« What’s in the
Darkness » de Wang Yichun : une grande réalisatrice est née
par Brigitte Duzan, 2 juin 2021
« What’s in the Darkness » (《黑处有什么》)
est un premier film étonnant de
Wang Yichun
(王一淳) :
elle a mis dix ans à en écrire le scénario, puis l’a
financé elle-même, alors qu’elle n’avait jamais
étudié le cinéma. On peut dire que c’est le reflet
d’un talent brut, mais nourri d’une grande culture
cinématographique, et du désir volonté
incontournable de raconter son histoire.
Scénario
Le scénario combine une affaire mystérieuse de tueur
en série et une histoire d’éveil à la sexualité
d’une pré-adolescente dans la Chine du début des
années 1990.
Genèse et contexte
L’histoire se passe dans une petite ville du Henan,
province natale de la réalisatrice, une bourgade
apparemment tranquille à l’ombre de son usine
d’Etat, une usine aéronautique autour de laquelle
s’ordonne toute la vie locale.
What’s in the Darkness
Nous
sommes à l’apogée de ce monde industriel qui va disparaître
avec les réformes économiques relancées par Deng Xiaoping à
partir de 1992. Le contexte du film est donc un monde qui
vit ses derniers moments, mais qui tient toujours la ville
sous sa dépendance un peu asphyxiante.
C’est une
originalité, car la plupart des films chinois traitant des
années 1990 ont jusqu’ici plutôt choisi la période qui a
suivi la fermeture de ces usines obsolètes, avec à la clef
des licenciements à la pelle, sans aides sociales
[1].
Les années 1990 sont devenues synonymes de ces
restructurations drastiques avec leur lot de traumatismes.
Mais le film de Wang Yichun montre que la réalité qui les a
précédées était tout aussi sombre.
Qu Jing et son amie
Zhang Xue
En fait, c’est justement parce que
Wang Yichun
ne trouvait pas dans les films existants une réalité
correspondant à celle qu’elle a vécue qu’elle a décidé
d’écrire son histoire et d’en faire un film. C’est la mort
de son père, en 2002, qui a déclenché son désir d’écriture.
Ligne narrative
L’intrigue est inspirée de crimes commis à l’époque – il y
en a eu en effet des cas de viols et meurtres en série qui
ont défrayé la chronique. Le personnage principal du film
est une collégienne de quatorze ans, Qu Jing (曲靖),
dont le père est un expert médico-légal de la police locale.
Au début du film, le corps mutilé d’une femme qui a été
violée est retrouvé près du lac, non loin de l’usine; il est
identifié comme étant celui d’une étudiante. La panique
s’empare de la petite ville où tout le monde a son idée sur
l’affaire. Qu Jing elle-même a sa propre piste. Quand un
deuxième corps est découvert, la police arrête un homme et
lui arrache une confession sous la torture.
Jeunes pionniers dans
les blés
En même temps, Qu Jing a une camarade très délurée, Zhang
Xue, qui est considérée par le père de Qu Jing comme ayant
une mauvaise influence sur sa fille. Sa conduite avec un
hooligan du nom de Zhao Fei, entraîne son expulsion de
l’école ; elle disparaît. Peu de temps plus tard, un
troisième corps est trouvé ; il vient prouver que l’homme
arrêté est innocent, mais en même temps sème des doutes : le
corps était dans un ancien abri anti-aérien où se
retrouvaient Zhang Xue et Zhao Fei…
Thèmes principaux et parallèles
Le thème principal du film est l’éveil de la sexualité chez
une pré-adolescente dans le contexte corseté de l’époque
choisie, celle de la propre adolescence de la réalisatrice.
L’un des autres thèmes du film concerne la relation entre le
père et sa fille, qui est autobiographique. Le film montre
l’éveil d’une pré-ado dans un environnement fermé comme
était celui des usines d’Etat dans la Chine du début des
années 1990. Wang Yiqun a voulu souligner combien les
relations père-fille, mais aussi bien mère-fille, étaient
alors dépourvues de toute tendresse.
Le corps retrouvé au
milieu des roseaux
« What’s in the Darkness » a été comparé au film coréen de
2003 « Memories of Murder » de Bong Joon-ho, histoire vraie
des premiers meurtres en série de l’histoire de la Corée qui
ont eu lieu entre 1986 et 1991. Mais, si c’est en gros la
même période et si les histoires se ressemblent, le film de
Wang Yichun est construit autour de thèmes qui lui sont
propres.
Ce que dépeint Wang Yichun, dans une tonalité froide, dénuée
de sentimentalité, c’est l’univers sombre d’une communauté
repliée sur ses non-dits et ses désirs occultés, où la
police représente un microcosme pire que les criminels
qu’elle est chargée de poursuivre et où les parents
eux-mêmes, qui ne croient plus à rien, ni à la propagande ni
à la nature humaine, préfèrent encore s’en remettre à
l’autorité de l’Etat et à son idéologie pour l’éducation de
leurs enfants.
Coquetterie
Ju Qing grandit dans cet environnement glauque où les
instincts sexuels sont réprimés, jusque chez les personnes
âgées de la maison de retraite, où les serviettes
hygiéniques sont mises à sécher dans les cours des maisons,
et où les adolescents n’ont que les ouvrages médicaux pour
leur éducation sexuelle, avec toute l’hypocrisie puritaine
qui va avec. Dans une scène, la police fait irruption dans
une maison où Qu Jing est en train de regarder une vidéo
porno piratée avec ses camarades de classe: les flics la
confisquent sans cacher leur propre enthousiasme pour
l’objet confisqué.
