tianran, mais en fait,
celui-ci est mort et ce sont des monstres venus l’emporter
elle aussi. Il n’y a pour elle d’issue ni dans la réalité ni
dans le rêve, comme dans les romans habituels.
Non seulement il
n’y a aucune note romantique dans le roman, il n’y a non
plus aucun embellissement de la réalité. Ce n’est pas
seulement une peinture de la vie des maisons closes, c’est
une chronique douce-amère de la société shanghaienne à la
fin de la dynastie de Qing, une société patriarcale bloquée
dans ses traditions, en dépit de la modernité ambiante par
ailleurs.
Comme des fleurs
flottant sur la mer
La traduction par
Zhang Ailing
C’est Zhang Ailing
(张爱玲),
en bonne Shanghaienne attachée à la culture de sa ville, qui
a contribué à la notoriété du roman. Après son départ de
Berkeley, elle a en effet travaillé à sa transcription en
chinois mandarin, et le texte est paru en 1982. En même
temps, elle a entrepris la traduction en anglais, et deux
premiers chapitres ont été publiés en 1982 dans la revue
Renditions de son ami Charles C. Soong, à Hong Kong (4).
Chu Tien-wen
Le reste de la
traduction a longtemps été considéré comme perdu, mais a été
retrouvé par hasard dans les papiers laissés à sa mort (5).
Chu Tien-wen s’est appuyée sur le texte transcrit par Zhang
Ailing, mais n’a pas reconnu sa source ; elle a même
souligné à plusieurs reprises que c’était une œuvre qui
n’avait rien à voir avec la romancière.
Cette attitude
s’explique par l’admiration passionnée que nourrissaient Chu
Tien-wen, et toute sa famille, pour le premier mari de Zhang
Ailing, Hu Lancheng (胡兰成),
qu’ils ont accueilli à Taiwan en 1974 (6). Ils créèrent en
1977 une revue littéraire, le Sansan Jikan (三三集刊),
où il put publier ses écrits. Cette adulation excluait toute
considération pour Zhang Ailing.
Un grand effort a
été fait, dans l’écriture du scénario, pour
revenir au
dialecte de Shanghai, en gommant, en quelque sorte, le
travail de transcription de Zhang Ailing. C’était
parfaitement justifié dans le cadre de la recherche
stylistique du film, mais n’est pas une raison pour nier
l’énorme travail réalisé par la romancière, appréciable,
lui, dans le domaine littéraire.
II. Le film de Hou
Hsiao-hsien
Le film est le
résultat d’un travail croisé sur le scénario et sur son
adaptation cinématographique qui a nécessité un an de
préparation. Mais il a ensuite fallu faire face à des aléas
imprévus. Initialement prévu en Chine continentale, le
tournage a finalement dû être réalisé entièrement en studio
faute d’autorisation de la censure chinoise. Mais Hou
Hsiao-hsien a expliqué qu’il avait déjà commencé à trouver,
lors des repérages, que ce serait très difficile de tourner
en extérieur.
Profondément
remanié, le projet a pris ainsi une toute autre tournure,
qui donne au film le style si particulier qui le distingue
dans la filmographie du réalisateur, et illustre en même
temps son immense talent, capable de s’adapter à des
circonstances dirimantes pour réaliser un chef d’œuvre
envers et contre tout.
Le scénario
Hou Hsiao-hsien a
déclaré (7) avoir été fasciné par la lecture du roman de Han
Banqing, et surtout par la richesse des dialogues et la
profondeur des caractères dépeint à travers eux, qui était
le fruit de son expérience personnelle. Il était impensable
d’adapter l’œuvre dans sa totalité, il fallait en choisir
des extraits, et à travers eux, recréer l’atmosphère.
Le travail
préalable a donc été de simplifier le roman, ou
plutôt de le traiter un peu à la manière de
Wong Kar-wai (王家卫),
en n’en gardant que quelques bribes, comme restées
en tête après lecture, les plus frappantes, sans
doute. Cette narration épurée, dans le cas présent,
a permis de concentrer le regard, en éliminant ce
qui aurait pu le distraire.
