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Harbin et la spirale du temps sous le regard de Ji Dan
par Brigitte Duzan, 9 avril 2011, révisé 26 mars 2017
« Spiral
Staircase of Harbin » (《哈尔滨旋转楼梯》)
est un documentaire qui reflète le mode de travail
et de pensée de la réalisatrice
Ji Dan (季丹) :
il tend à tracer une peinture aussi réaliste que
possible d’un sujet appréhendé sur la longue durée.
Elle n’est pas la seule, mais elle le fait en
s’impliquant elle-même dans le sujet qui n’est plus
seulement observé mais vécu.
« Spiral
Staircase of Harbin » a été primé au festival du
film documentaire de Yamagata (mention spéciale dans
la section « Asia new currents »).
Le
documentaire comme vision à long terme
Pour
filmer ce documentaire, Ji Dan est revenue, après
trente ans d’absence, sur les lieux de son enfance
et adolescence : le quartier de Daowai (道外区),
à Harbin, un quartier en déréliction, littéralement
« hors des grands axes », ce qui pourrait aussi bien
être hors du temps. |
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Spiral Staircase of
Harbin |
Réflexion
existentielle
Le temps,
justement, est passé, et les gens qui vivent là n’ont plus
les mêmes préoccupations, ni le même mode de vie. Fidèle à
sa méthode, la réalisatrice a posé sa caméra chez deux
familles qu’elle a tranquillement regardé vivre, divisant
son documentaire en deux parties qui se répondent : la
première famille est celle d’une femme dont le mari purge en
prison une peine « pour délit économique » et dont la fille,
calmement rebelle et douée en dessin, se refuse à suivre le
chemin de tout le monde, l’université comme panacée, pour
devenir « artiste » ; l’autre famille est celle d’un homme
gravement malade qui ne sort plus de chez lui, et se bat lui
aussi pour tenter de ramener dans le droit chemin un fils
qui passe ses journées à traîner dans les cafés internet.

L’escalier comme
spirale du temps |
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Si les
milieux sont différents, la femme et sa fille étant
d’une classe sociale plus élevée que les seconds,
les soucis sont de même nature, et typiques de la
Chine moderne. L’avenir des enfants constitue la
préoccupation essentielle des uns et des autres,
mais ce sont les problèmes existentiels qui tissent
la trame fondamentale de la vie de chacun,
maintenant que les problèmes essentiels de
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subsistance ont
été résolus. Il n’est même plus question de course effrénée
à l’argent, ce que chacun désire ardemment, c’est le bonheur
dans la vie, comme tout le monde. En ce sens, le film
illustre un thème universel.
Mais pas
seulement, car il faut se replacer dans la démarche de la
réalisatrice : l’intérêt est dans l’écart, écart
entre le présent et le passé de ce quartier de Harbin,
suggéré par ce vieux bâtiment témoin d’un autre âge, et cet
escalier en spirale, passage obligé vers l’extérieur.
D’ailleurs, les
couleurs mêmes sont celles de la nostalgie et du souvenir :
teintes pastel, brumeuses, voire délavées, avec des ciels
tristes et des images souvent en contre-jour, qui reflètent,
bien plus que la tristesse ou les difficultés des
personnages, la vision de la réalisatrice face à un monde
qui n’est plus le sien.
Expression d’une
pensée
Alexandre Astruc a dit dès 1948
que l’expression de la pensée était devenue le problème
fondamental du cinéma »
.
Cette pensée, dans le documentaire de Ji Dan, est à la fois
celle du réalisateur et celle du sujet filmé, leurs pensées
étant imbriquées et s’influençant réciproquement dans un
processus typique d’une manière de faire qu’elle partage
avec d’autres grands documentaristes contemporains,
Du
Haibin (杜海滨),
Zhao Liang (赵亮),
Xu Xin (徐辛)
et autres.
Il ne s’agit plus seulement de
documenter une réalité de toute façon élusive, et
transformée par le fait même de la filmer, mais de
faire du documentaire le support d’une pensée. On
s’attache à opérer la symbiose la plus parfaite
possible avec son sujet en le filmant sur une longue
durée, puis on dégage au montage non point tellement
une ligne narrative
,
mais plutôt l’expression d’une pensée suggérée (a
posteriori) par l’expérience et le résultat du
tournage. |
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Dedans / dehors |
Il y a donc une
influence en retour du sujet sur la perception du
réalisateur. Comme l’a dit Pasolini : « Etant donné que le
cinéma représente la réalité, il finit par renvoyer à
l’étude de la réalité. »
Réalité ?
Objectivité ? Art !
On ressent
cependant un jeu insidieux avec la réalité qui ne tient pas
à la reconstitution ou non d’une ligne narrative, mais bien
aux personnages eux-mêmes et à leur attitude sous l’œil de
la caméra, surtout dans le cas du couple de la seconde
partie.
Les séquences
montrant le malade aux prises avec ses maux de tête, son
sentiment aigu de la mort, et généralement sa philosophie de
l’existence, et de plus en plus violent dans ses rapports
avec sa femme au fur et à mesure que s’aggrave sa santé,
semblent superbement mises en scène, et l’homme donne
l’impression de jouer son rôle. Quel merveilleux acteur ! se
prend-on à penser, d’autant plus que les cadrages, les
photos en lumière tamisée ajoutent une impression
d’irréalité.
On pense aux
théories sur le réalisme dans le documentaire, la
subjectivité de la caméra ; comme dit
Sha
Qing, à quoi bon tous ces discours: un
documentaire est une création artistique
.
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