« Crosscurrent » : poème cinématographique de Yang Chao et
Mark Lee Ping-bin
par Brigitte Duzan, 30 mai 2017,
actualisé 10
octobre 2024
Après plus de dix ans de travail, « Crosscurrent » (《长江图》)
est sorti à la
66ème Berlinale,
en février 2016.
Mark Lee Ping-bin (李屏宾)
y a obtenu l’Ours d’argent "pour contribution
artistique exceptionnelle". Puis, en novembre, à
l’issue du 53ème festival du Golden Horse, ce sont
les directeurs du son - Fang Tao (房涛)
et Hao Zhiyu (郝智禹)
-qui ont été récompensés.
Ce n’est que justice : le film vaut effectivement en
grande partie par l’éblouissante photographie du
premier, et le formidable travail sur le son des
seconds. Mais c’est oublier le concepteur et maître
d’œuvre de l’ensemble : le scénariste et réalisateur
Yang Chao (杨超),
qui livre là un véritable « poème
cinématographique » fondé sur une réflexion sur le
fleuve et la culture qu’il véhicule et symbolise, et
articulé par des poèmes qui structurent le
parcours :
« Crosscurrent » est parti de ma réflexion personnelle, de
mon observation du fleuve, et de la culture chinoise.
Ce dont il est question, c’est de traditions populaires, de
bribes d’histoire, le tout sorti de mon imagination. Je n’ai
pas recherché des coutumes étranges, mais voulu rapporter ce
qui est, en Chine, peut-être pas dans la réalité, mais ce
qui doit être, idéalement. Ce film part d’une histoire, bien
qu’il apparaisse surtout comme un « film poétique » ; en
fait je préférerais dire « poème cinématographique ». Ce ne
sont pas des images nées de la fantaisie du réalisateur,
exprimant surtout sa liberté [créatrice]. Le film a une
structure narrative rigoureuse, fondée sur les origines du
cours du fleuve, qui lui sont propres ; on ne pourrait pas
faire la même chose avec le fleuve Jaune. Tels sont les
points fondamentaux du scénario, et de son histoire.
Qin Hao dans le rôle
de Gao Chun
C’est peut-être à cause de cette structuration du
regard par le poème que le film a été mal compris
par beaucoup de critiques occidentaux, le
sous-titrage ne pouvant rendre compte en totalité de
la beauté du film et de la pensée qu’il exprime. On
a donc récompensé ce qui était directement
perceptible : l’image et le son.
Une quête spirituelle
Le reproche récurrent qui est fait au film est de ne
pas avoir une histoire suffisamment claire pour être
compréhensible. Effectivement, le propos n’est pas
de raconter une histoire, mais de rendre compte
d’une recherche, qui est quête spirituelle des
origines, les sources mythiques du Yangtsé se
confondant avec celles d’un homme, mais symboliques
aussi bien d’une culture et de ses fondements.
Errance aux sources du Yangtsé
Quête spirituelle, cette (non-) histoire se déroule
au long de la remontée du Yangtsé, de Shanghai à sa
source, ou ce qui est aujourd’hui reconnu comme
telle, mais relève encore autant de la mythologie
que de la géographie. Il est significatif que ce
soit le cours du Yangtsé qui ait été choisi, et non
le fleuve Jaune, traditionnellement considéré comme
berceau symbolique de la culture chinoise. Mais
c’est le Yangtsé qui est aujourd’hui au centre du
discours national, c’est lui dont
An Lu
on a régulé le cours, lui dont on dérive les eaux, lui qui
prête aujourd’hui à réflexion identitaire et symbolique, et
controverse.
Le Yangze en début de
parcours
Les films qui l’ont pris pour thème ces vingt dernières
années sont nombreux : de
« Rain
Clouds over Wushan » (《巫山云雨》)
de Zhang Ming (章明),
en 1995, à « Still Life » (《三峡好人》)
de
Jia Zhangke (贾樟柯)
en 2006, et tout récemment, en 2017, au documentaire de
Xu Xin (徐辛)«A
Yangtze
Landscape » (《长江》).
Les deux premiers sont des commentaires critiques sur la
construction du barrage des Trois-Gorges (celui de Zhang
Ming ayant été l’un des premiers à le faire), le
documentaire de Xu Xin se rapproche beaucoup plus de la
vision de Yang Chao ; mais, là où Xu Xin a filmé un fleuve
livré à l’absurde, et, sur ses bords, une humanité devenue
folle, le tout lié par un propos accusateur, Yang Chao livre
une réflexion poétique et surréaliste sur les racines de
l’individu, ses sources dans la Chine actuelle, sources
identitaires et culturelles où la symbolique du fleuve est
centrale.
Quête d’une femme, en remontant et le fleuve et le temps
Le vieux manuscrit,
avec le titre, comme celui du film
Si elle est ténue et fragmentaire, il existe bien
une ligne narrative. C’est même le point de départ
du film. Gao Chun (高淳)
vient de perdre son père, mais, comme le reste,
cette mort n’est rapportée qu’à travers un fait,
perceptible : Gao Chun va pêcher un poisson noir
car, selon la légende, quand le poisson mourra de sa
mort naturelle, l’âme de son père sera libérée.
