« In the Mood for Love » : de Liu Yichang à Wong kar-wai…
par Brigitte Duzan,
25 avril 2013, actualisé 15 août 2020
Comme tous
les films de
Wong Kar-wai (王家卫),
« In the Mood for Love » (《花样年华》)
a eu une genèse longue et complexe qui a influé sur
sa conception et sa réalisation.
Le film est
à lire à la lumière de ces circonstances, mais aussi
de ses sources d’inspiration. L’une d’elles est le
roman de Liu Yichang (刘以鬯)
« Tête Bêche » (《对倒》),
mais il ne faut cependant pas chercher des
similitudes au niveau de la narration, Wong Kar-wai
a bien souligné que la lecture de l’œuvre lui avait
surtout inspiré l’atmosphère qu’il recherchait pour
son film.
Par ailleurs, il s’agit
d’une œuvre très personnelle où la mémoire du passé
est l’un des thèmes principaux. En ce sens, on peut
dire qu’il y a une forte corrélation entre
l’écrivain et le réalisateur. Il participent tous
deux du climat d’une époque et d’une ville au futur
incertain, justifiant et expliquant le retour
nostalgique
In the Mood for Love
vers un passé plus
ou moins idéalisé que chacun évoque à sa manière,
Le film : petite
histoire d’une longue genèse
La genèse de
« In the Mood for Love » est caractéristique de la façon de
travailler et de tourner de Wong Kar-wai, qui conçoit et
réalise souvent plusieurs films en même temps.
Origines
Les origines de
« In the Mood for Love » remontent au second film de Wong
Kar-wai, « Nos années sauvages » (《阿飞正传》),
sorti en 1990. Ce devait
être en effet le premier volet d’un diptyque ; Tony Leung y
apparaît brièvement à la fin, de façon énigmatique, sans
lien avec ce qui précède : c’était pour annoncer le
personnage qui devait être développé dans le second volet.
Celui-ci n’a jamais vu le jour, mais le rôle se retrouve en
quelque sorte dans « In the Mood for Love », dix ans plus
tard.
En fait, la genèse
du film a suivi une évolution complexe. Après « Happy
Together » (《春光乍泄》),
Wong Kar-wai a voulu tourner un film à Pékin, qui devait
s’appeler « Eté à Pékin ». Le film devait être terminé avant
la
rétrocession de Hong Kong à la
Chine, c’est-à-dire avant le 1er juillet
1997, et était annoncé comme un pendant de « Happy
Together ».
Valse de qipaos
Mais le
projet a pris du retard, et sa préparation s’est
poursuivie après la rétrocession, ce qui a imposé
une approche différente, prenant en compte le
changement de situation politique : un film
futuriste sur Pékin, appelé « 2046 ». Pourquoi cette
date ? Parce que c’est celle qui marque la fin de la
période de cinquante ans pendant laquelle la Chine a
promis – lors de la rétrocession - que le système
politique et économique de Hong Kong resterait
inchangé ; après l’angoisse de la rétrocession
s’installait l’attente de 2046.
L’autorisation de tournage à Pékin fut cependant
refusée ; à la mi-1998, le projet fut donc transféré
à Macao. Mais il comportait maintenant un autre
volet : une histoire d’amour entre Tony Leung et
Maggie Cheung. C’est ce volet qui est devenu « In
the Mood for Love », mais « 2046 » n’a pas été
abandonné. Les deux films ont été tournés en
parallèle, bien que « 2046 » ait été achevé bien
après. C’est d’ailleurs lors d’un repérage pour
« 2046 » qu’a été trouvé le site d’Angkor
où se passe l’une
des dernières séquences de « In the Mood for Love ».
Retour aux années
1960
Avec « In the Mood
for Love », Wong Kar-wai revient donc à la Hong Kong du
début des années 1960, période pendant laquelle se passe « Nos
années sauvages », et le parallèle avec ce film est
renforcé par la présence des deux actrices principales :
Rebecca Pan, et surtout Maggy Cheung qui porte le même nom
que dans le premier film : Su Lai-zhen. Mais c’est une Maggy
Cheung qui n’a plus rien à voir avec la jeune fille fragile
de « Nos années sauvages » :
elle est devenue une femme mûre et sophistiquée, dont les
problèmes sont ceux d’une femme mariée, l’un des sujets de
« In the Mood for Love » étant la fidélité, ou l’illusion de
la fidélité, menacée par la trahison.
