« The
Warlords » de Peter Chan : fresque des illusions du pouvoir
et de la lutte pour la survie
par Brigitte
Duzan, 1er
février 2009, révisé 22 septembre 2011
« The
Warlords » (《投名状》),
ou « Les seigneurs de la guerre » en français, est
une vaste fresque aux allures d’épopée sanglante,
« martiale et dépressive » pour reprendre les termes
de la critique du Monde. Loin de la légèreté des
films précédents de
Peter Chan, c’est plutôt une
partition funèbre.
Le
contexte : dix ans après la révolte des Taiping
L’histoire se passe dans la Chine de la seconde
moitié du dix-neuvième siècle, au moment où la
révolte des Taiping ébranle le pouvoir de la
dynastie des Qing, déjà passablement affaiblie, et
sème la désolation dans les campagnes chinoises.
C’est en 1851 qu’un illuminé du nom de Hong Xiuquan
(洪秀全),
un raté trois fois recalé aux examens impériaux,
croyant avoir entendu une voix du ciel et se sentant
investi d’un pouvoir divin, entraîne derrière lui
des masses paysannes réduites à la misère par la
croissance démographique et diverses catastrophes
naturelles.
Affiche du film « The
Warlords »
Après s’être
rendu maîtres de la vallée du Yangzi, les cohortes des
Taiping déferlent sur Nanjing qu’ils prennent en 1853 et
rebaptisent Tianjing (天京),
la capitale céleste. Devant l’ampleur de la rébellion, le
gouvernement impérial lève des troupes ; mais le manque de
généraux, l’incurie du régime et l’émergence d’autres
révoltes au même moment freinent le mouvement de reconquête.
La guerre s’enlise, les campagnes sont mises à feu et à sang
par des troupes rivales qui pillent et tuent sur leur
passage. Dix ans plus tard, la population est réduite à la
famine.
C’est le
moment que
Peter Chan a choisi pour commencer son film. Les
premières images rendent fort bien la désolation qui règne
dans le pays. La caméra parcourt un champ de bataille
fumant, jonché de morts ; un survivant parvient à s’extraire
d’un tas de cadavres et part en titubant sur la route,
s’effondrant quelques instants plus tard. Sauvé par une
femme, il est hébergé dans une maison en ruines, où il passe
la nuit avec elle. Au matin, la femme a disparu, comme un
rêve.
Une histoire
de fraternité trahie
Les trois ‘frères
jurés’
L’homme est le général Pang (庞将),
général en déroute qui a perdu tous ses hommes au
combat. Le destin lui fait alors rencontrer un de
ces brigands qui écument alors la campagne, Zhao
Erhu (赵二虎),
secondé par son frère Wuyang (午阳);
mais ce sont des bandits par nécessité, des
idéalistes intègres qui volent pour nourrir leur
village. Ils mènent cependant une existence précaire
et dangereuse, soumise aux représailles des troupes
dévalisées. Pang les convainc donc de
rallier
l’armée des Qing pour pouvoir disposer de recrues et d’armes
afin de lutter contre les Taiping et ramener la paix dans le
pays. Ils forment ainsi une alliance en se jurant fidélité :
ils deviennent « frères jurés », comme dans le film de
Chang
Cheh sur le même sujet, « Blood brothers » (1).
Il y a là une
référence à l’un des romans les plus célèbres de Chine :
« Au bord de l’eau » (《水浒传》Shuǐhǔ
zhuàn) (2)
qui raconte les péripéties d’une bande de cent huit bandits
révoltés contre la corruption du gouvernement et des hauts
fonctionnaires de la cour des Song. Ils ont alors formé une
sorte de confrérie, une société de frères jurés fondée sur
la fidélité envers la parole donnée : la confrérie de
Liangshan, qui a valeur de symbole dans la tradition
chinoise. Le titre chinois de « Warlords » se réfère
d’ailleurs explicitement au serment prononcé pour y entrer
et à l’épreuve que l’on devait accomplir pour être accepté :
投名状
tóumíngzhuàng.
A
partir de là, le film suit les pas des trois
« frères », de leurs exploits militaires et de
l’évolution progressive de leurs relations. Les
motivations de Pang se révèlent vite, en effet,
différentes de celles des deux autres. L’instinct de
survie initial se mue chez lui, au fur et à mesure
de ses victoires militaires, en désir de pouvoir,
justifié, au départ, par le « bien du peuple ». S’il
veut prendre Suzhou, c’est parce que c’est l’étape
préalable nécessaire pour pouvoir aller libérer la
ville de Nanjing et, tout en sauvant la population
Le général Pang (Jet
Li)
civile qui y
est enfermée, devenir le sauveur de l’empire. Mais il se
prête pour cela à toutes sortes de compromis non seulement
avec le gouvernement des Qing, mais aussi avec ses principes
initiaux, jusqu’à ordonner froidement la liquidation des
quelque 1 500 hommes désarmés qui défendaient Suzhou et
auxquels Erhu avait promis la vie sauve en échange de leur
reddition (3). C’est le début de la rupture entre les
frères, dont les deux autres ont gardé l’idéalisme de
départ. Leur sort est désormais inéluctable.
