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« Dans les montagnes sauvages », un film de 1986 à redécouvrir

par Brigitte Duzan, 10 février 2017

 

Tourné par Yan Xueshu (颜学恕) au studio de Xi’an et sorti en septembre 1986, « Dans les montagnes sauvages » (《野山》) a obtenu six récompenses au 6ème festival du Coq d’or, dont les prix du meilleur film et du meilleur réalisateur ;mais le film a aussi été couronné de la Montgolfière d’or au festival des Trois Continents à Nantes en 1986 et été présenté à la Berlinale en février 1987.

 

Adapté d’une nouvelle de

 

Affiche d’origine

Jia Pingwa (贾平凹), sur un scénario coécrit avec lui, c’est un très bon exemple de l’entente étroite qui peut exister entre un réalisateur et un écrivain, une symbiose qui leur permet de traduire l’œuvre adaptée en images en en préservant l’esprit. Il reste l’un des grands films chinois de la seconde moitié des années 1980, injustement méconnu.

 

La nouvelle de Jia Pingwa

 

Le contexte

 

Publiée en 1984, « Les familles du Val du Nid du Coq» (Jiwowa de renjia 《鸡窝洼人家》), fait partie de la série de nouvelles que Jia Pingwa a écrite après son premier succès, en 1978. Traitant de la vie rurale et des us et coutumes de sa région natale du Nord-Shaanxi, les premières sont publiées en 1980 et 1981 dans trois recueils et le font sortir de l’anonymat [1].

 

Affiche du festival des Trois Continents

 

En 1982, il participe à un atelier organisé à Xi’an par l’Association des écrivains pour les écrivains de la région. C’est pour lui un formidable stimulant. Cette seule année 1982, il publie une dizaine de nouvelles et il continue dans les années suivantes. Ses nouvelles sont marquées par un sentiment très fort de la terre et de la nature, mais un sentiment personnel, tiré de son expérience vécue, qui donne à ces textes un cachet d’authenticité. En même temps, il y retrace en filigrane l’histoire locale, et en particulier celle de la politique d’ouverture vue sous l’angle du développement de l’économie rurale.

 

C’est un caractère fondamental de ses écrits, y compris les grands romans qu’il publie à partir de 1988 et qui sont ses œuvres les plus célèbres, bien qu’encore très peu traduites Mais ses nouvelles du début des années 1980 en sont la matrice originelle, et la nouvelle « Les familles du Val du Nid du Coq» en particulier [2].

 

La nouvelle

 

Il s’agit d’une nouvelle « moyenne », assez longue, qui dépeint la vie de deux couples de paysans au début de la politique d’ouverture, au moment où sont supprimées les structures collectives de l’économie rurale et où les paysans retrouvent la liberté de cultiver individuellement, mais sont aussi incités à créer de nouvelles activités pour améliorer leurs revenus, comme c’est le cas de l’un des personnages principaux de l’histoire. En même temps, les mentalités sont encore corsetées et les esprits rétifs à l’innovation, ce qui crée des tensions dont la nouvelle fait le cœur de son intrigue.

 

Yan Xueshu avec Jia Pingwa

 

Du Yuan dans le rôle de Hehe

 

Elle brosse un tableau réaliste des conséquences sociales, dans les zones rurales, des réformes économiques lancées à la fin des années 1970, et des difficultés rencontrées par les paysans pendant cette période de transition. La nouvelle met en exergue un couple progressiste qui finit par réussir grâce à un esprit moderne et le désir de transformer les modes de vie et de culture traditionnels. Mais c’est aussi un tableau des conséquences de l’émancipation des esprits au niveau des

rapports humains, et en particulier d’une certaine libération des contraintes sociales sur les individus.

 

La nouvelle est originale dans le contexte de l’époque : elle ne critique ni ne dénonce les politiques et les excès de la période maoïste, et en particulier de la Révolution culturelle. Elle est ancrée sur le terrain, dans le présent, celui de la réforme. Et si elle se termine sur un ton optimiste, elle souligne avec réalisme les difficultés inhérentes dans la mise en œuvre de la moindre innovation.

 

L’histoire

 

Les personnages et leur situation réciproque sont brossés en quelques pages dans les premiers chapitres de la nouvelle, dans un style alerte et vif, qui donne tout de suite un rythme rapide au récit, comme si Jia Pingwa voulait aller droit à l’essentiel, mais sans sacrifier les détails nécessaires pour donner vie à ses personnages. Les données du chapitre introductif sont complétées aux chapitre deux et trois, où l’on apprend au passage comment s’est passée la réforme au village - redistribution des terres, tirage

 

Yue Hong (Guilan)

au sort des animaux, etc…- et comment se déroule la vie quotidienne avec ses routines. Bref, dans ces quelques premières pages, le cadre est planté. 