Or, si les
tournages ont été réalisés à une dizaine d’années de
distance, les deux films se passent respectivement en
1960-1962 et 1962-1966, 1962 étant la date charnière entre
les deux, indiquée par le premier intertitre de « In the
Mood for Love », et 1966 la date des émeutes à Hong Kong au
moment du début de la Révolution culturelle en Chine
continentale. « 2046 » continue ensuite par les années de
1966 à 1970, avec l’évocation de l’attente de 2046. Il y a
une parfaite cohérence dans la stratification du souvenir.
« In the Mood for
Love » est donc une évocation de Hong Kong et de la vie à
Hong Kong pendant la période dorée des années 1960, dont la
fin est amenée par les troubles de 1967. Cette évocation est
faite par le biais des souvenirs qui en restent, souvenirs
d’une époque qui est, pour Wong Kar-wai, celle de l’enfance
et de l’adolescence, mais qui viennent recouper ceux de Liu
Yichang (1).
Le roman de Liu
Yichang : source d’inspiration
« Tête bêche » (《对倒》)
a d’abord été un court roman (中篇小说),
publié en épisodes séparés dans le Xingdao wanbao (《星岛晚报星晚版》連載,約十一萬字的中篇小說;一九七五年作者應《四季》寫稿並把《對倒》改寫成短篇小說。》) à partir du 18 novembre 1972. Liu Yichang l’a ensuite réécrit en 1975
pour en faire une nouvelle. Ce second texte est plus concis
que le premier : l’auteur en a expurgé bon nombre de
commentaires répétitifs, en particulier sur les conditions
de vie, et la montée de l’insécurité, dans la Hong Kong du
début des années 1970.
Sous une forme ou
l’autre, le récit est une évocation du monde intérieur de
deux personnages, de leurs souvenirs et de leurs rêves, et
c’est cela qui a intéressé Wong Kar-wai. Il a cependant bien
précisé que c’est le roman qu’il a lu, en 1972, et qui a été
sa source d’inspiration.
Deux personnages
tête bêche
Le titre du
roman est un terme qui désigne la position de deux
personnes dormant ensemble dans un même lit, « la
tête de l’une étant du côté où l’autre a les
pieds », selon la définition du Robert ; par
extension, c’est aussi un terme philatélique
désignant deux timbres identiques imprimés l’un
au-dessus de l’autre, l’un dans un sens, l’autre en
sens inverse. Cette image est le fil directeur du
récit de Liu Yichang, et un symbole de sa technique
d’écriture. C’est en achetant un double timbre de ce
genre qu’il a eu l’idée de son roman.
Situé au
début des années 1970 à Hong Kong, le récit est
divisé en courtes sections qui lui donnent un rythme
saccadé, faisant alterner la description des
perceptions et sentiments intimes de deux
personnages. L’un est un homme d’un certain âge,
Chun Yubai (淳于白),
originaire de Shanghai et venu à Hong Kong une
vingtaine d’années auparavant ; l’autre, Yaxing (亚杏),
est une jeune fille qui vit avec sa mère, dans un
rêve constant suscité et nourri par son
environnement
Retour de nuit, et de
dos
immédiat, les chansons pop
qu’elle entend autour d’elle, les photos de stars dans les
journaux et les films qu’elle voit au cinéma ou à la
télévision.
Les deux
personnages appréhendent la ville de façon totalement
différente. L’un et l’autre tentent d’échapper à un présent
chaotique, chacun à sa manière. Chun Yubai se replie dans un
passé constitué par ses souvenirs, souvenirs de la Shanghai
de sa jeunesse, dans les années 1940, mais aussi de
Chongqing pendant la guerre, ou d’un séjour à Singapour.
Yaxing vit dans un présent où les médias et l’imaginaire
qu’ils font naître se substituent à la mémoire.
