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« Caught in the Web » : une satire sociale réussie signée
Chen Kaige
par Brigitte
Duzan, 18 mai 2013
Sorti en
juillet 2012 en Chine, « Caught in the Web » (《搜索》) reflète l’une des tendances principales du cinéma chinois actuel : le
commentaire de l’actualité dans un but de satire
sociale. Souvent ironique, parfois violent, le thème
est ici traité par
Chen Kaige (陈凯歌)
dans un genre romantique et tragique qui n’exclut
cependant pas l’ironie.
Un sujet
moderne
Dix ans
après « L’enfant au violon » (《和你在一起》), en 2002, Chen Kaige revient donc vers un sujet d’actualité et un
problème de société, entreprise bien plus difficile,
a-t-il dit, que de traiter un sujet historique. Mais
ce sont aujourd’hui, en Chine, des thèmes porteurs.
Celui choisi par Chen Kaige l’est d’autant plus
qu’il touche particulièrement la frange de
population urbaine, jeune et branchée, qui est le
public de choix que la plupart des cinéastes chinois
cherchent à cibler.
Adaptation
d’un roman publié sur internet |
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L’affiche chinoise
avec les principaux personnages |
La romancière Wen Yu |
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Le scénario
est adapté du troisième roman d’une de ces jeunes
romancières qui ont accédé à la notoriété en
publiant leurs écrits sur internet : Wen Yu (文雨),
joli nom de plume de Zhang Wenxuan (张雯轩). Portant le même titre chinois que le film, le roman était à l’origine
intitulé « Please Forgive Me » (《请你原谅我》) et a été publié en 2007 sur le site « La cité littéraire de Jinjiang »
(“晋江文学城”).
Le
scénariste est
Tang Danian (唐大年), l’un des meilleurs scénaristes de la sixième
génération : à sa sortie de l’Institut du cinéma de
Pékin, en 1989, il a commencé par écrire un scénario
pour le film de 1990 de
Zhang Nuanxin (张暖忻)
« Good Morning, Beijing » (《北京,你早》) et
a été l’un des co-scénaristes de « Beijing
Bastards » (《北京杂种》)
; c’est lui, aussi, qui, dix ans plus tard, a écrit
le scénario de
« Beijing
Bicycle » (《十七岁的单车》)
pour
Wang Xiaoshuai (王小帅).
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Il a décrit
à merveille les affres et les doutes d’une jeunesse
déboussolée ; il est aujourd’hui l’un des
meilleurs scénaristes chinois de la réalité urbaine.
Une
histoire tragique de traque sur internet
L’histoire
de « Caught in the Web » est celle d’une jeune
femme, Ye Lanqiu (叶蓝秋), qui sort bouleversée de l’hôpital où l’on vient de lui annoncer
qu’elle a un cancer qui ne lui laisse pas grande
chance de survie ; sous le choc, elle reste figée
sur son siège dans le bus, sans laisser sa place à
un vieil homme debout à ses côtés, malgré les
injonctions de la contrôleuse.
Or, une
jeune journaliste stagiaire témoin de la scène la
prend en |
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Le scénariste Tang
Danian |
photo, et
les clichés sont ensuite avidement diffusés à la télévision,
relayée par internet : c’est un sujet en or pour la
chaîne de
télévision où travaille sa sœur, Chen Ruoxi (陈若兮), qui l’a fait embaucher. L’affaire grossit, l’opinion publique s’en
empare, poussée par les journalistes.
Chen Kaige avec Gao
Yuanyuan et Marc Chao |
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Cette
première ligne narrative est doublée de deux autres
: la vie et la personnalité de Chen Ruoxi et celles
du patron de l’entreprise où travaille Ye Lanqiu,
Shen Liushu (沈流舒).
Les divers fils de ces narrations sont subtilement
croisés par le biais de deux personnages clés : le
copain de la journaliste que Lanqiu embauche pour
lui servir de garde du corps alors qu’elle prend la
fuite pour échapper aux médias, et la femme du
patron, jalouse de Lanqiu qu’elle croit être la
maîtresse de son mari. |
Alors que le
préambule est à peine vraisemblable, et qu’on a du mal à
croire à une telle traque pour une raison aussi futile,
l’intrigue est ensuite remarquablement bien menée, avec des
personnages très bien campés, et débouche sur une superbe
histoire d’amour qui finit mal, sans tomber dans le mélo.
