« Nuits d’ivresse printanière » de Lou Ye : plus automnal
que printanier
par Brigitte
Duzan, 17 mai 2009, révisé 18 février 2013
Tourné en catimini à Nankin, sorti en fanfare à
Cannes, en mai 2009,
« Nuits d’ivresse printanière » (《春风沉醉的晚上》)
n’a pas convaincu, même s’il a obtenu le prix du
meilleur scénario.
C’était la
troisième fois qu’un film de
Lou Ye (娄烨)était
présenté à Cannes en sélection officielle, après
« Purple Butterfly » en 2003, et « Summer Palace »
(ou « Une jeunesse chinoise ») en 2006. « Nuits
d’ivresse printanière »présente en fait les
mêmes qualités, mais surtout les mêmes faiblesses
que les films précédents du réalisateur.
Un film sous l’égide de Yu Dafu
« Nuits
d’ivresse printanière » est une sombre histoire qui
commence à trois, et se poursuit à trois, mais ce ne
sont plus les mêmes. Une jeune épouse soupçonne son
mari d’avoir une affaire extra-conjugale et le fait
donc suivre par un chômeur rétribué pour l’occasion,
Elle
Nuits d’ivresse,
affiche chinoise
ne se trompait pas, mais il s’agit d’un amant…
Affiche française
Avant
d’étudier le scénario, il faut cependant s’arrêter
d’abord sur le titre du film car il est révélateur
des intentions du cinéaste. Son film n’est pas une
adaptation de la nouvelle éponyme de Yu Dafu (郁达夫),
mais se place dans un contexte référentiel qu’il
faut préciser.
Ce titre
poétique, « Nuits d’ivresse printanière » (《春风沉醉的晚上》),
est emprunté à une nouvelle de Yu Dafu datant de
juillet 1923, c’est-à-dire au retour de l’écrivain à
Shanghai (1). L’inspiration s’arrête au titre car
l’histoire elle-même n’a strictement rien à voir ;
la nouvelle fait partie des écrits « aux couleurs
sociales » de l’auteur (2).
Il y est
question d’un intellectuel très pauvre qui vivote de
quelques traductions de temps en temps ; faute de
pouvoir payer son loyer, il déménage dans un taudis
où il se lie d’amitié avec une toute jeune ouvrière
qui y vit seule, en travaillant dans l’usine voisine
de
cigarettes. Le titre est emprunté à une phrase de la
troisième partie où est décrite l’ivresse que
procure au jeune intellectuel l’arrivée du
printemps.
Ce qui est
important, c’est la référence à Yu Dafu,
auteur qui a fait scandale en son temps pour sa
liberté d’expression ; c’était en effet un écrivain
emblématique des années 1920-30, période d’intense
fermentation intellectuelle liée à la libération
spirituelle opérée par le mouvement dit « du 4 mai »
(3). Dans un entretien avec l’hebdomadaire Shidai
Zhoukan (时代周刊),
Lou Ye a mis l’accent sur ce legs historique, en
rattachant son film à une tradition d’individualisme
propre à cette époque. Cela va en fait bien au-delà.
Yu Dafu a été pendant un temps membre de la société
des écrivains de gauche, et a écrit des histoires
« aux couleurs socialistes » (社会主义色彩),
dont, justement, la nouvelle qui
Photo de Lou Ye avec
l’actrice Tan Zhuo
au festival de Cannes
Photo de l’acteur
Cheng Sicheng
avec Tan Zhuo à Cannes
porte le même titre que le film. Mais
il
est surtout célèbre pour ses écrits sulfureux,
décrivant, avec luxe détails pour l’époque, des
expériences intimes où la sexualité tient une
place importante. Il a fait scandale dès 1921, avec
la publication de son premier livre, « Noyade » (《沉沦》
chénlún).
Son ami Zhou Zuoren (周作人),
le frère de Lu Xun (魯迅),
l’a alors défendu en disant que, d’une part,
l’érotisme du roman avait un but artistique qui
était de lutter contre la morale conventionnelle,
et, d’autre part, que les théories de Freud
faisaient de la sexualité un important élément
créatif.
Pour
Yu Dafu et ses amis, la répression sexuelle allait
de pair avec la répression sociale et économique qui
prévalait à l’époque en Chine, et lutter contre elle
équivalait à dénoncer l’hypocrisie de la société
chinoise. Lou Ye se place donc dans une optique
similaire, transposée à notre époque, c’est-à-dire
en allant beaucoup plus loin dans les revendications
de libération sexuelle, et sociale en général.
Une
atmosphère plus automnale que printanière
Pour
illustrer sa revendication de liberté
inconditionnelle, Lou Ye a choisi le terrain de
l’homosexualité masculine, comme emblème de
répression, à l’heure actuelle, en Chine. Il fait
beaucoup d’efforts pour présenter son film comme une
ode à l’amour sous toutes ses formes et l’expression
de la complexité des sentiments, mais ce discours a
du mal à passer. Si beaucoup de critiques et
commentateurs ont reproché au film de ne pas
émouvoir, c’est justement que le propos est
ailleurs.
