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« Pathway » après « Karamay » : le travail de mémoire de Xu
Xin continue
par Brigitte
Duzan, 27 mars 2012
« Pathway »
(《道路》)
devait être présenté en première mondiale à la 8ème
Semaine du documentaire indépendant qui devait avoir
lieu à Songzhuang du 1er au 7 mai 2011.
La manifestation ayant été annulée in extremis (1),
c’est au Cinéma du Réel, à Paris, le 25 mars 2012,
que le film a eu cette première tant
attendue, hors de
Chine donc,
en présence du
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L’affiche |
réalisateur,
Xu Xin (徐辛),
qui voyait son film pour la première fois sur un écran de
cinéma.
Genèse du
documentaire
« Pathway » (ou
Daolu comme annoncé sur le programme du Cinéma du Réel)
est l’histoire d’une vie, celle d’un vieil homme de
quatre-vingt-trois ans nommé Zhang Yan.
Zhang Yan est un
vieux monsieur très droit, très noble, et très seul.
Veuf depuis près de
quarante ans, il mène à Hangzhou une vie solitaire ponctuée
d’exercices matinaux de taijiquan, une vie hantée par
les souvenirs du passé qu’il n’en finit pas de méditer pour
tenter de comprendre, ou se persuader qu’il n’y a rien à
comprendre.
Xu Xin l’a
rencontré en 2008, alors qu’il était en train d’achever la
post-production de
« Karamay »
(《克拉玛依》).
Le musée « de la traversée du Yangzi », à Nankin (南京渡江纪念馆),
lui a alors demandé un documentaire sur les vétérans
survivants de la bataille qui, en avril 1949, a permis de
franchir le fleuve pour aller libérer Nankin
(渡江战役).
Il a interviewé un
certain nombre de ces survivants, mais le seul qui ait
réussi à l’émouvoir est Zhang Yan, lui racontant d’une voie
égale et mesurée les aléas d’une vie commencée dans
l’enthousiasme militant, mais bientôt brisée par l’absurdité
de la politique.
Le caractère
emblématique du récit le frappa : ce vieil homme avait
traversé un demi-siècle de l’histoire récente de la Chine,
et sa vie en portait les stigmates, qui étaient aussi ceux
de toute une génération. Il voulut préserver ce témoignage
avant qu’il ne disparaisse à jamais, avec le regard
personnel porté sur l’époque.
Zhang Yan a très
vite accepté de parler devant la caméra. Il apportait ainsi
à Xu
Xin l’occasion de continuer son travail de
mémoire.
Chemin de croix
L’allée |
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Le
documentaire se présente comme un long monologue
entrecoupé de quelques images limpides de l’allée où
vit le personnage, dans une lumière tamisée perçue
dans l’espace réduit entre deux rangées de
bâtiments. La séquence introductive le montre
sortant lentement devant chez lui, dans ce que l’on
devine être la lueur du petit matin, pour se livrer
à |
l’un de ses
exercices quotidiens de taichi, comme pour lentement
activer le souvenir.
Décor
Xu Xin
est photographe, les photos sont de lui. Mais il a commencé
par des études de peinture traditionnelle chinoise : le
vieil homme est présenté comme l’un de ces minuscules
personnages apparaissant au détour d’un chemin, sur un
rouleau de shanshui, pour signaler symboliquement la
présence humaine.
Xu Xin
a ensuite planté sa caméra devant son personnage, chez lui,
et enregistré son récit. A l’immobilité de la caméra répond
celle du vieil homme qui raconte, calé dans un large
coussin, les yeux baissés comme pour mieux se concentrer sur
ses souvenirs, avec, de temps à autre, un sourire fugitif,
le regard soudain fixé sur la caméra, à l’évocation d’un
détail absurde ou douloureux, mais conté avec humour.
Le temps semble
être aboli, et l’univers entier soudain réduit à l’espace
entre la caméra et le sofa, lui-même réduit à un coussin sur
lequel sont posées deux peluches incongrues, deux mascottes
des Jeux olympiques, seul indice de l’existence dérisoire
d’un espace-temps extérieur.
Récit
Zhang Yan
raconte, se raconte, et un demi-siècle d’histoire
chinoise défile ainsi dans cet espace réduit entre
la caméra et le sofa, au gré de la mémoire du vieil
homme.
Il commence
par un chant, un chant patriotique comme pour
introduire le récit qui va suivre et qui raconte
les événements de sa vie qui l’ont marqué,
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La séance matinale de
taichi |
depuis son entrée
au Parti, en 1941, jusqu’aux lendemains de la Révolution
culturelle. Il dit son engagement enthousiaste dans la
guerre contre le Japon, puis dans la guerre « de
libération », quand, explique-t-il clairement, Chang
Kai-chek ayant brusquement rompu le pacte d’alliance avec
les communistes, il a fallu « libérer » le pays du
Guomingdang après avoir vaincu les Japonais.