Dans ce contexte, les premiers signes de la puberté de l’ado
sont accueillis avec une parfaite indifférence par la mère
qui ne lui offre aucun soutien affectif, mais avec
inquiétude par le père qui y voit un danger pour sa fille,
et plus encore quand il la surprend en rendez-vous
amoureux : « il n’y a pas de relation innocente entre un
homme et une femme », lui offre-t-il comme leçon. Tous les
désirs sont pervertis et refoulés, avec des conséquences
dramatiques. La seule à ne pas se conformer à la morale
ambiante est la jeune Zhang Xuequi affiche sa féminité avec
provocation. Chassée de l’école, elle disparaît et sa
disparition entraîne une enquête flouée dès le départ qui se
termine en queue de poisson, en une coda à la fois
révélatrice et aussi glauque que ce qui précède.
Ville noyée dans la
pluie
La tonalité de « What’s in the Darkness » rappelle celle du
film de Michael Haneke « Daswei ßeBand » (Le Ruban blanc),
Palme d’or du festival de Cannes 2009 – un film en noir et
blanc à l’atmosphère cauchemardesque qui se passe dans un
village du nord de l’Allemagne juste avant la Première
Guerre mondiale et qui est sous-titré « une histoire
allemande pour enfants ». Selon le réalisateur, son film
concerne « les sources du mal », quelles que soient ses
formes, religieuses ou politiques, et offre « plusieurs
clefs de lecture sur la transmission du mal par
l'absolutisme politique, idéologique ou religieux ». Le film
souligne les conséquences de la violence institutionnelle,
couvrant la violence individuelle au sein de la famille et
de la société. Ce sont des thèmes et une réalité très
proches de ceux du film de Wang Yichun.
Le titre chinois fait référence aux « zones obscures » (黑处)
que l‘on voit dans le film : anciens abris anti-aériens,
endroits sauvages couverts de roseaux, autant de lieux où
pouvoir tuer et abandonner un corps. Mais le terme de « zone
obscure » est aussi une métaphore pour désigner le monde des
adultes vu à travers le regard d’une enfant : obscurité
faite de silence, d’ignorance et d’indifférence, mais aussi
de désirs tapis dans l’ombre.
Et dans la nuit :
danger
Si le film est sombre, il comporte cependant des séquences
pleines d’humour, pour alléger un peu l’atmosphère, mais
aussi pour faire ressortir, par contraste, combien ce monde
était cruel. La maîtrise avec laquelle le film est mené a
surpris pour un premier film, réalisé par une jeune femme
n’ayant aucune formation cinématographique.
Réalisation
Après avoir passé dix ans à écrire le scénario, en ayant dû
interrompre plusieurs fois son travail, une fois même
pendant deux ans, Wang Yichun a bouclé le tournage en trente
jours. Elle avait auparavant choisi ses interprètes et réuni
une équipe technique de premier plan.
Interprètes
C’est l’actrice principale qui posait le problème essentiel.
L’actrice choisie pour interpréter le rôle de Qu Jing, Su
Xiaotong (苏晓彤), a
été sélectionnée après un long casting. Parmi les nombreuses
jeunes du même âge alors auditionnées, elle était la seule à
jouer naturellement sans avoir été « contaminée » par le jeu
des acteurs des soap operas télévisés. Elle était en outre
du Henan, qui est aussi la province natale de Wang Yiqun et
où a été tourné le film. Mais l’agence à laquelle elle
appartient a élevé des objections : Su Xiaotong avait signé
un contrat de quinze ans avec eux, et elle avait un fort
potentiel, ils ne voulaient donc pas qu’elle gâche son image
ou prenne de mauvaises habitudes en jouant ainsi dans un
film de débutante. Wang Yichun a dû argumenter longuement ;
ce n’est que la veille du tournage que le vent a tourné et
que les problèmes ont été réglés
[2].
Su Xiaotong dans le
rôle de Qu Jing
Les autres acteurs viennent de la télévision : l’actrice qui
interprète la mère de Qu Jing, Liu Dan (刘丹),
et l’acteur qui tient le rôle du père, Guo Xiao (郭笑),
également acteur de théâtre. Quant à Zhang Xue, elle est
interprétée par une actrice qui a joué enfant à la
télévision, Lu Qiwei (陆琦蔚).
Photo et musique
La reconstitution de l’ambiance de l’époque est parfaitement
réussie, mais sans la nostalgie un peu mélo qui caractérise
les films et feuilletons télévisés sur des sujets
semblables. La photographie est signé Zhao Long (赵龙)
qui a été le chef opérateur de films sur des thèmes
proches : le polar « Witness » (《目击者》)
de Gao Zehao (高则豪),
en 2012, ou le film d’horreur « Face Hunter » (《虐面人之死灵面膜》)
de Wu Guoyong (吴国勇)
sorti en 2014. Il a privilégié les couleurs sombres et
ternes pour dépeindre un monde en décadence qui semble
constamment noyé dans la pluie.
La chanson taïwanaise des années 1980 popularisée par la
chanteuse Chyi Yu (齐豫),
« L’Olivier » (《橄榄树》),
est une mélodie sur des paroles de Sanmao (三毛)
qui chante la nostalgie du pays natal chez le voyageur parti
au loin et apporte une note de douceur tout en étant un
élément représentatif de l’époque.
L’olivier, par Chyi Yu
« What’s in the Darkness » laissera certains de ses
spectateurs frustrés par un dénouement qui n’offre aucune
des clefs attendues, comme dans un mélo télévisé : il n’en
est tout simplement pas un et Dieu soit loué, c’est très
bien ainsi.
What’s in the Darkness, sous-titres chinois/anglais