Photo de Lou Ye avec
Tan Zhuo et Qin Hao à Cannes
La référence à la
nouvelle de Yu Dafu au début du film
Le
choix de l’homosexualité masculine comme emblème de
libération a enfermé Lou Ye dans un sujet qu’il
maîtrise mal, tout comme ses acteurs. Pour les aider
à concevoir leurs rôles, il leur a projeté « My Own
Private Idaho » et « Macadam Cowboy » ; les
références sont donc américaines, il aurait pu
ajouter le « Brokeback Mountain »d’Ang
Lee (李安).
Il
est
certain qu’il a évité la crudité monomaniaque de
Cui Zi’en (崔子恩),
mais son thème reste illustratif.
Le film
commence sur une route, que suivent deux hommes ;
ils vont se cacher dans une petite cabane isolée où
la caméra les filme dans une brève mais intense
scène sexuelle. Un troisième homme, cependant, est
témoin de la scène et les prend en photo. Car l’un
des deux amants, Wang Ping (王平),
est marié et sa femme,
soupçonnant son mari de la tromper, a embauché un
chômeur, Luo Haitao (罗海涛),
pour le
suivre.
Scènes en demi-teintes
Suffoquée,
l’épouse tente de comprendre, mais laisse
éclater sa colère quand Wang Ping apprend qu’elle l’a fait
suivre et le lui reproche. Elle va jusqu’à l’humilier sur
son lieu de travail, sur quoi il se suicide. Restent Luo
Haitao (罗海涛)
et l’amant
Jiang Cheng (姜城)
qui se découvrent brusquement une attraction inattendue mais
fatale l’un pour l’autre, le scénario obliquant dès lors
vers une autre liaison incongrue à trois, la petite amie
dépressive de Jiang Cheng cherchant à le conserver en
acceptant la situation…
Photos lumineuses au
début
Conçu avec la scénariste Mei Feng(梅峰),
ce
scénario a beaucoup des faiblesses de ceux des films
précédents de Lou Ye. Il est basé sur une série de
retournements sentimentaux qui ne sont pas fondés et
ne paraissent que peu plausibles, le tout donnant
une impression très superficielle. En outre, le
dessein initial est abandonné en cours de route : la
fièvre printanière qui entraîne les protagonistes au
début se transforme ensuite en mélancolie automnale
tournant
à la dépression au fur et à mesure que progresse la seconde
liaison triangulaire. C’est
exactement l’inverse de ce qui se passe dans la
nouvelle de Yu Dafu : réduit à ne plus sortir que de
nuit pour éviter la honte de se montrer avec un
manteau usé jusqu’à la corde, le malheureux
narrateur est revivifié par les premières effluves
du printemps.
La
musique du compositeur iranien Peyman Yazdanian, qui
a également signé celle du film précédent de Lou Ye,
« Une jeunesse chinoise »,
Atmosphère
crépusculaire
tente de
donner de la couleur à ce scénario. On sent l’influence du
film de
Wong Kar-wai « Happy
Mélancolie
Together », mais Lou Ye n’est pas Wong Kar-wai : la
musique reste une décoration extérieure à son film,
non une partie intégrante et signifiante.
Quant
aux acteurs, ils flottent un peu eux aussi, les
trois restants finissant par s’enliser dans
l’atmosphère automnale : Qin Hao (秦昊)
dans le rôle de Jiang Cheng (4),
Chen Sicheng (陈思成)
dans celui de Luo Haitao et la jeune Tan Zhuo (谭卓)
dans celui, atone, de la petite amie du précédent.
Une
revendication de liberté inconditionnelle
Alors qu’il
était interdit de tournage en Chine, Lou Ye a quand même
tourné à Nankin, en catimini et en numérique, sur un sujet
totalement tabou, pour bien montrer sa liberté d’artiste.
D’un
budget global de 1,5 million d’euros, « Nuits
d’ivresse printanière » a eu beaucoup de mal à
trouver son financement. Il a été produit par la
société de production de Lou Ye, Dream Factory,
associée à celle de Sylvain Bursztejn, Rosem Films.
Il a en outre bénéficié d’aides diverses, en France,
en particulier : il a reçu 120 000 € du Fonds Sud,
destiné à soutenir les œuvres étrangères sous
l’égide du Quai d’Orsay, et 70 000 € de la région
Ile-de-France, sous le prétexte qu’il a été réalisé
en numérique (puis transféré en 35 mm).
Lou Ye
bénéficie d’appuis inconditionnels en Occident,
prêts à soutenir toute manifestation d’indépendance
artistique. Il n’est pas certain que ce soit là un
service qui lui est rendu : Lou Ye a fini par se
couper de son public, chez lui en Chine, et se
trouve marginalisé dans une position rimbaldienne de
défi qui semble plus juvénile que réfléchie.
Qin Hao posant devant
l’affiche à Cannes
Comme à chacun
de ses films, on se demande avec toujours autant de
curiosité ce qu’il va faire à partir de là.