« Mr No
Problem » : formidable premier film de Mei Feng
par Brigitte Duzan, 28 mai 2017
Comédie de mœurs en noir et blanc,
allégorie politique et ascèse stylistique, « Mr No
Problem » (《不成问题的问题》)
a remporté le prix de la meilleure contribution
artistique au festival de Tokyo en octobre 2016 et,
le mois suivant, celui de la meilleure adaptation
d’une œuvre littéraire au 53ème festival
du Golden Horse, où le prix du meilleur acteur était
décerné à
Fan Wei (范伟).
On ne saurait trouver meilleure synthèse des
qualités de ce premier film de
Mei Feng (梅峰)
qui se révèle dès l’abord aussi bon metteur en scène
qu’il était scénariste.
Adaptation d’une nouvelle de Lao She
Le scénario, d’abord, reflète la formation
littéraire de Mei Feng. Coécrit avec le scénariste
Huang Shi (黄石),
il est adapté d’une nouvelle éponyme de Lao She (老舍)
écrite pendant la guerre à Chongqing, et
initialement publiée en feuilleton dans le Da Kung Pao (《大公报》)
de la ville en janvier 1943.
Mr No Problem
Le scénario
Le scénario est en
trois parties, comme la nouvelle dont il suit assez
fidèlement la trame narrative et reprend les principaux
personnages
[1].
La différence initiale tient à l’atmosphère que Lao She pose
tout de suite, dans les cinq premiers alinéas de son récit,
avec la description de la ferme où se déroule l’histoire,
comme un havre de paix au milieu de l’enfer de la guerre et
des bombardements qui ont lieu ailleurs… Le film n’y fait
que brièvement allusion, au cours d’un dialogue ; tout est
fait pour donner l’impression de temps suspendu.
Chaque partie a pour titre le nom d’un personnage, à
commencer par Ding Wuyuan (丁务源),
ou directeur Ding (丁主任),
gérant du domaine agricole au centre de la narration : celui
de Shuhua (树华农场),
à une quinzaine de kilomètres de Chongqing.
1.
Ding Wuyuan
丁务源
Ding Wuyuan a été embauché il y a quelque six mois par le
propriétaire Xu Ruhai et son associé/actionnaire Tong
Jinxian pour gérer leur ferme. Le problème est que la
propriété est déficitaire malgré la richesse du lieu, qui
produit des légumes, des fruits et de la volaille réputés ;
Lao She clôt sa description initiale idyllique de la ferme
par cette simple phrase :
然而,树华农场赔钱。
Et pourtant le domaine de Shuhua était déficitaire.
Dans le film, ce n’est au départ qu’une rumeur. Tong Jinxian
s’en plaint à Xu Ruhai, d’autant plus que la dot de sa fille
est en jeu. Mais le propriétaire Xu, lui, élude le problème,
et, en privé, avec sa troisième épouse, affiche même un
certain mépris pour ces considérations bassement financières
: ils sont tous deux plus sensibles au fait qu’ils ne
manquent de rien, étant gracieusement approvisionnés par le
futé directeur Ding en gâteries précieuses en ces temps de
guerre.
Fan Wei dans le rôle
de Ding Wuyuan, avec Shi Yihong
dans celui de la 3ème
épouse du propriétaire
Quant à celui-ci, il gère le domaine en patriarche
bienveillant, se conciliant l’amour du personnel en
fermant les yeux sur leurs larcins, voire en les
encourageant, comme il ne dédaigne pas de se joindre
à leurs parties de mahjong, en les déplumant au
passage. Le comptable s’arrache les cheveux en
voyant les profits s’envoler au gré des pillages
nocturnes des braves ouvriers agricoles, et en se
demandant comment boucler les fins de mois et payer
tout le
monde, et rendre compte au terrible TongJinxian. Ce qui,
pour le directeur Ding, n’est jamais un problème.
Sur quoi arrive un hôte inattendu…
2.
Qin Miaozhai
秦妙斋
Qin Miaozhai arrive à l’improviste en se clamant artiste, et
artiste « total », peintre, poète, calligraphe et autres. Il
impressionne le directeur Ding, mais aussi la fille de
l’actionnaire, qui se pique d’être peintre elle-même. Le
retors directeur Ding voit aussitôt un allié en puissance
dans ce personnage louche mais flamboyant et flagorneur,
dans lequel le comptable ne voit, lui, qu’un filou avéré qui
ne paie pas son loyer et se fait entretenir gratis.
Il finit par déclencher une catastrophe qui fait perdre la
face à tout le monde et a pour conséquence de convaincre
l’actionnaire Tong de la nécessité de remplacer Ding Wuyuan
par un directeur plus compétent.