Un récit sauvé
par l’esthétisme des images et le jeu des acteurs
Scène de bataille
Avec
un budget de quarante millions de dollars,
Peter
Chan avait de quoi se lancer dans une reconstitution
historique grandeur nature de grandioses et
spectaculaires scènes de combat. Ce n’est pas le
plus réussi. Les batailles sont sanglantes et
mouvementées, certes, mais l’intérêt retombe vite.
Heureusement, elles n’occupent qu’une petite partie
du film et même les sièges des villes sont traités
de manière allusive. Suzhou est réduite à quelques
remparts fumants, et l’attaque
préparée est
coupée court par la reddition inattendue du chef qui
l’occupe. Celle de Nanjing se limite à quelques images
suivies de l’entrée victorieuse dans la ville.
Ce qui est
beaucoup plus intéressant, c’est l’esthétique somptueuse qui
rend, dans des couleurs sombres, quasiment dénuées de
couleurs, la misère des campagnes et de la population,
encore accentuée par la période hivernale choisie pour
tourner le film, tout ceci tranchant sur le décor fastueux
de la cour impériale, mais lui-même synthétisé plus que
déployé. Les costumes, signés Yee Chung-Man (奚仲文)
- celui qui a réalisé ceux du film de
Zhang Yimou « Curse of
the golden flower » (《满城尽带黄金甲》)-
sont particulièrement réussis, surtout ceux des femmes des
villages : réalisés dans des tissus sombres volontairement
mal tissés, ils donnent visuellement une impression de
poussière et de misère.
Dans
ce décor d’une tristesse infinie, le jeu des acteurs
prend toute sa valeur. Ils ont été judicieusement
choisis. Si Takeshi Kaneshiro (金城武)
a un rôle difficile, comme petit frère idéaliste
pris entre ses deux aînés et entraîné dans un
conflit qui n’est pas le sien, le réalisateur lui a
donné celui du témoin qui raconte a posteriori ce
qu’il a vécu, et cela donne de la profondeur au
récit qui, du coup, évite la linéarité totale. Ses
souvenirs sont teintés de l’admiration passionnée
qu’il a vouée à Pang, et qu’il transcrit dans un
Exécution des assiégés
leitmotiv qui
revient par trois fois ponctuer le récit, commençant par
« il disait… » : « 他说,
那时死很容易,活着更难...
» (il disait que, à cette
époque-là, il était facile de mourir, mais bien plus
difficile de vivre ). Ce n’est pas de la grande poésie, mais
c’est, dans sa sobriété, remarquablement efficace pour créer
l’atmosphère.
Andy
Lau (刘德华),
dans le rôle de Erhu (二虎,
le deuxième tigre), continue sa reconversion dans le
genre de films historiques en costumes d’époque (4).
Son interprétation est cependant à rapprocher de ses
prestations dans les grands classiques de Hong Kong.
Il atteint une profondeur émouvante dans certaines
séquences. Mais c’est sur
Jet Li (李连杰
) que tout le film repose, un
Jet Li en rupture avec
ses rôles habituels de kungfu. Dans « Warlords », il
est un superbe combattant dont les prouesses martiales sont
cependant à peine esquissées, pour insister sur les
dilemmes intérieurs d’un personnage dont la complexité
augmente au cours du film et de l’histoire, de plus en plus
partagé entre sa soif de pouvoir et son sentiment de
culpabilité envers ses « frères », et muré à la fin dans une
sorte d’incommunicabilité.
L’une des
grandes faiblesses du film est le besoin qu’à ressenti
Peter
Chan d’une présence féminine aux côtés de son valeureux
trio, justifié par l’élément perturbateur supplémentaire
qu’elle constitue au sein du groupe, censé renforcer les
fils de l’intrigue. Dans ce rôle ingrat,
Xu Jinglei (徐静蕾)
ne peut que prêter une présence distanciée et un visage
lisse, donnant l’impression d’un personnage ballotté par les
événements, un simple pion sur l’échiquier dont la vie se
résume en une longue attente.