Il vivent en
parallèle, hantent les mêmes lieux, sont soumis aux mêmes
stimuli et environnés de la même violence latente entraînant
le même sentiment d’insécurité et de malaise, mais ne se
rencontrent jamais. Le seul moment où ils auraient pu le
faire est lors d’une séance de cinéma où ils se sont
retrouvés assis côte à côte ; mais ils se regardent en
chiens de faïence et repartent sans s’être adressé la
parole. Le film suscite même en eux des réactions totalement
différentes : rêves d’amour, certes, mais concret dans un
cas, illusoire dans l’autre. C’est ce qu’un critique a
appelé « proximité sans réciprocité ».
Nostalgie du passé
sur fond de présent incertain
Jeux de miroirs
Lors de
différents entretiens à la sortie de « In the Mood
for Love », Wong Kar-wai a souligné à de nombreuses
reprises que c’est après avoir terminé la lecture du
récit de Liu Yichang qu’il avait eu le sentiment de
l’atmosphère qu’il a voulu rendre dans son film. Si
l’on analyse d’un peu plus près, on trouve une
double inspiration.
A travers
les réactions des deux personnages à leur
environnement, on voit se profiler le portrait de
Hong Kong au moment où Liu Yichang écrit : une ville
où la
vie se fait
difficile (2), où les habitants sont confrontés à une montée
de la violence et de l’insécurité, suscitant une peur
latente de l’avenir. Face à cette peur, la réaction possible
peut prendre deux formes différentes : repli dans le
souvenir nostalgique du passé, idéalisé et redoré, ou fuite
dans la distraction et le rêve moderniste.
C’est ce que
représentent les deux personnages de Liu Yichang, dans leurs
parcours asymptotiques. La nostalgie pour la Shanghai
d’antan et les années de jeunesse est l’un des éléments qui
a inspiré Wong Kar-wai : la nostalgie est un des
thèmes principaux du film, comme marque palpable du passage
du temps.
Mais ce n’est pas
tout. Le présent de Liu Yichang répond à celui de Wong
Kar-wai : ils se rejoignent dans l’inquiétude face à
l’avenir, d’où naît la nostalgie du passé, à deux périodes
différentes de l’histoire de Hong Kong. Liu Yichang écrit au
début des années 1970, à un moment où la Révolution
culturelle en Chine continentale a engendré une vague de
peur dans toute la ville, et surtout dans les classes aisées
de la population qui ont brusquement craint de voir resurgir
les spectres d’une histoire qui les a jetées sur les routes
de l’exil.
Wong
Kar-wai a ébauché son film juste avant la
rétrocession, avant
ce 1er juillet 1997 dont l’approche a
semé un autre vent de panique dans la population, et
ce dès la Déclaration conjointe de 1984. La
rétrocession s’est finalement passée sans les
troubles redoutés, et dans les termes annoncés, mais
même après le 1er juillet a subsisté une
incertitude quant à l’avenir, dont la visibilité ne
dépassait pas les cinquante ans…
Face à face
C’est donc
de façon très profonde que l’œuvre littéraire
a inspiré le cinéaste : non dans la narration, il n’y en a
d’ailleurs vraiment ni dans le roman ni dans la nouvelle,
mais dans l’esprit qui s’en dégage, suscitant une communauté
de pensée et de sentiment entre l’écrivain et le
réalisateur. Mais il est vrai que le film ne laisse
transparaître que la partie émergée de ces sentiments : la
nostalgie du passé, magnifiée par les frustrations du
présent. Il le fait cependant en reprenant jusqu’à la forme
du roman, en transposant à l’image la technique littéraire
de la narration parallèle.
Le film : une autre
histoire de parcours parallèles
« In the Mood for
Love » est construit pour évoquer la nostalgie des années
1960 à Hong Kong, celles de la jeunesse de Wong Kar-wai, de
ses premières années de jeune immigrant dans une ville
étrangère. Bien qu’étant quasiment un huis clos, sans guère
d’ouverture sur l’extérieur, contrairement au roman (et à la
nouvelle), le cinéaste réussit à recréer l’ambiance
recherchée de manière bien plus profonde que ne l’aurait
fait une approche réaliste ou documentaire, en usant de
l’image et de la musique.
Mais cette
atmosphère fin de siècle est celle qui répond à la situation
et aux sentiments des deux personnages imaginés par Wong
Kar-wai, qu’elle conditionne tout en esquissant le tableau
d’une époque.