 

Xu Shouli (Qiurong)

 

Hehe (禾禾), divorcé, est venu vivre avec son chien dans l’une des ailes de la maison de son ami Huihui (回回) et de sa femme Yanfeng (烟峰). Si Hehe a divorcé, c’est qu’il a lassé sa femme Mairong (麦绒) en lançant projet sur projet pour tenter de sortir des ornières de la tradition, en échouant chaque fois. Dans leur village, Hehe est considéré comme un bon à rien, alors que Huihui est un élément solide, qui travaille dur, et le couple est le plus prospère de la vallée. Mais Hehe a un fils, laissé à sa mère, alors que le drame de Huihui et Yanfeng est qu’ils n’ont pas d’enfant. 

 

Ayant trouvé refuge dans la maison de son ami, Hehe se lance dans la fabrication de fromage de soja, mais l’affaire de tofu échoue encore, alors Hehe décide d’aller chercher du travail en ville et, avant de partir,

demande à Huihui de prendre soin de sa femme et de leur bébé.

 

Huihui le fait très gentiment, mais refuse d’investir dans l’élevage de vers à soie que Hehe veut lancer en revenant de la ville où il a vu des cultures de mûriers; c’est Yanfeng qui soutient ses initiatives et lui apporte les économies de sa dot pour commencer. Malheureusement, alors que tout marchait bien, les cocons, élevés en plein air, sont dévastés par des nuées d’oiseaux. En même temps, les rumeurs qui courent dans le village sur les relations entre Hehe et Yanfeng rendent Huihui furieux. Ils divorcent.

 

Travail traditionnel à la meule

 

Nouvelle machine

 

Finalement, les deux couples se reforment selon leurs affinités, Hehe et Yanfeng formant le couple dynamique du village, investissant dans un moulin électrique pour remplacer les vieilles meules et le louer à tout le village pour fabriquer de la farine, en permettant à Huihui et Mairong de développer de leur côté une affaire de nouilles.

 

« Petit à petit, on a de plus en plus de moyens » (慢慢扩大门路嘛), conclut Hehe à la fin… Et Yanfeng est mère à son

tour, comme si, en termes symboliques, suivre aveuglément la tradition était un facteur stérilisant. Comme le dit Hehe au début (chapitre 4), à Huihui qui lui demandait pourquoi il ne cultivait pas tranquillement ses trois mu de terre, suffisants pour nourrir trois bouches :  

那就只顾住一张嘴?” 

Alors il faudrait se contenter de manger à sa faim ?

 

Le message va cependant plus loin : au fur et à mesure que les conditions économiques s’améliorent et que les mentalités évoluent, la sexualité des gens se libère également, et les vieilles traditions s’estompent dans ce domaine-là aussi. Cependant, la nouvelle est contée d’un ton vif mais sec, sans allusions aux sentiments. Les relations humaines apparaissent de même nature que les relations économiques : naturelles. Et c’est l’entente au niveau

 

Guilan et Hehe

du mode de vie, traditionnel ou non, qui conditionne la redistribution des couples.

 

Tout en s’en tenant globalement à la même ligne narrative, le film apporte une note légèrement différente.

 

Le film de Yan Xueshu

 

Scénario : ligne narrative semblable

 

Le scénario a été co-écrit par Yan Xueshu et Jia Pingwa avec l’écrivain et scénariste Wei Yangqing (魏杨青), nom de plume Zhu Zi (竹子), lui aussi originaire du Shaanxi, scénariste du studio de Xi’an et rédacteur en chef de la revue du studio. 

 

Huihui et Qiurong

 

Yanfeng a été rebaptisée Guilan (桂兰), Mairong est devenue Qiurong (秋绒) et le nom de Huihui a été reorthographié (灰灰), mais le scénario reprend la narration de la nouvelle avec peu de changements. L’une des modifications, au début, tient à la suppression du chapitre introductif de la nouvelle qui montre Hehe échouant dans l’un de ses nombreuses tentatives de sortir de la routine (en l’occurrence le commerce de peaux de renards) ; en ce sens, la nouvelle permet de mieux

comprendre la séparation du couple Hehe-Mairong que le film qui commence alors que Hehe s’est déjà installé chez Huihui, ce qui oblige à expliquer pourquoi par une ligne de dialogues. Par ailleurs, dans le film, la dernière entreprise de Hehe, réussie cette fois, est l’élevage d’écureuils à des fins médicinales, ce qui n’existe pas dans la nouvelle. De même est ajoutée une séquence où Guilan émerveillée découvre les mille merveilles de la ville, séquence d’ailleurs un peu forcée qui rompt avec le naturel du reste du film.

 

L’essentiel de la nouvelle est cependant préservé : les deux couples illustrent les changements de mentalitésliés aux changements socio-économiques suivant la politique d’ouverture ainsi que la résistance à ces changements. Et ces changements de mentalités ont des retombées en matière de sexualité : le capitalisme en marche, traduit en termes d’enrichissement personnel, et la libération des corps sont les deux faces de la même pièce, l’esprit entrepreneurial

 

Scène de Ye Shan

se traduisant aussi bien sur le plan affectif.

