par Brigitte Duzan, 05
décembre 2013, dernière révision 06 novembre 2014
Wu Tianming
fait partie de la génération sacrifiée des
réalisateurs chinois qui ont terminé leurs études
juste avant la Révolution culturelle. Si sa carrière
en a été affectée, il fait cependant figure de
parrain de la 5ème génération par le rôle
qu’il a joué à la tête du studio de Xi’an à partir
de 1984.
Acteur
pendant la Révolution culturelle
Wu Tianming
est né en 1939 dans le district de Sanyuan, dans le
Shaanxi (陕西三原县),
dans une famille originaire du Shandong. Son père
faisait partie d’un réseau clandestin de maquisards
communistes, pendant la guerre, et devint ensuite
l’un des responsables du Parti à l’échelon local.
Ses parents
auraient souhaité que leur fils fasse des études
scientifiques et devienne ingénieur, mais il n’était
intéressé
Wu Tianming
que par les
disciplines artistiques, et en particulier par le cinéma. Il
a souvent raconté qu’il achetait un billet avec l’argent que
lui donnait sa mère pour s’acheter à manger, et se cachait
dans les toilettes entre deux films pour pouvoir rester aux
séances toute la journée.
Ce qu’il a aussi
déclaré à de nombreuses reprises (1), c’est que le cinéma
était devenu une passion lorsque, en 1958, il avait
découvert le « Poème de la mer » d’Alexander Dovzhenko, et
que ce film avait en grande partie motivé sa vocation
ultérieure (2).
En 1960, il est
admis aux cours de formation des acteurs du studio de Xi’an
(西安电影制片厂演员训练班).
Son premier rôle est celui du jeune paysan Tie Niu (铁牛)
dans le film de 1961 de Sang Fu (桑夫)
« Vague rouge sur
les monts Bashan » (《巴山红浪》),
qui se passe à l’automne 1958, au début du Grand Bond en
avant et de la frénésie de production d’acier dans les
campagnes.
Hongyu
Wu Tianming
termine sa formation en 1962, et entre alors comme
acteur au studio de
Xi’an. Son objectif, il est vrai, n’est pas de
devenir acteur, mais réalisateur. En attendant, le
fait d’être acteur à Xi’an le protège du sort
réservé aux réalisateurs pendant la Révolution
culturelle : il n’est pas envoyé à la campagne.
En 1974,
cependant, il réussit à être admis au cours de
formation à la réalisation de ce qui était alors
l’Université centrale d’enseignement artistique 57 (中央五七艺术大学)
(3). L’année suivante, il participe au tournage de
« Hongyu » (《红雨》)
du réalisateur
Cui Wei (崔嵬),
l’un des derniers films qu’il a réalisé avant sa mort, au
studio de Pékin, alors qu’il venait d’être libéré du travail
forcé auquel il avait été astreint pendant toute la
Révolution culturelle.
Débuts de
réalisateur après la Révolution culturelle
Parrainage
de Teng Wenji
En 1979 et
1980, Wu Tianming continue son apprentissage
pratique comme assistant de
Teng Wenji (滕文骥)
sur le tournage de deux films : « Le sanglot de la
vie » (ou « Les trémolos de la vie »《生活的颤音》)
et « Une seule famille»(《亲缘》).
Ce sont les deux films qui marquent le passage de ce
grand réalisateur de la quatrième génération
derrière la caméra.
Le premier
raconte l’histoire d’un violoniste qui évoque
tristement le souvenir de Zhou Enlai, mort en
janvier 1976 et objet d’un véritable culte
populaire, réprimé au printemps 1976, mais encouragé
après la chute de la Bande des Quatre. Sujet de
circonstance, donc, mais traité de façon originale,
par un réalisateur dont la carrière avait été
bloquée par la Révolution culturelle ; obtenant
enfin de pouvoir réaliser un
film, il
profite du tournage pour prendre sous son aile un
aspirant
réalisateur qui rêvait d’en faire autant.
Les trémolos de la vie
Les deux
films sont réalisés au studio de Xi’an, et c’est là
que Wu Tianming va poursuivre sa carrière.