Deux cocus
magnifiques
Tête à tête
« In the
Mood for Love » est typique de Wong Kar-wai, qui a
établi un mode totalement nouveau de relation entre
littérature et cinéma, où l’adaptation prend une
signification quasiment abstraite : c’est l’esprit
de l’œuvre littéraire qui est adapté, et non la
narration, qui, elle, est recréée.
Le repli
sur les souvenirs nostalgiques d’un passé recomposé
a une résonance particulière dans le film car il
sous-tend l’attitude des deux personnages qui
seraient en fait, dans une intrigue classique, les
personnages
secondaires et peu séduisants, trahis par des conjoints plus
attrayants. S’ils ont ici une aura spéciale, c’est qu’ils
refusent de se laisser entraîner dans les mêmes errements,
et de conserver une pureté qui les distingue et les anoblit.
Caractérisés par le
refus de céder à l’amour qui se présente, ils sont dans
l'incapacité d'aller au-delà de leur réserve s'ils ne
veulent pas déchoir, et tomber lamentablement au niveau de
leurs conjoints, et de la masse des amants ordinaires. Le
film est entièrement dans le souvenir d'une époque
idéalisée, et les deux personnages sont des icônes d'une
nostalgie dorée. En même temps, la tension que crée la
frustration palpable du désir est le moteur du film (3).
En ce sens, « In
the Mood for Love » est à rapprocher de « Printemps dans une
petite ville » (《小城之春》),
où la noblesse d’âme des personnages, et leur haute
conception morale, les incitent à la même retenue dans
l’expression de leurs sentiments et de leurs désirs. On
pourrait citer d’autres exemples du même ordre dans le
cinéma chinois, « Février printemps précoce » (《早春二月》),
par exemple : si la forme est novatrice, « In the Mood for
Love » est à replacer, au niveau du contenu, dans une
tradition qui remonte au mélodrame chinois, le wenyipian
(文艺片),
mais revu pour en faire, selon les termes de Stephen Teo « a
melodrama of mood ».
Toujours selon
Stephen Teo, le film pourrait ainsi s’analyser en un jeu de
plusieurs « moods » : mood for love, mood for
nostalgia et mood for melodrama.
Une construction
cinématographique tête bêche
D’un point
de vue formel, ce que Wong Kar-wai a vu dans la
technique d’écriture du roman, c’est le potentiel
qu’elle offrait en termes de langage
cinématographique : parallélismes contrastés de
couleurs, de sons et d’images pour traduire un
parallélisme spatio-temporel.
Le jeu
entre le texte et l’image apparaît dès la première
séquence, soit le premier des trois intertitres que
comporte le film : caractères transformés en images,
qui font du spectateur également un lecteur, et un
lecteur du texte de Liu Yichang. Il s’agit de cinq
phrases présentées verticalement qui résument la
relation entre les deux personnages :
那是一种难堪的相对。C’était un
face à face assez inconfortable.
她一直羞低着头,Par
timidité elle gardait la tête baissée,
给他一个接近的机会。pour lui
offrir la possibilité de l’approcher.
他没有勇气接近。 Mais
lui n’eut pas le courage de le faire.
她掉转身,走了。Alors elle
se retourna et s’éloigna.
Premier intertitre
La paralysie des
deux personnages ne se résout que dans leur séparation. Tout
le film est esquissé dans ces cinq lignes, leurs faces à
faces étant le plus souvent filmés par des champs
contrechamps qui soulignent la distance entre eux, ou des
jeux de montages qui donnent l’illusion de mondes
parallèles.