Prétexte à satire
sociale
Le film est
évidemment une dénonciation des dangers et des excès
de la télévision, et surtout d’internet, dans un
pays où les internautes ont tendance à assumer le
rôle de justiciers en l’absence d’un système
judiciaire adéquat. Il y a déjà eu des problèmes du
même genre, rapportés par la presse chinoise. Cela a
même un nom, maintenant : la traque de la chair
fraîche (搜肉).
Mais cette
première critique déborde sur une satire de la
société urbaine, et tout particulièrement de sa
frange la plus aisée, du patron qui ne vit que pour
les succès |
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Le casting au complet
De g. à d. Mark Chao,
Chen Ran, Wang Luodan, Gao Yuanyuan, Chen Kaige,
Chen Hong, Wang Xueqi and Yao Chen |
remportés dans son
entreprise, à sa femme considérée comme un gadget ornemental
à exhiber pour renforcer les chances de remplir un contrat,
en passant par le milieu pourri du journalisme à sensation,
et une opinion publique facile à manipuler, dans un sens ou
un autre.
Il faut savoir gré
au scénariste d’avoir su garder à cette satire un caractère
léger, grâce à un humour très fin dans la peinture de
certains caractères, du patron à sa femme et à sa
secrétaire.
Un film superbement
interprété et mené
Chen Kaige et son
épouse, l’actrice/productrice Chen Hong |
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Le film
garde un rythme soutenu d’un bout à l’autre, avec
quelques envolées poétiques et romantiques qui
restent maîtrisées. Mais une bonne partie de sa
réussite tient à l’interprétation, par une série
d’excellents interprètes, outre son épouse et
collaboratrice de longue date, Chen Hong (陈红),
qui joue dans le film et en est la productrice.
Le rôle de Ye Lanqiu est interprété avec sa finesse
habituelle par Gao Yuanyuan (高圆圆),
célèbre pour son interprétation de
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Qing Hong dans
« Shanghai
Dreams » (《青红》) de
Wang Xiaoshuai (王小帅).
Côté masculin, c’est l’acteur taïwanais Mark Chao (赵又廷) qui joue le rôle pivot du copain de Ruoxi ; c’est lui qui tenait le
rôle principal dans le grand succès taiwanais de 2009,
« Monga » (《艋舺》)
de Doze Niu (钮承泽),
et c’est lui qu’a aussi choisi
Zhao
Wei (赵薇)
pour être l’acteur principal de son premier film,
« So Young » (《致青春》) ;
c’est un acteur fin et sensible.
Quant à
Ruoxi, elle est interprétée
par Yao Chen (姚晨), comédienne qui est aussi une ‘microbloggeuse’ célèbre avec plus de
vingt millions de fans, et qui est donc d’autant
plus crédible dans son rôle. Mais celui qui domine
tout le casting est un acteur qui a joué dans un
grand nombre de films de Chen Kaige, depuis « La
terre jaune » (《黄土地》)
et « La Grande Parade » (《大阅兵》) : Wang Xueqi (王学圻). C’est lui qui interprète ce Shen Luoshu à la fois humain et totalement
asentimental qui est l’une des trouvailles du
scénario.
Le film a
été tourné au dernier trimestre 2011 à Ningbo, dans
le Zhejiang, bien que sensé se passer dans le centre
de la Chine ; il aurait aussi bien pu se passer à
Pékin : il est en fait situé dans une zone indéfinie
qui en renforce le caractère universel de fable
morale moderne. C’est certainement l’un des
meilleurs films de Chen Kaige depuis longtemps, et
l’un des meilleurs parmi ceux sur les sujets de
société qui sont actuellement en train de se
multiplier en Chine. |
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Wang Xueqi |
Derek Elley a
résumé en quelques mots ce qui constitue sa principale
force, en soulignant le graduel changement de ton vers le
milieu du film :
“Chen has come
late in the game dealing with the social and ethical
contradictions of life in modern-day China, but Web more
than makes up for lost time. Densely plotted across its two
hours' running-time, the film starts as a black comedy on
the destructive power of modern media (especially China's
internet discussion boards) but from its midway point
gradually morphs into a complex web of love and ambition,
both gained and lost."
Le sentiment final
que l’on retire du film est celui d’une sorte de descente
aux enfers d’où personne ne ressort indemne, un fiasco d’où
chacun émerge avec une immense responsabilité et une vie à
reconstruire.
Bande annonce
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