Premiers
films
C’est en
1983 qu’il obtient de réaliser enfin son premier
film : « La rivière sans balises »(《没有航标的河流》)
qui sort en 1984. C’est un film étonnant par la
beauté des images, la finesse de la mise en scène,
et par la critique à peine voilée du système maoïste
pendant la Révolution culturelle, la beauté
idyllique de la nature venant renforcer, par
contraste, la tragique lutte des personnages tentant
de préserver un pan de liberté : à travers
l’histoire de trois hommes qui convoient du bois sur
un radeau, sur une rivière près de Xi’an, c’est
l’histoire de la répression exercée sur toute la
Chine qui est peu à peu suggérée, y compris la
répression sexuelle.
La rivière sans
balises
La vie
Wu Tianming dira plus tard que jamais par
la suite il n’aurait pu réaliser un film aussi
critique mais, en 1984, le film est primé par le
ministère de la Culture (获文化部优秀影片二等奖) !
Réalisé
ensuite, mais sorti cette même année 1984, son film
suivant est une fresque épique en deux parties :
« La
vie » (《人生》).
C’est encore une peinture noire, et filmée avec le
même réalisme, du régime maoïste et de sa
corruption, qui gangrène toute la société :
l’histoire d’un jeune enseignant qui perd un jour
son poste, donné au fils d’un personnage politique
influent ; il ne lui reste plus qu’à revenir chez
lui cultiver la terre ; une jeune femme lui déclare
alors son amour, mais lui n’a qu’une ambition :
retrouver une situation en ville.
Directeur du Studio
de Xi’an : Le vieux puits
Cette année
1984 est déterminante pour lui : il est nommé
directeur du studio de Xi’an. Il va continuer à y
réaliser ses propres films, mais va aussi en faire
un centre cinématographique où vont venir travailler
les plus grands réalisateurs chinois.
En 1986, il
adapte une longue nouvelle de l’écrivain Zheng Yi (郑义) :
« Le Vieux puits » (《老井》),
qui reste, avec le recul du temps, l’un de ses films
les plus réussis. Contre l’avis général, y compris
celui de l’intéressé, il y fait jouer le rôle
principal à
Zhang Yimou,
qui en est également le chef opérateur.
Bien que
fidèle au style réaliste de ses premiers films, en
particulier dans la peinture extrêmement sensuelle
des relations affectives entre ses personnages, et
de leurs relations avec la nature, Wu Tianming fait
du
« Vieux puits »
Directeur du Studio de
Xi’an
Le vieux puits
une fable
sur la quête de l’eau ; chez Zheng Yi elle était
emblématique de la recherche des racines, dans un
contexte plus spécifiquement littéraire ; chez Wu
Tianming elle a le même symbolisme, mais dans un
sens plus vaste, de recherche des valeurs
primordiales attachées à la terre, comme source
identitaire.
« Le
Sorgho rouge » (《红高粱》),
que
Zhang Yimou a tourné aussitôt après « Le Vieux
puits », est une extension en termes quasi mystiques
de la relation viscérale et sensuelle à la terre et
à la nature que l’on trouve dans le film de Wu
Tianming.
s’affirme dès lors comme un
acteur de premier plan dans le domaine de la
production et du soutien aux meilleurs réalisateurs
de la génération montante, qui prennent désormais le
chemin de Xi’an.
Les
événements de Tian’anmen brisent cette dynamique. Wu
Tianming se retrouve exilé aux Etats-Unis, vivant de
petits boulots alimentaires pendant cinq ans avant
de revenir non pas directement en Chine
continentale, mais d’abord à Hong Kong, en 1994.
Wu Tianming avec Zhang
Yimou et Gong Li
en 1994 à son retour
des Etats-Unis
Retour à la
réalisation et à la production après l’exil forcé aux
Etats-Unis
Le Roi des masques,
affiche pour la France
C’est à
Hong Kong qu’il tourne ce qui est, de l’avis
général, son chef d’œuvre :
« Le
roi des masques » (《变脸》),
primé en 1995 au festival de Tokyo et aux Huabiao
awards, avant de sortir, en 1996.
De cette
histoire de vieil artiste qui se cherche un
disciple, Wu Tianming fait un drame emblématique qui
reflète sa réflexion personnelle, douloureuse, née
de son exil forcé, mais aussi de toutes ses années
de silence imposé : réflexion sur la précarité de la
vie de l’artiste, et sur la difficile transmission
de l’art, sous toutes ses formes, mais en
particulier de l’art populaire immémorial qui
représente l’âme du peuple et de la nation, et dont
la disparition équivaut à une perte irrémédiable. Le
film n’a rien perdu de son actualité.