Bande annonce
Passé évoqué par
l’image
Image cadrée par des
portes, des fenêtres
La Hong
Kong de la fin des années 1960 est recréée d’abord
dans le décor. C’est une ville qui a vécu plusieurs
vagues de migrations, et qui est surpeuplée ; les
photos de l’époque en témoignent. Le film rend cette
atmosphère avec ses appartements exigus, où l’on n’a
aucune intimité, auxquels répondent des ruelles
étroites et des escaliers abrupts, dans un chaleur
moite indiquée par un geste furtif pour s’essuyer le
front ; l’impression est renforcée par les prises de
vue de personnages, aperçus dans l’encadrement
d’une porte, au
bout d’un étroit couloir, en contre-plongée du haut d’un
escalier, ou derrière l’écran d’une vitre, d’une grille …
Il s’en
dégage un sentiment claustrophobe, une vision
fin de siècle d’un monde où la peur des ragots, du
qu’en-dira-t-on, hérité du passé shanghaïen encore
récent, limite encore la liberté de mouvement. Si
les conditions de vie sont difficiles, l’une des
échappatoires est le repli dans le passé. L’image
iconique de cette nostalgie est Maggie Cheung, qui
semble, justement, imperméable au passage du temps,
avec ses talons hauts, ses qipao élégants
dont la variation des motifs et des couleurs
indiquent seuls le passage du temps, et ses
coiffures impeccablement permanentées, comme une
vision raffinée sortie tout droit d’une image
publicitaire.
Comme dans
le souvenir, les mêmes scènes se répètent à
l’identique, ou presque, en particulier celles dans
la rue, le long de ce mur dont la peinture s’est
écaillée, où les personnages se croisent au début
sans se rencontrer, comme dans le roman, et où les
mouvements sont filmés au ralenti, comme filtrés par
la mémoire. Et c’est une ville où il pleut,
Esthétisme
comme toujours à
Hong Kong chez Wong Kar-wai, et où la pluie rapproche, en
suscitant la nécessité de s’en protéger.
Mais, si
Wong-Kar-wai recrée une image de la Hong Kong des années
1960, c’est aussi pour évoquer en filigrane la ville
d’origine de tous ces immigrants plus ou moins récents et
l’univers qu’ils préservent dans l’esprit comme dans le
quotidien : Shanghai, sa culture et les mentalités
qui y sont liées. En ce sens, le réalisateur se rapproche de
l’écrivain, communie dans le même souvenir et le même passé,
celui du personnage masculin du roman.
Ce n’est pas pour
rien que l’on a le sentiment de retrouver, dans certaines
séquences, l’atmosphère des
« Fleurs
de Shanghai » ; pas
étonnant, non plus, que les parties de mahjong nous
rappellent celles de
« Lust.
Caution » : un
univers peut être dans le parfum d’une madeleine, ou dans le
bruit de tuiles mélangées sur une table….
Epoque évoquée par
la musique
La musique,
enfin, est essentielle dans la recréation du
souvenir chez Wong Kar-wai. Comme il l’a dit
lui-même à diverses reprises, pour lui, la musique
n’est pas seulement un élément contribuant à créer
une atmosphère ; quand il est arrivé à Hong Kong, il
avait cinq ans, et la première chose qui l’a frappé,
ce sont les sons, dans cette ville, des sons qui
étaient totalement différents de la Shanghai d’où il
venait.
Dans tous
ses films, la musique joue un rôle primordial, comme
marqueur temporel. Dans ses premiers films, les juke
box sont presque des personnages à part entière ;
dans « In the Mood for Love », c’est la radio.
Wong
Kar-wai a sélectionné une mosaïque de musiques,
qu’on écoutait à la radio dans les années 1960 comme
on les a écoutées et regardées ensuite à la
télévision.
C’est à la
radio que Maggie Cheung écoute la chanson de Zhou
Xuan (周璇) « Age
of Bloom » (《花样年华》)
à laquelle le film emprunte son titre – en chinois
(4).
La séquence coupée au
montage
Mais l’évocation
va plus loin : la chanson est tirée de l’un des films
tournés par Zhou Xuan à Hong Kong entre 1946 et 1950, en
l’occurrence en 1946 : « Endless Yearning » (《长相思》)
(voir note complémentaire ci-dessous).
Wong Kar-wai a
aussi choisi des extraits d’opéras que l’on entend
aussi à la radio – opéras cantonais, pingtan, yueju, opéra
de Pékin - tous dans des enregistrements historiques. Il y a
même deux extraits de 1912 interprétés par la grande star
Tan Xinpei (谭鑫培),
celui qui joue dans le premier film chinois, de 1905, « La
montagne Dingjun » (《定军山》).
Et tous ces opéras sont adaptés d’œuvres de la littérature
classique qui ont pour thème des amours interdites et des
rendez-vous secrets.