Il raconte comment
il a fait de l’espionnage au profit du Parti, dit sobrement
les périls encourus, les joies aussi, comme la fameuse
bataille victorieuse du Yangzi ayant permis de « libérer »
Nankin. Il ajoute, le sourire en coin et l’œil malicieux,
comment les équipes de télévision sont arrivées trois jours
plus tard en faisant rejouer la prise de la ville, et en
faisant poser les soldats dans des postures héroïques sur le
haut des remparts. Il en était, il montre sa photo en
riant : c’était moi, je n’avais pas de lunettes, alors…
Le vieil homme pris
par l’émotion |
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C’était en
1949, la vie était dure, mais pleine d’espoirs.
Espoirs bientôt brisés, dès 1955 : il est accusé, de
tout et n’importe quoi, contre-révolutionnaire,
capitaliste, bientôt droitier. Il n’en est pas
encore revenu, comme bien d’autres. Après un an de
procès, il est blanchi. Mais personne en Chine ne
sort vraiment blanc d’une accusation
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de cet ordre, c’est
inscrit sur votre dossier, il reste toujours un doute, une
zone d’ombre, sur laquelle on peut revenir à tout moment, à
l’occasion d’une nouvelle campagne.
Il est acquitté,
mais rétrogradé ; alors que d’autres, qui ne se sont pas
battus comme lui, sont promus à de brillantes positions, lui
est renvoyé comme directeur d’école à Hangzhou. Son cas fut
ensuite aggravé par le fait qu’il refusa un jour de donner
son accord au blanchiment d’un collègue qui, entre autres
choses, avait volé. Celui-ci s’est bien débrouillé, il a
quand même été acquitté, a même été promu, dans le tumulte
de la Révolution culturelle, et puis il s’est vengé…
Le vieil
homme s’arrête un moment, comme pris dans un rêve,
tant d’absurdités lui reviennent en mémoire, tant de
gens sacrifiés, tant de camarades disparus… on voit
sa bouche se crisper, son menton frémir, son regard
s’embuer derrière les lunettes aux fines montures…
C’est le
seul moment où il cède |
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Un temps de réflexion |
au larmes,
contenues, mais d’autant plus douloureuses ; même
l’évocation de son épouse, décédée en 1963 après avoir été
condamnée comme droitière, le laissera d’un grand calme.
Oui, répond
Xu Xin à ma question sur ce
point, oui, c’est quand même étonnant…
Mais peut-être
est-ce parce qu’il a définitivement fait son deuil, de ce
côté-là, réussi à apaiser sa douleur, alors que l’absurdité
de la politique maoïste, vécue au jour le jour, est une
plaie toujours ouverte, l’amour déçu du Parti étant
finalement bien plus fort que l’amour pourtant tellement
profond pour sa femme.
Je n’arrive pas à
comprendre, dit-il. Et l’on sent que c’est ce qu’il se
répète inlassablement, et qu’il emportera cette terrible,
cette incommensurable incompréhension avec lui dans sa
tombe.
Construction
Scène finale |
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Le récit se
déroule linéairement, en un huis clos absolu, rompu
par quelques furtives images de la ruelle déserte et
silencieuse, comme si personne ne pouvait répondre à
l’interrogation du vieil homme.
Xu Xin a cependant
construit son film en y insérant quelques rares
images d’archives, soigneusement sélectionnées,
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comme des points
d’orgue au récit, de l’espoir à l’horreur : images de la
prise de Nankin, de Mao avec Edgar Snow, de Mao sur la place
Tian’anmen proclamant la fondation de la nouvelle République
populaire,
de Jiang Qing
aussi ; et puis,vers la fin, accompagnées d’une cacophonie
stridente, des images triées sur
le volet de la
Révolution culturelle : Peng Dehuai, Liu Shaoqi et sa femme
traînés au pilori par des Gardes rouges, des hommes à terre abattus d’une balle à bout portant, et la
marée des Gardes rouges rassemblés par Mao, petit livre
rouge au poing…
Une sorte de
tragique apothéose en images de cet absurde incompréhensible
que tente de déchiffrer le vieil homme et semble amener
logiquement ses dernières paroles : je n’arrive pas à
comprendre…
Il aura passé des
années à le tenter, pourtant, écrivant un petit livre qu’il
dévoile à la fin ;
Xu Xin en a repris le titre pour son
film.
Bande annonce (séquence introductive) http://blog.cinemadureel.org/2012/03/19/bande-annonce-dao-lu/
(1) Il semble que
l’annulation de la manifestation
ait été due à la présence de ce film dans le
programme. Le directeur du festival,
Zhu Rikun (朱日坤),
est également le producteur du documentaire, comme
d’ailleurs du précédent de
Xu Xin ; tous deux ont été
produits par le studio Fanhall (现象工作室),
créé par Zhu Rikun en décembre 2001 pour la promotion de
documentaires indépendants – action déterminante dans un
domaine difficile.
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Zhu Rikun |
C’est aussi Zhu Rikun, par exemple, qui,
en 2009, a produit un autre documentaire qui a fait date
dans l’histoire du cinéma indépendant chinois :
« Pétition,
la cour des plaignants » (《上访》)
de
Zhao Liang (赵亮).
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