« Mystery » de Lou Ye : le retour raté de l’enfant prodigue
par Brigitte
Duzan, 19 février 2013
Depuis
2006,
Lou Ye (娄烨)
était interdit en Chine, pour avoir bravé les
censeurs et défié les autorités de contrôle du
cinéma en présentant « Une jeunesse chinoise » (《颐和园》)
au festival de Cannes sans autorisation. En 2011,
son purgatoire terminé, désireux de retrouver ses
racines et son public, il est revenu tourner en
Chine, avec un scénario approuvé par le Bureau du
cinéma.
« Mystery »
(《浮城谜事》)
a été présenté en mai 2012 en sélection officielle
au festival de Cannes, dans la section ‘Un certain
regard’. Cependant, un mois avant la sortie du film
en Chine, le 19 octobre, les autorités de contrôle
sont revenues sur leur autorisation initiale et
demandé des modifications. Elles ont également
dénoncé l’accord de coproduction avec la productrice
française, compromettant l’équilibre financier du
film. La sortie en France reste cependant prévue le
20 mars 2013.
Mystery
Lou Ye est
toujours sous surveillance, dans des conditions de contrôle
et de censure de plus en plus difficiles à appréhender.
Une thématique
sociale plus qu’une intrigue policière
« Mystery »
part d’un scénario dans l’air du temps, imaginé à
partir de trois histoires trouvées sur internet par
Mei
Feng (梅峰), le scénariste de
Lou Ye depuis « Purple Butterfly » (《紫蝴蝶》),
il y a dix ans. Il s’agit là d’un processus qui se
développe en Chine actuellement, la littérature
publiée sur internet ou les informations y circulant
devenant une source importante d’inspiration pour
des films que l’on veut en prise avec la réalité
quotidienne (1).
Intrigue
policière et peinture sociale
L’idée de
départ vient du récit des déboires d’une épouse
tranquille, Lu Jie (陆洁),
qui découvre un jour par hasard que son mari, Qiao
Yongzhao (乔永照),
la trompe. Or le corps de la jeune femme est
découvert quelque temps plus tard au bord d’une
autoroute. Refusant de croire à un banal accident,
la police ouvre une enquête… Se greffe ainsi sur le
récit initial une intrigue policière.
Mystery, affiche pour
le festival de Cannes
Mais cette intrigue
est le prétexte à une peinture des dérives de la société
chinoise contemporaine, où chacun est soumis à de telles
pressions que l’une des solutions pour y échapper est de se
créer une double vie. Le thème du double est ainsi l’un des
thèmes de base du film, avec en toile de fond les thèmes
plus habituels : désert affectif et perte de repères d’une
société en pleine mutation, surtout dans les grandes villes.
Wuhan, ville
emblématique
Le scénariste Mei Feng
Le film est
tourné dans une ville emblématique à cet égard : la
grande métropole de l’intérieur qu’est Wuhan,
qui apparaît comme doublement symbolique : c’est
d’une part le symbole de la Chine dans son
ensemble ; mais Wuhan est aussi une vaste mégalopole
née de la fusion de trois villes différentes -
Wuchang (武昌),
vieux centre universitaire, Hanyang (汉阳)
à flanc de colline de l’autre côté de la rivière
Han, et Hankou (汉口)
où se trouvaient la plupart des concessions
étrangères, et où est situé aujourd’hui le centre
des affaires.
Or ces
trois entités urbaines ont conservé des identités
propres qui ne se mêlent pas ; il en résulte pour
Wuhan un manque d’unité, une identité fragmentaire y
compris dans la composition sociale, qui correspond
à la thématique du film et la sous-tend.
Par
ailleurs, Wuhan est une ville noyée dans une brume
persistante, née du fleuve et d’une terre gorgée
d’eau.
Lou Ye
filme le brouillard et la pluie avec insistance, une
pluie qui
semble s’infiltrer partout, dans les moindres
interstices et jusqu’au fond des âmes – et qui est
comme une autocitation, une référence à « Suzhou
River ». Les photos du chef opérateur Zeng Jian
(曾剑)
sont aussi désolées que celles de
« Nuits
d’ivresse printanière » dont
il avait aussi signé la photographie ; l’atmosphère
est très semblable.
Musique
atmosphérique de Zhao Ze
Elle est
renforcée par la musique de Zhao Ze (沼泽)
qui vient
compléter celle du compositeur habituel de Lou Ye,
Peyman Yazdanian. Zhao Ze a signé les deux thèmes
musicaux, repris d’albums déjà parus : celui du
début, « petite musique pour entrer dans un rêve » (《入梦令》),
et celui de la fin, « Frayeur » (《惊惶》),
l’un des clips les plus populaires de ce musicien.
Le chef opérateur Zeng
Jian
《入梦令》
喧嚷的街
Brouhaha de la rue
灰黯雨 Pluie couleur de
cendre
都沉默了不语 Partout le silence
该往哪里去 Mais où donc aller
恍恍惚继续 Poursuis sans plus penser
入梦里 Jusqu’aux confins
du rêve
谁与你相遇 Où t’attend l’inconnu
随浪花飘零 Porté par l’écume des vagues
何处是结局 Sans savoir ton point de chute.
Références aux
films précédents
Hao Lei dans « Mystery
»
Tout est
fait pour que « Mystery » s’insère dans la
continuité des films précédents de Lou Ye, et
d’abord par le choix des acteurs. L’actrice
principale, Hao Lei (郝蕾),
qui interprète Lu Jie (陆洁),
vient d’ « Une jeunesse chinoise » ; l’acteur
principal, Qin Hao (秦昊),
dans le rôle de Qiao Yongzhao (乔永照),
était l’un des interprètes masculins de
« Nuits
d’ivresse printanière ».