3.You Daxing
尤大兴
Arrive alors You Daxing, avec son épouse. Diplômé
d’une prestigieuse université étrangère, il est le
type même du manager moderne, efficace et sans
l’ombre d’un sentiment. Il met en huit jours la
ferme en ordre, après avoir viré les trois ou quatre
employés pris à voler des œufs la nuit. Ce qui le
fait détester de tous, et en particulier de Qin
Miaozhai auquel il a intimé l’ordre de vider les
lieux, pendant que Ding Zhuren s’est éclipsé « pour
régler quelques affaires » à Chongqing.
Visite à la ferme
(Wang Zitong et Shi Yihong)
Autant dire qu’il laisse les choses se décanter. Quand il
revient, le propriétaire a été convaincu par sa femme de le
nommer directeur adjoint pour calmer la révolte des ouvriers
agricoles, attisée par Qin Miaozhai. Celui-ci semble avoir
consolidé sa position, mais c’est compter sans le caractère
profondément retors du dénommé Ding qui ressort grand
vainqueur de la crise.
Une fable désenchantée
La nouvelle se lit comme une fable sur l’état de la Chine en
pleine guerre, le film transpose la fable en allégorie
socio-politique du temps présent.
Le chanteur Zhang Chao
dans le rôle de « l’artiste » Qin Miaozhai
Lao She se place dans la continuité du mouvement du
4 mai, et de son mouvement de modernisation sans
lendemain. Sa nouvelle reflète le désenchantement
qui transparaît dans les dernières nouvelles de Lu
Xun, celles du recueil ‘Errances ‘ (《彷徨》)
datant de 1924-1925
[2].
C’est la même désillusion, mais ici sur fond de
guerre, à un moment de crise nationale.
Le domaine agricole de Shuhua est un microcosme où
s’affrontent forces du
progrès et résistance de la tradition, celle-ci s’avérant
bien plus forte, car ancrée dans les esprits, les modes de
vie, toute une esthétique sociale contre laquelle ne peut
lutter une modernité se voulant rationnelle et efficace,
mais ressentie comme une agression.
Allégorie du pouvoir aussi, le film reprend l’autre thème
dominant de la nouvelle : la force conférée par les liens et
réseaux sociaux, acquis au gré de cadeaux gracieux et
attentions répétées, et le soin apporté à peaufiner sa
‘face’, qui doit inspirer le respect nécessaire pour
justifier de son ascendant sur son entourage Mais c’est un
travail de tous les instants, dont le succès n’est jamais
assuré, les alliés apparemment les plus sûrs pouvant décider
de retirer leur confiance à l’impétrant qui devient un
obstacle encombrant : Qin Miaozhai est éliminé quand il est
réduit à n’être plus qu’un handicap pour Ding Wuyuan, qui le
remplace avantageusement.
Les « élites » mêmes sont dépeintes en termes
dialectiques : le propriétaire hédoniste, préférant
jouir du plaisir de l’opéra avec sa troisième
épouse, opposé au financier pré-capitaliste qui
semble tombé tout droit du « Minuit » (《子夜》)
de Mao Dun (茅盾)
[3].
C’est la tradition qui l’emporte car personne n’est
prêt à abandonner les joies qu’apporte l’existence
au jour le jour, un repas partagé, une cigarette
échangée, ou les plaisirs simples de parties de
mahjong grapillées sur le temps de travail. « La vie
est là, simple et tranquille » comme l’a dit
Verlaine, surtout quand ce qui vient de la ville
n’est pas une rumeur paisible, mais le bruit des
bombardements.
Un film comme une peinture à l’encre
Esthétique du noir et blanc
On a vu récemment déferler de Chine une vague de
films en
Liang Tingwei dans le
rôle de Shousheng,
le fidèle serviteur
noir et blanc, dont l’esthétique est chaque fois étudiée en
fonction du thème et du caractère du film. La vague en
question a commencé avec le
« Tharlo »
(《塔洛》)
de
Pema
Tseden,
et s’est poursuivie avec, entre autres, « Knife in the Clear
Water » (《清水里的刀子》)
de
Wang Xuebo (王学博)
[producteur de « Tharlo »] et
« The
Summer is Gone » (《八月》)
de
Zhang Dalei (张大磊),
tous deux des premiers films, aussi.
Pour préparer le film, Mei Feng a étudié les archives et les
films de la période, et a choisi le noir et blanc comme
étant une caractéristique essentielle pour peindre l’époque.
Il a passé six mois à discuter du style du film avec ses
collaborateurs, et en particulier son chef opérateur, Zhu
Jinjing (朱津京),
un nouveau venu dans le métier. Il a opté pour un point de
vue froid et distancié, l’idée étant de donner une
impression de film ancien, de la période républicaine, avec,
outrele noir et blanc, une caméra très peu mobile.