La ligne
narrative initiale est réduite à quatre maisons
closes, désignées par leur « ruelle » (li
里ou
lilong
里弄),
caractéristique de la géographie urbaine de la
Shanghai de l’époque. A ces quatre maisons sont
attachées quatre courtisanes principales et trois
clients réguliers. Mais, en fait, c’est l’un des
« clients » qui constitue le fil narratif central et
le lien qui évite le morcellement en tableaux
séparés : Wang Liansheng (王莲生/(王老爷)),
fonctionnaire et client attitré de Shen Xiaohong, ou
Rubis (沈小红), qu’il
abandonne cependant pour une autre, comme dans le
roman, parce qu’il a surpris sa liaison avec un
acteur d’opéra,
Wang Liansheng / Tony
Leung
Rubis / Hada Michiko
C’est
autour de ces trois personnages que gravitent les
autres courtisanes, y compris les maquerelles et
toute la domesticité, et les deux autres clients
retenus dans le scénario : Hong Shanqing (洪善卿)
et Luo Zifu (罗子富),
deux riches marchands. Ils sont les clients attitrés
d’une femme, dans un rapport qui n’est pas très loin
d’un lien matrimonial, attentifs à leur sort,
éventuellement prêts à les racheter, mais comme
seconde épouse, c’est-à-dire dans un autre lien de
dépendance.
Il y a
aussi deux amis qui viennent banqueter, fumer et
jouer, dont l’un a un neveu, Shuren, qui tombe
amoureux de la jeune courtisane Jade. C’est un peu
l’histoire de Li Shufang, dans le roman ; ici,
cependant, Jade veut se suicider et entraîner Shuren
avec elle, mais ils sont sauvés in extremis, et Hong
persuade la famille de verser l’argent nécessaire
pour acheter la liberté de la jeune femme, ainsi
qu’une dot pour qu’elle puisse se marier.
Le scénario n’a pas
le réalisme froid du roman, ni son aspect foisonnant de
satire sociale. Il est construit comme un huis clos, donnant
une vision d’un monde coupé de l’extérieur, où les
événements sont rapportés, comme dans la tragédie
classique. Il n’y a rien de plus difficile à filmer.
La mise en scène
Hou
Hsiao-hsien a fait de ce huis clos une sorte
de conte enchanté, aux couleurs féeriques, une
vision d’un monde en marge, raffiné, baroque et
décadent, possédant ses règles propres, où les
femmes sont prises dans un réseau de liens
contractuels dont elles ne peuvent s’affranchir que
par la volonté d’un de leur clients – et encore,
pour tomber dans un autre réseau, familial et
patriarcal, où elles auront tout aussi peu de
liberté. Emeraude est la seule qui semble pouvoir
échapper à sa servitude, mais elle a
Tête à tête
été « rachetée »
par Luo Zifu, pour un prix âprement négocié, et en reste
donc dépendante.
Emeraude / Michelle
Reis
Le film
accentue l’impression de destins scellés, et de cage
dorée, en repoussant aux marges la réflexion sur ce
monde extérieur tout juste évoqué, qui contient la
clé de ces destins. On ne nous montre que le
phénomène, sans ses causes, ce n’est pas le propos.
Hou Hsiao-hsien nous donne à voir et à sentir un
monde disparu, et recréé – recréation qui passe par
toutes les possibilités de l’image et du son : le
film est une fête visuelle soutenue par le
dialogue et la musique.
Le film est
tourné en longues plans/séquences,
trente-neuf en tout sur un total de deux heures ; le
premier dure huit minutes : c’est essentiellement
une conversation autour d’une table où l’on joue et
l’on boit, où le moindre regard est significatif, et
qui représente une brillante synthèse introductive
des personnages, et des codes et mentalités qui
régissent leur univers. Cette longueur des
plans/séquences accentue l’impression d’immobilisme
d’un monde qui semble
immuable, fermé sur
ses lois propres - sentiment d’immobilisme que vient
renforcer la musique, sorte de variation obstinée sur un
même thème (signée du Japonais Hanno Yoshihiro).
Traitée
dans des couleurs sépia, dorées, mais dans une
palette qui s’élargit peu à peu, l’image vient alors
solliciter l’œil pour souligner encore cet
immobilisme, en s’attardant sur des personnages
assis, souvent muets et méditatifs, et sur les
objets, d’un raffinement extrême, traités comme de
splendides natures mortes qui ne sont pas purement
décoratives, mais d’autres personnages. Le seul
moment où cet immobilisme est rompu est le point
culminant du film, un moment de rage traduisant les
tensions intimes qui affleurent à peine le reste du
temps ; mais il retombe vite, comme si rien ne
s’était passé.