Les affiches soulignent ce point. Il y a en outre
une grande continuité dans la photographie, d’ « Une
jeunesse
chinoise » à « Mystery », en passant par « Nuits
d’ivresse ».
Couplée au thème de
l’eau (et de la pluie), qui évoque « Suzhou River » et donc
l’ambiguïté identitaire qui est au centre de ce film, la
référence aux deux autres films a une
signification supplémentaire : elle apporte une note
émotionnelle et sensuelle qui vient en contrepoint de la
violence affichée à l’écran. « Mystery » se présente comme
l’un des films les plus complexes de Lou Ye.
Difficultés de
réalisation et production
Lou Ye est rentré
en Chine plein d’enthousiasme, prêt à se soumettre aux
conditions de censure. Les choses se sont relativement bien
passées au départ, mais se sont détériorées peu avant la
sortie du film en Chine.
Autorisation du
scénario, puis volte face
Lou Ye a dû
soumettre son scénario entier au Bureau du cinéma,
et le processus a pris cinq mois, au lieu d’une
trentaine de jours normalement. Mais finalement,
après quelques modifications mineures, le film est
sorti à Cannes avec le logo officiel du SARFT
(l’administration de contrôle du cinéma et de la
télévision). Cela ne s’était pas produit depuis
« Purple Butterfly », en 2003. La productrice
chinoise de Lou Ye, Nai’An (耐安),
a négocié et accepté les compromis nécessaires (2).
Publicité avec rappel
explicite des films précédents
Ainsi, pour la
diffusion en Chine, un bref carton a été inséré au générique
de fin indiquant que les deux personnages responsables du
crime ne s’en tireraient pas sans punition et seraient
dûment arrêtés par la police. La morale est sauve.
Cependant, un mois
avant la sortie du film en Chine, le 19 octobre 2012, les
autorités de contrôle ont fait savoir qu’elles demandaient
des modifications supplémentaires. Le film étant déjà monté,
il était impossible de faire des coupes ; les séquences
incriminées sont donc sorties fondues au noir.
Scènes du film
Le plus grave a
concerné les accords de coproduction qui liaient la partie
chinoise et la productrice française, Kristina Larsen,
directrice des Films du lendemain. Ils ont été dénoncés le 8
septembre, la veille de la conférence de presse annonçant la
sortie du film en Chine.
C’est le Bureau du
cinéma de Pékin qui a signifié la volte face à Lou Ye. Il
semble donc s’être produit un désaccord au sein des
autorités de contrôle, au moins en apparence, car cela peut
recouvrir aussi une tactique de contournement des accords
initiaux. Quoi qu’il en soit, le revirement chinois a mis
les Films du lendemain dans une situation difficile car la
rupture des accords de coproduction signifiait que les aides
à la diffusion prévues dans ce cadre ne pourraient être
touchées.
Scènes du film
Raidissement de Lou
Ye
Agacé, Lou Ye a
décidé de porter l’affaire à la connaissance du public en
publiant les nouvelles exigences des autorités sur Weibo
(l’équivalent de Twitter).
C’est
malheureusement un exemple type de la situation de non droit
qui sévit en Chine. Même après signature d’un accord, on
n’est jamais sûr que les termes en seront respectés…. et
encore moins dans le domaine du cinéma où la complexité des
différents niveaux de censure et de contrôle peut toujours
permettre à un bureau local de revenir sur une décision
prise ailleurs.
Mais il est
possible aussi que, un scénario étant toujours peu ou prou
modifié au tournage, la version finale du film projeté à
Cannes n’ait pas plu aux censeurs….
Mais finalement un
film incohérent
Tout ce qui précède
participe du battage médiatique autour de Lou Ye et de son
film, soutenus par des poids lourds du cinéma français,
toujours prêts à défendre le cinéaste qui brave les
interdits.
Après une première
séquence coup de poing, le film s’enlise très vite dans une
incohérence qui tient à sa conception même. Lou Ye a voulu
racoler à la fois le public occidental et le public chinois
en donnant à chacun ce qui lui plaît statistiquement :
adultère et corruption d’un côté (la fameuse thématique
sociale), intrigue policière et violence de l’autre (à la
mode dans le cinéma chinois actuellement, même si la
violence y est sérieusement contrôlée).
Le résultat est un
scénario peu crédible, qui joue sur une violence gratuite,
et surtout qui pèche plus que jamais par une peinture
superficielle des caractères et un traitement simpliste de
la réalité sociale ; tous les clichés sont réunis : de la
politique de l’enfant unique et du désir d’avoir un fils à
la corruption des policiers en passant par le relâchement
des mœurs et la multiplication des affaires extraconjugales.
La valeur de
« Suzhou River » tenait au traitement elliptique de sa ligne
narrative renforcé par l’image. Avec « Mystery », Lou Ye est
arrivé au bout du chemin qui l’a mené vers un réalisme de
plus en plus cru. Il ne semble pas capable de le maîtriser
avec grâce et profondeur.
On n’en finissait
pas d’espérer le prochain film de Lou Ye en pensant enfin
retrouver l’auteur génial de « Suzhou River ». C’était une
illusion, brillamment entretenue. Il faut en faire le deuil
et tourner la page.