 

Mais différence de tonalité

 

Mais la mise en scène et la mise en image impliquent une différence de tonalité. La nouvelle décrit en termes froids, sans détails superflus, les rapports affectifs entre les personnages, sans même parler de sexualité ; le désir d’enfant semble même bien plus fort chez Huihui que son désir sexuel, et il n’est pas question d’amour à proprement parler entre Hehe et Guilan : leurs rapports intimes sont conditionnés par leur entente au niveau de la philosophie de la vie, le désir d’innover, d’aller de l’avant ; l’amour en est un aspect, en quelque sorte.

 

Le Vieux Puits

 

Dans le film, l’image change tout cela, car le désir passe par le regard et le geste. On voit Guilan tomber amoureuse de Hehe, comme on voit une entente réciproque se développer entre Huihui et Qiurong. Le film développe les séquences récurrentes de conflit entre Guilan et Hehe, qui ne s’apaise que lorsque Hehe a enfin réussi dans ses projets, comme si tous ses efforts étaient tendus dans ce but ultime, sans permettre à l’affectif de s’exprimer pendant ce temps.

 

Mais cette sexualité reste maîtrisée, sans débordements rabelaisiens et encore moins orgiastiques, comme dans « Le Sorgho rouge » (《红高粱》), par exemple, qui date de la même année.

 

Un film réaliste dans l’esprit de Shen Congwen

 

On est là à l’opposé de la violence symbolique de la cinquième génération, où le mélodrame rural prend des aspects de tragédie antique dépeignant la femme comme l’éternelle victime d’un système patriarcal oppressant. Ici, la femme est à l’égal de l’homme proche de la nature et rouage d’un système économique qu’elle contribue à faire avancer. Si l’homme se libère des contraintes du passé, la femme se libère avec lui, non seulement du poids de la tradition, mais aussi de la vulgate maoïste qui en avait fait une machine asexuée.

 

L’aspect naturel de cette émancipation est souligné par l’harmonie avec la nature qui ressort des images de la vie calme dans les montagnes – les monts Qinling (秦岭). On retrouve l’atmosphère d’un autre film de la même époque, également sorti en 1986, celui de Xie Fei (谢飞) « La jeune fille Xiaoxiao » (《湘女萧萧》), avec une utilisation semblable du paysage ; et à travers le film de Xie Fei, c’est l’univers de Shen Congwen (沈从文) que l’on retrouve ici [3].

 

Beauté du paysage sous la neige

 

Mais on retrouve aussi beaucoup de l’atmosphère d’un autre film de la même année : « Le Vieux Puits » (《老井》) de Wu Tianming (吴天明), où le thème de la sexualité est central au récit, bien que dans un sens différent, et dont les scènes "d’alcove" sont très semblables. C’est Wu Tianming qui a produit « Ye Shan », à Xi’an.

 

Par ailleurs, les scènes d’intérieur, et en particulier celles du début, montrant le travail, de nuit, avec une meule grinçante, rappelle les scènes correspondantes du « Village Hibiscus » (《芙蓉镇》) de Xie Jin (谢晋). On est donc dans une thématique et une esthétique liées directement à la troisième et à la quatrième génération.
 

Une image travaillée

 

Travail sur le cadrage

 

Yan Xueshu a choisi un langage cinématographique en lien avec son sujet : des plans longs, de vastes panoramiques du cadre montagneux, un cadrage précis, et des éclairages naturels qui renforcent le réalisme du film, soulignent et ponctuent la narration. Le film est esthétiquement très réussi.

 

Les acteurs, quant à eux, ne sont pas de grandes vedettes, mais ils sont justes et c’est aussi ce qui donne au film un ton très réaliste.

 

Yue Hong 岳红                Guilan 桂兰

Du Yuan 杜源                  Hehe 禾禾

Xin Ming 辛明                  Huihui 灰灰

Xu Shouli 徐守莉              Qiurong 秋绒

 

« Dans les montagnes sauvages » a été victime de l’enthousiasme pour la cinquième génération à l’étranger, et, en

 

Travail sur l’éclairage

Chine même, de sa perception comme illustration d’un langage cinématographique dépassé. On revoit aujourd’hui ce film d’un œil différent avec le recul du temps.  

 

Ye Shan, le film non sous-titré

 

[Recherche réalisée pour la présentation du film à l’Institut Confucius de l’université Paris Diderot dans le cadre du cycle ‘De l’écrit à l’écran’ le 9 février 2017] 

 


 


[2] C’est l’un des premiers textes de Jia Pingwa traduits en français, sous le titre « Les montagnes sauvages », et publié avec « Les forteresses antiques » aux Editions en langues étrangères en 1990.

On peut lire le texte en ligne, en dix-huit chapitres : http://www.ty2016.net/book/jpa08/

 

 

 

 

 

 
     
     
     
     
     
     
     
     

 

   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



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