La
photographie a été confiée au chef opérateur Mark
Lee Ping-bin, celui qui a signé, aussi, la
photographie de
« In the Mood for Love » (《花样年华》),
deux ans plus tard… le film reflète en fait la
fascination réciproque de deux réalisateurs
finalement très proches.
Wong Kar-wai lui-même
a rendu
Perle / Carina Lau
hommage aux
« Fleurs de Shanghai », bien qu’avec un autre chef opérateur,
dans
« The Grandmaster » (《一代宗师》),
en reconstituant l’univers du film dans les séquences
initiales autour de Zhang Ziyi.
The Grandmaster,
hommage aux Fleurs de Shanghai
Dans le
documentaire d’Olivier Assayas « Portrait de Hou
Hsiao-hsien » (8), Hou Hsiao-hsien rapporte une sensation
qu’il avait eue un jour qu’il était grimpé au sommet d’un
arbre : la sensation d’être « entouré de l’espace-temps ».
C’est un peu la sensation que l’on a aussi en regardant
« Les Fleurs de Shanghai », ou plutôt celle d’être immergé
dans un autre espace-temps, l’extérieur ne nous étant donné
à entrevoir que vers la toute fin du film, dans une sorte de
lueur bleutée, apparition fugace qui reste irréelle.
Un film à part dans
l’œuvre de Hou Hsiao-hsien?
Huis clos théâtral
« Les
fleurs de Shanghai » semble devoir rester un film à
part dans l’œuvre de Hou Hsiao-hsien. Comme l’a dit
Alain Bergala dans un article qui fait partie du
recueil d’essais sur le réalisateur publié par les
Cahiers du cinéma (9), « La singularité de ce
film dans l'œuvre de Hou Hsiao-hsien tient à ce
qu'il se trouve pour la première fois en posture,
avec cette histoire datant d'un siècle, d'imaginer
un monde en fermant les yeux sur le monde. »
Ce n’est
cependant qu’une impression superficielle. D’abord,
Hou Hsiao-hsien s’est approprié le récit de Han
Banqing, l’a fait sien, car il y a vu une vision du
monde chinois en fait très politique sous des dehors
de récit décrivant les menus aspects de la vie
quotidienne. Réintégré dans sa filmographie, il
représente une autre réflexion sur la société
chinoise, son
côté patriarcal et
oppressif. Le monde clos qu’il dépeint répond au monde clos
qu’était Taiwan avant la levée de la loi martiale, au monde
clos qu’était la petite ville où il a passé son enfance, à
tous les mondes clos des petites villes d’où l’on ne pouvait
s’échapper que par ces trains omniprésents dans son œuvre.
Par
ailleurs, le style adopté est une nouvelle approche
visuelle, certes, mais filmé avec les mêmes
plans/séquences qui lui sont caractéristiques, ce
sont même les plus longs de toute son œuvre. « Les
fleurs de Shanghai » représente donc une poursuite
des mêmes thèmes et de la même recherche
stylistique.
C’est
un chef d’œuvre intemporel qui reste à part dans la
filmographie du réalisateur, son film sans doute le
plus ambitieux et le plus profond, mais qui n’a pas
été apprécié à sa juste valeur à sa sortie. Présenté
au festival de Cannes en 1998, il n’a pas eu la
Palme d’or ; elle est allée à « L’éternité et un
jour » de Theo Angelopoulos, tandis que le prix du
jury était décerné à « La vie est belle » de Roberto
Benigni ; rares, même, sont les prix obtenus par
ailleurs : ceux de meilleur réalisateur et de
meilleure direction artistique au Asia Pacific Film
Festival, et, l’année suivante, le grand prix du
festival de… Kerala.
Il a en outre été mal reçu et à Taiwan et à Hong
Kong. C’est surtout la France qui lui a réservé un
accueil enthousiaste, grâce à Marie-Pierre Müller.
Mais l’échec à Cannes a été un traumatisme pour Hou
Hsiao-hsien. Il lui faudra beaucoup de temps pour
s’en remettre, et c’est resté pour lui une voie
stylistique sans issue. Un film à part, un peu
maudit.
Natures mortes 1
Notes
complémentaires
Note sur la
langue et la musique
Eléments
constitutifs de l’atmosphère, aussi, sont la langue
et les intermèdes musicaux.