Le directeur jouant au
mahjong avec ses employés
Le noir et blanc de « Mr No Problem », cependant,
n’est pas n’importe quel noir et blanc. Il est
brumeux, avec un effet sfumato qui brouille les
contours du paysage. Ce sont aussi bien les brumes
du souvenir qu’une tentative de rendre le grain des
films de l’époque. C’est aussi une manière de
laisser l’image en marge, à ne surtout pas admirer
pour elle-même comme souvent aujourd’hui. Même les
intérieurs ont parfois la sobriété d’une cellule
monastique ; nous sommes dans un corps de ferme,
avec quelques ouvertures
sur le monde du divertissement urbain, le temps d’une scène
d’opéra dans un salon de thé local.
Aucune trace de guerre, on en parle, comme du déficit
d’exploitation du domaine, on ne sait pas trop si ce n’est
pas juste une rumeur, aussi. Le seul qui pourrait être
témoin, c’est Qin Miaozhai, mais on ne sait pas trop non
plus d’où il vient, ni s’il est un traître ou non. Tout est
brumeux, hors du domaine.
Acteurs triés sur le volet
Fan Wei atteint ici un sommet de sa
carrière, avec un rôle d’une immense subtilité, qui
rend parfaitement le caractère du personnage de la
nouvelle. Les autres acteurs ne sont pas très connus
et c’est très bien ainsi : ils évoluent dans son
ombre, comme aspirés dans les rets de ses
machinations qui tiennent du grand art des relations
dans la société chinoise, hier comme aujourd’hui.
Les actrices sont particulièrement bien
L’arrivée du nouveau
directeur
dirigées, et parfaites dans des rôles traditionnels qui
échappent à la caricature. Même la séquence d’opéra, où le
propriétaire Xu donne la réplique à sa troisième épouse,
interprétée par l’interprète d’opéra de Pékin
Shi Yihong (史依弘),
a sa logique dans l’histoire, pour montrer qu’ils ne se
soucient gère des pertes de leur ferme.
Fan Wei
范伟
dans le rôle principal de Ding Wuyuan丁务源/丁主任
Wang Kanwei
王侃伟
le propriétaire Xu Ruhai
Feng Mantian冯满天
l’actionnaire Tong Jinxian
Shi Yihong
史依弘
la
troisième épouse de Xu Ruhai
Wang Zitong
王梓桐
la
fille de Tong Jinxian
Jiang Zhongwei
蒋中伟
Li Sanming
李三明
le comptable du domaine
Liang Tingwei
梁霆炜
Shou Sheng
寿生
Zhang Chao 歌手 张超
Qin Miaozhai
秦妙斋
Wang Hanbang 王瀚邦
You Daxing
尤大兴
Yin Tao
殷桃
la femme de You Daxing, You Taitai
尤太太
Travail sur les détails techniques
Un personnage presque
tragique, You Taitai
Tout est soigné, dans ce film, jusque dans la
graphie en caractères non simplifiés du nom des
personnages, dans les intertitres, qui est calquée
sur celles des vieux films des années 1940.
Signalons également le travail sur le son, mais
aussi la musique, signée Feng Mantian qui tient par
ailleurs le rôle de l’actionnaire Tong.
On sourit en notant au passage quelques afféteries
stylistiques, en particulier les clins d’œil aux
« Sept intellectuels de la forêt de bambou » (《竹林七贤》)
de
Yang Fudong (杨福东),
dans la composition de certaines séquences, avec les
personnages dans des poses semblables à celles de
Sept intellectuels, comme figés dans la
contemplation du lointain.
Seule petite réserve : à deux heures trente, le film
est un peu long, mais il est équilibré et tellement
bien mené, jusque
dans la séquence finale, qu’on ne sent pas la longueur.
Production
Même la production est originale. Le film
est coproduit par quatre sociétés de production,
dont la société indépendante française Mare Nostrum
dont c’est la première coproduction hors d’Europe,
et le Youth Film Studio (青年电影制片厂),
un studio qui dépend de l’Institut du cinéma de
Pékin et résulte du projet de « nouvelle école de
l’Institut » lancé il y a quelques années pour
donner plus d’opportunités aux jeunes cinéastes.
Le projet du film, quant à lui, s’est inscrit
Yin Tao, Fan Wei et
Mei Feng visionnant les rushes sur le tournage
dans le cadre des manifestations et créations célébrant le
50ème anniversaire de la mort de Lao
She.
Mr No Problem,
sous-titres chinois et anglais
[1]
Sur la nouvelle dont le titre signifie « Ce n’est
pas un problème », « Pas de problème », voir
chineseshortstories (à venir)