- Le film est aussi
imprégné de musique latino-américaine : Wong Kar-wai
a expliqué qu’il y avait beaucoup de musique occidentale à
Hong Kong à l’époque ; la plupart des groupes venaient des
Philippines, et ils jouaient de la musique
latino-américaine. Il y a ainsi dans « In the Mood for
Love » bon nombre de chants de ce genre qui étaient
populaires à l’époque.
Mais Wong Kar-wai a
choisi des morceaux chantés par le chanteur favori de sa
mère, Nat King Cole, dont les enregistrements étaient
importés, et diffusés à la radio. C’est lui qui chante « quizas,
quizas, quizas » (peut-être, peut-être, peut-être) sur
une musique d’Osvaldo Farrés, qui est aussi une chanson sur
le thème de l’attente d’un amour qui ne se déclare pas (y
así pasan los días…), lui aussi qui chante « aquellos
ojos verdes » sur la tristesse d’un amour non abouti.
Mais chaque chanson
est « citée », à un moment déterminé, pour donner un sens,
en contrepoint, non sans une certaine ironie :
·lors
d’une séquence du début, alors que Tony Leung et Maggie
Cheung s’éloignent, de dos, dans la nuit, après une première
rencontre feutrée, la chanson dit tout doucement : dime
que me quieres… dis-moi que tu m’aimes…
·la
chanson aquellos ojos verdes est citée deux fois,
lors de tête à tête, ou face à face, entre les deux
personnages et en souligne tout le non-dit : no sabes las
tristezas que me han dejado, aquellos ojos verdes que yo
nunca besaré (tu ne sais pas la tristesse que m’ont laissée
ces yeux verts que je n’embrasserai jamais)
·quant
à la chanson quizas, quizas, quizas, elle est aussi
citée deux fois : la première fois quand Chow Mo-wan, au
moment de partir à Singapour, demande « si j’avais eu deux
billets, est-ce que tu serais partie avec moi ? », et la
seconde fois quand Mrs Chan se remémore ensuite la question.
La chanson répond pour elle : peut-être, peut-être,
peut-être….
quizas, quizas, quizas
- Quant au thème
principal du film, la musique qui accompagne les rencontres
entre Chow Mo-wan [Tony Leung] et Su Li-zhen [Maggie
Cheung], il est signé
Shigeru Umebayashi : c’est le « thème
de Yumeji », une valse tirée du film éponyme de Suzuki
Seijun :
Le thème de Yumeji
Montage de
documents d’archives ayant servi à la conception du film,
par Wong Kar-wai,
Court métrage
présenté au festival de Berlin en 2001
« In the Mood for
Love », au total, est un film fondé plus sur une idée
abstraite que sur une narration traditionnelle. C’est une
conception esthétique dont tous les éléments ont pour but
d’évoquer le souvenir d’une ville, une sorte de rêve éveillé
qui est en même temps un hommage et une ode à ce passé
préservé par le souvenir.
(2) A la fin des
années 1960,Hong
Kong a vécu une crise résultant des contre coups des débuts
de la Révolution culturelle et des troubles fomentés à Hong
Kong : à partir de 1967, les gens fortunés ont préféré
partir s’installer à l’étranger en vendant leurs biens,
provoquant une chute des prix.
(3)
Il faut souligner à ce propos que Wong Kar-wai avait tourné
une séquence montrant Tony Leung et Maggie Cheung cédant à
leur attirance réciproque, mais la scène a été coupée au
montage.
(4) Le titre
anglais a été inspiré à Wong Kar-wai par une chanson du
début des années 1940 « I’m in the mood for love » parce
qu’elle lui a semblé correspondre à l’atmosphère du film.
Acteurs,
photographie et montage
- Principaux
acteurs :
Tony Leung (梁朝伟)
Chow Mo-wan (周慕云)
Prix
d’interprétation masculine au festival de Cannes en 2000.
Maggie Cheung (张曼玉)
Su Li-zhen / Mrs. Chan (苏丽珍)
Rebecca Pan (潘迪华)
Mrs. Suen, la propriétaire (孙太太)
Note :
Le choix des trois
acteurs représente un désir de continuité avec les films
précédents de
Wong kar-wai, et en particulier avec « Nos
années sauvages ». La présence de Tony Leung et Rebecca Pan
est aussi un lien avec
« Les
fleurs de Shanghai ».