Le
film est heureusement bien plus qu’une rivalité
entre deux vaillants combattants pour une femme.
C’est une réflexion sur la survie en temps de
guerre, sur l’attrait du pouvoir et les trahisons
jugées nécessaires pour le conquérir ; on peut aussi
le lire comme une réflexion sur l’illusion qui
consiste à vouloir combattre pour le bien du peuple,
ou la méfiance qu’il convient de garder envers les
grands discours des sauveurs de l’humanité.
La
conquête de la Chine comme « dernière oasis »
Le
résultat est un film qui a fait courir les foules
depuis sa sortie en Chine et à Hong Kong à la fin de
décembre 2007. En deux semaines d'exploitation, les
recettes s'élevèrent à plus de 192 millions de yuans
(plus de 20 millions d'euros) sur le territoire
chinois et à plus de 245 millions de yuans (plus de
26 millions d'euros) dans le reste de l'Asie du
Sud-Est, ce qui constitue un record.
Splendeur des costumes
Par ailleurs, en
2008, le film a obtenu près de treize récompenses et plus
d'une quinzaine de nominations lors de divers festivals (Asian
Film Awards, Golden Horse awards…)
C'est cependant « chez lui », aux Hong Kong Film Awards, que
le film a obtenu le plus grand nombre de récompenses :
celles du meilleur film, du meilleur réalisateur, de la
meilleure photographie, de la meilleure direction
artistique, des meilleurs costumes, maquillage et effets
spéciaux et du meilleur acteur pour Jet Li.
Peter Chan a
déclaré, lors de la sortie de
« Perhaps
love » (《如果·爱》),
en 2005, qu’il considérait que le cinéma de Hong Kong ne
pouvait survivre qu’en se renouvelant : « Il ne faut pas
rester dans l'illusion de l'ancien âge d'or du cinéma de
Hong Kong, car ce cinéma n'a plus aucun avenir. .. Je pense
qu'il nous faut à présent chercher les moyens de faire
perdurer les traditions et l'esprit des anciens titres de
gloire de ce cinéma sans chercher à tout prix à faire du
"film de Hong Kong" … ».
Lors d’une
interview donnée ensuite à l’occasion du onzième festival du
film de Shanghai, en juin 2008, il déclarait : « La
réalisation de
« Perhaps love »
fut pour moi une expérience ; avec
« The Warlords », j’avais
une idée très claire de ce que je voulais faire : conquérir
le marché chinois. Le marché [cinématographique] mondial est
en recul continu, car la plupart des gens regardent
maintenant les films sur internet ou en DVDs. Mais les gens
de ma génération ne travailleront jamais pour ce genre de
media. Nous devons donc conquérir le marché chinois : c’est
notre "dernière oasis". »
Pour cela, dit-il,
il ne pouvait plus se contenter de films d’action, il
fallait désormais un bon scénario soutenu par d’excellents
acteurs. Ce qui semble être la définition de « Warlords »….
De manière symptomatique, le film a été tourné en mandarin…
Notes
(1) « Warlords »
n’est pas un remake de “Blood Brothers” (《刺马》),
le film réalisé par
Chang Cheh (张彻)et
produit par la Shaw Brothers en 1973 : on retrouve bien,
sous des noms différents, les trois mêmes personnages, mais
avec des caractères développés différemment ; le personnage
joué par Jet Li, en particulier, est beaucoup plus complexe
et profond que le général Ma Xinyi
dans « Blood Brothers ».
(2) Le Shuǐhǔ
zhuàn est un roman d'aventures tiré de la tradition
orale qui fait partie des quatre grands romans classiques de
la littérature chinoise, avec l'Histoire des Trois royaumes,
le Voyage en Occident et le Rêve dans le Pavillon rouge.
Song Jiang, le chef des bandits, est un personnage
historique, chef d'une rébellion sous le règne des Song, que
l’armée impériale mit des années à vaincre.
(3) Il semble que le film ait pris
quelques libertés avec l’histoire. C’est l’un des principaux
dirigeants de l'armée impériale, Zeng Guofan, qui fut chargé
en
1853
de lever une armée pour lutter contre les Taiping, qu’on
appela l'armée de Xiang ; c’est cette armée qui joua le rôle
essentiel dans la reconquête de Nanjing en 1864. Par
ailleurs, c’est une troupe organisée par un aventurier
américain pour protéger Shanghai qui avait libéré Suzhou
l’année d’avant.
(4) Après « A
battle of wits » (《墨攻》Mò
Gōng)de
Jacob Cheung, en 2006 : un drame historique situé pendant la
période des Royaumes combattants.