Natures mortes 2
Le film a
été tourné dans le dialecte de Shanghai,
proche du dialecte de Suzhou utilisé par Han Banqing
pour écrire son roman – il en représente une forme
évolutive, modifiée par des apports extérieurs
liés à l’histoire de la ville. C’est un élément de réalisme dans un
film qui ne l’est pas : il contribue à l’atmosphère de monde
perdu dans un autre espace-temps.
Le
réalisme, dans ce domaine, est poussé jusqu’à faire
de Wang Liansheng, interprété par l’acteur
hongkongais Tony Leung Chiu-wai (梁朝伟),
un haut fonctionnaire cantonais de l’administration
impériale ; il est en transit, et envoyé dans le
Jiangxi à la fin du film. Lien narratif, il est en
même temps un pivot instable, qui rompt
l’immobilisme, mais brièvement : le rideau retombe
vite sur la lueur extérieure entraperçue.
Les
quelques intermèdes musicaux sont un autre
élément de rappel historique, à fonction évocatrice,
un peu, là aussi,
comme chez
Wong Kar-wai.
Il y a en particulier un très beau morceau de
pingtan (评弹),
forme de quyi (曲艺)
(10) liée à la culture wu, qui, originaire de
Suzhou, s’est développée à Shanghai à partir du
milieu du dix-neuvième siècle, donc au moment où Han
Banqing écrivait son roman.
Le morceau
interprété est « Du Shiniang » (《杜十娘》),
histoire populaire
d’une courtisane très recherchée, éprise d’un lettré, mais
déçue d’apprendre que celui-ci est prêt à la céder pour dix
mille taëls… L’histoire très connue nous est parvenue dans
un recueil de Feng Menglong (冯梦龙), et elle est ici évidemment symbolique.
Exemple
d’interprétation de Du Shiniang en pingtan,
accompagné au sanxian et au pipa
Note sur les
acteurs
Les acteurs aussi
sont un lien avec l’univers de
Wong Kar-wai. Tony Leung en est un élément
récurrent, mais aussi Rebecca Pan, que l’on trouve non
seulement dans « In the Mood for Love », dans le rôle de la
propriétaire de l’appartement loué par Tony Leung, mais
également dans « Nos années
sauvages » (《阿飞正传》), film où joue également Carina Lau.
La
présence de deux actrices japonaises, dont Hada Michiko dans
l’un des rôles principaux, est due à la présence d’un
coproducteur japonais au sein de l’équipe de production.
(2) C’est sous
cette appellation de Han Ziyun qu’a été publiée la
traduction parue chez Denoël en 1998, juste après la sortie
du film. Il ne s’agit pas d’une traduction du roman, mais
plutôt du scénario, avec reprise du prologue.
Sur le scénario et
le film, voir le livre de Chu Tien-wen regroupant des
explications sur ses scénarios et des articles sur le cinéma
:
《最好的時光》1982-2006,
Ink Publishing 2008, pp 107-115, et 385-395.
(3) Le wu
est une langue sinitique parlée dans la province du
Zhejiang, le sud du Jiangsu ainsi que certaines zones des
provinces limitrophes, et comportant six groupes
dialectaux ; Suzhou en a longtemps été le centre
linguistique, le dialecte de Suzhou étant le plus important
littérairement et culturellement parlant ; c’était celui
parlé par Lu Xun, en particulier. Le dialecte de Shanghai en
était très proche à l’origine, mais a évolué avec la ville,
surtout après la révolte de Taiping. Le film de Hou
Hsiao-hsien est en dialecte récent de Shanghai.
(6) Pour les
conditions politiques ayant favorisé l’accueil de Hu
Lancheng à Taiwan ainsi que l’adulation dont il a été
l’objet de la part de la famille Chu, voir la présentation
de Chu Tien-Wen sur chinese shortstories
(7) Interview
de Hou Hsiao-Hsien dans : Speaking in Images : Interviews
with Contemporary Chinese Filmmakers, Michael Berry,
Columbia University Press, 2004, pp 235-271
(8) Portrait de Hou
Hsiao-hsien, produit par Arte France/Ina/Amip, MK2 Cinéma de
notre temps, 2006.
(9) Hou
Hsiao-hsien, sous la direction de Jean-Michel Frodon,
Cahiers du cinéma 1999/réédité 2005.
(10) L’art du
quyi regroupe toutes les formes d’art populaire du récit
chanté ou accompagné en musique, le plus souvent en
dialecte.