C’était la sixième
collaboration de Christopher Doyle avec
Wong Kar-wai, mais –
en raison du retard pris – il dut quitter le film à la
moitié du tournage et le travail fut poursuivi par
Mark Lee
Ping-bin, le chef opérateur de Hou Hsiao-hsien, ce qui
explique certaines similitudes dans la photographie avec
« Les
fleurs de Shanghai »)
- Direction
artistique et montage : William Chang
Prix de la
commission supérieure technique aux trois directeurs au
festival de Cannes en 2000.
Eléments
bibliographiques
- Liu Yichang
and Wong Kar-wai : In the Mood for Love, in Adapted for the
Screen, Hsiu-Chuang Deppman, University of Hawaï Press,
2010, pp 98-122.
- L’avant-scène
cinéma, dossier In the Mood for Love, septembre 2001, n°
504. Incluant le découpage du film plan par plan.
Note complémentaire
sur la chanson interprétée par Zhou Xuan
Huāyàng de niánhuá《花样的年华》
-
La chanson, texte et traduction
花样的年华,月样的精神,冰雪样的聪明。
Saison des fleurs, aura lunaire, esprit vif comme neige et
glace
美丽的生活,多情的眷属,圆满的家庭。
Vie très belle, couple aimant, famille unie.
蓦地里这孤岛*笼罩着惨雾愁云,惨雾愁云。
Voici soudain cette île solitaire* voilée d’un brouillard
fatidique, brouillard fatidique.
啊!可爱的祖国几时我能够投进你的怀抱,
Ah ! pays tant aimé, quand pourrai-je me lover en ton sein,
能见那雾消云散,重见你放出光明。
Et, le brouillard dissipé, te voir briller d’une splendeur
nouvelle.
花样的年华,月样的精神
Saison des fleurs, aura lunaire…
-
Origine
La chanson exprime toute la nostalgie de la Shanghai d’avant
la guerre. Son titre est celui du film (en chinois).
C’est à l’origine le thème musical du film hongkongais
« Endless Yearning » ou « An All-Consuming Love » (
Cháng xiāngsī
《长相思》)
réalisé par He Shaozhang (何兆璋)
et sorti début 1947.
Musique : Chen Gexin (陈歌辛).
Paroles : le romancier, poète et scénariste Fan Yanqiao (范烟桥)
À noter : Thème de Happy Birthday en introduction.
-
Explication :
gūdǎo
孤岛 :
« l’île solitaire »
Le film de He Shaozhang se passe à Shanghai pendant
la guerre contre le Japon (1937-1945). Gao Zhijian (高志坚)
est professeur, Hou Xinming (后心明)
participe à la résistance dans la clandestinité et
Li Xiangmei (李湘梅)
(interprétée par Zhou Xuan) est une étudiante au
conservatoire de musique. Quand éclate la guerre du
Pacifique, les Japonais envahissent les Concessions
qui étaient restées libres. Zhijian essaie d’aider
Xiangmei mais celle-ci ne veut pas être une charge
pour lui et s’engage comme chanteuse dans un
dancing. Zhijian est furieux, mais il est arrêté
pour avoir diffusé des idées antijaponaises parmi
ses élèves….
Cháng xiāngsī
《长相思》
affiche promotionnelle 1947 avec Zhou Xuan
Publicité pour Zhou
Xuan « la voix d’or » (金嗓子)
au moment de la sortie du film 《长相思》
Le terme d’« île solitaire » dont il est question
dans la chanson se réfère à la période de novembre
1937 à décembre 1941 : pendant cette période,
Shanghai est occupée par les Japonais, à l’exception
d’une « ile solitaire » constituée par la concession
internationale et la concession française, à l’ouest
de la boucle du Huangpu et au sud de la rivière
Suzhou (苏州河).
Cette période prend fin avec le bombardement de
Pearl Harbour, le 7 décembre 1941, qui marque le
début de la guerre du Pacifique. Les Japonais
occupent dès lors la totalité de Shanghai. L’« ile
solitaire » est « voilée dans un brouillard
fatidique ».