De retour
en Chine, ensuite, il ne va pouvoir réaliser que des
œuvres mineures, pour le cinéma ou la télévision,
donnant a
posteriori
au « Roi des masques » valeur testamentaire.
En 2012, il
interprète l’un des rôles principaux dans le film de
Zhang Yang (张扬)
« Full Circle » (《飞越老人院》),
dans lequel on peut également voir une signification
emblématique complémentaire : le Lao Zhou (老周)
qu’il
interprète est un vieil homme atteint d’un cancer
terminal qui termine ses jours dans un asile de
vieillards dont il contribue à égayer l’ennui
quotidien en montant un spectacle… film d’autant
plus emblématique que les interprètes sont tous
d’anciens acteurs connus.
Le film
apparaît tristement prémonitoire : Wu Tianming est
mort brutalement le 4 mars 2014, d’une crise
cardiaque, à l’âge de 74 ans. Mais il avait
auparavant tourné un dernier film qui, complétant
« Le Roi des masques », s’affirme comme un véritable
testament.
Full Circle
Un dernier film
comme testament
Song of the Phoenix
Ce dernier
film –
Song of the Phoenix
《百鸟朝凤》
– a été tourné pendant l’été 2012 et terminé en
2013. Il a été primé au festival du Coq d’or, et
remarqué au festival de Busan, de Tokyo et autres
festivals étrangers sans qu’on en ait beaucoup
parlé. La disparition du réalisateur lui donne une
nouvelle signification. Il a été l’un des films
marquants du
premier Festival
de cinéma de la Route de la soie,
qui s’est tenu à Xi’an du 20 au 24 octobre 2014.
Song of the Phoenix
est, comme
« Le Roi des masques »,
l’histoire de la difficile transmission d’un art, en
l’occurrence celui du suona (唢呐),
cet instrument typiquement chinois qui, selon une
très ancienne tradition, accompagnait les fêtes de
mariages et les cérémonies funéraires, et continue
de jouer ce rôle à la campagne. Dans
« Le
Roi des masques »,
l’art du bianlian à transmettre était lié à
l’opéra, dans
Song of the Phoenix,
il s’agit d’une musique liée à des pratiques
rituelles.
Dans les deux cas
affleure l’une des grandes préoccupations de Wu Tianming :
la transmission du patrimoine culturel dans le monde
moderne.
Mais, au-delà de ce
thème fondamental,
Song of the Phoenixdégage
une tonalité personnelle, et douloureuse. Le vieux joueur de
suona qui est le personnage principal du film forme
deux enfants pour lui succéder, et finit par en désigner un
pour perpétuer son héritage. Mais, lorsque celui-ci lui
succède à la tête de son ensemble de musiciens
traditionnels, il se rend compte que les temps ont changé et
que leur art ne suscite plus guère d’intérêt.
On sent vibrer à la
fin du film la déception d’un artiste qui, de son fief de
Xi’an, a passé sa vie à promouvoir un cinéma exigeant dans
lequel il croyait, en faisant connaître les meilleurs
cinéastes du moment, à commencer par
Zhang Yimou (张艺谋)
et Gu
Changwei (顾长卫),
le premier passé au cinéma le plus vulgairement commercial,
le second finissant, contre toute attente, à céder aux
sirènes officielles en 2011.
An Unusual Love
Song of the Phoenixapparaît comme l’ultime
sanglot d’un maître trahi par ses disciples, et l’expression
d’un cinéaste revenu aux fondamentaux, le cinéma de la
quatrième génération.
Notes
(1) Et
encore lors de la conférence donnée au Forum des
Images, à Paris, le 10 janvier 2013 :
(2) Le film
a en fait été terminé après la mort de Dovzhenko,
d’après son scénario, par son épouse Yulia Solntseva
– un film dont on comprend qu’il ait pu fasciner Wu
Tianming enfant. Il a dit qu’après l’avoir vu une
première fois, il n’avait pas tout compris, et avait
voulu le revoir une seconde fois pour en saisir
toute la poésie.
Le film
(3) Une
création de Jiang Qing en 1973, où elle avait
rassemblé l’ensemble de l’enseignement artistique de
la capitale. L’Institut du cinéma de Pékin sera
réinstauré après la chute de la Bande des Quatre, en
1977.