En attendant, il reprend le vieux bateau que son
père lui a laissé pour seul héritage, pour continuer
son commerce, apparemment plutôt louche, le
« poisson » livré étant de toute évidence un nom de
code. Mais le vieux rafiot lui permet surtout de
remonter le fleuve, à la recherche d’une femme qu’il
ne cesse d’y rencontrer, et dont l’identité est
aussi incertaine que l’origine du manuscrit jauni
trouvé dans une boîte en fer rouillé à fond de
cale : un recueil de poèmes qui porte le même titre
que le film, et semble avoir été
Gao Chun lisant le
vieux manuscrit dans la cale du bateau
écrit par un précédent matelot ayant travaillé pour son
père.
La femme s’appelle An Lu (安陆).
Elle apparaît aux différentes haltes sur le bord du fleuve,
toujours différente : prostituée, nonne ou étudiante. C’est
la femme rêvée de Verlaine :
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant / D’une femme
inconnue et que j’aime et qui m’aime
Et qui n’est chaque fois ni tout à fait la même ni tout à
fait une autre…
Le vieux bateau comme
un monstre marin
En même temps, le bateau semble remonter le cours du temps
au fur et à mesure qu’il remonte le cours du fleuve : An Lu
est de plus en plus jeune, jusqu’à devenir étudiante, lisant
sur un bateau tout neuf, d’un blanc pimpant, les poèmes du
même recueil qu’elle passe ensuite à Gao Chun. Autre origine
possible du mystérieux manuscrit.
Parcours scandé par les poèmes
Les poèmes scandent littéralement le parcours du bateau
remontant le fleuve, annonçant les différents lieux où Gao
Chun va s’arrêter, comme mu par une force intérieure autant
qu’attiré par l’espoir de rencontrer de nouveau An Lu,
rencontres qui ne sont peut-être, finalement, que le fruit
de son imagination. Mais chaque endroit a aussi son
histoire, qui se fond dans celle du fleuve.
Les maisons inondées
Le poème initial,
à Shanghai, annonce la couleur
[1] :
Je n’ai jamais ressenti de joie aussi vraie que dans les
bras de ma mère.
Mais aspire à pleurer toutes les larmes de mon corps pour me
libérer de la souffrance en moi…
…
Je déteste que l’on vénère la vie,
La douleur est plus grande que le bonheur,
Et la pureté plus grande que la vie au quotidien.
Il s’agit d’un parcours intérieur, marqué par une forte
spiritualité bouddhiste. En même temps, l’une des premières
pages du manuscrit indique la date : 1989. Année qui n’est
évidemment pas anodine.
Wang Hongwei, comme
un fantôme du passé
Le vieux manuscrit comporte aussi des cartes
permettant de se repérer dans l’espace, sinon dans
le temps : après Nankin, du Jiangsu à l’Anhui,
Jiangyin (江阴),
Wuhu (芜湖)/
Fanchang (繁昌)/Digang
(荻港镇),
Tongling (铜陵)…
Lors d’une visite à une pagode où la voix d’An Lu se
réverbère en écho, la réponse d’un moine apporte de
paisibles réponses : la foi ne nécessite aucune
preuve extérieure, aucun miracle, juste une profonde
conviction intérieure ; la foi est l’acceptation
sans peur de l’incertitude, le péché est
indifférence…
A Tongling, autre poème, comme lu par un enfant, à
bord d’un ferry : je chéris la pureté de mon âme,
et lui reste fidèle. C’est le sens du nom de Gao
Chun : haute pureté… Il retrouve An Lu dans des
maisons à moitié en ruines, à cause d’inondations
répétées. C’est de plus en plus beau, dit-elle, et
il y a de moins en moins de gens. L’endroit revient
à la nature. En même temps, il est habité de
légendes, comme
celle de Heyuezhou (和悦洲),
quand le lieu était un centre de commerce très actif au
début de la République, appelé alors Petite Shanghai (on
retrouve ici, au passage, l’aspect documentaire du film de
Xu Xin).
La légende est l’histoire d’un marchand du Sichuan qui, un
jour, y fit halte et passa la nuit dans une mansarde, avec
une fille. Au réveil, il réalisa qu’il était devenu cette
fille ; elle avait pris possession de son corps et repartit
pour Shanghai sans qu’il puisse la retenir. Il en fut réduit
à attendre dans la mansarde, le prochain voyageur. Et cet
homme est interprété par Wang Hongwei (王宏伟),
véritable fantôme comme sorti de chez Jia Zhangke…
Parcours spirituel et religieux
Les poèmes inscrits
sur fond de paysage bleuté, comme un tableau
traditionnel
Les références religieusessont multiples, bouddhisme ou
religion populaire, comme ce pavillon de Guanyin, au milieu
du fleuve à Ezhou (鄂州观音阁),
ou, à Yunyang (云阳),
le temple de Zhang Fei (张飞庙),
ou encore la ville-fantôme de Fengdu (丰都鬼城),
un complexe de temples et de monastères datant des Han de
l’Est, à environ 170 km de Chongqing ; dédiés à la vie
future, ils semble paraphraser les villes fantômes menacées
ou englouties par la montée des eaux du barrage des
Trois-Gorges. Toutes ces villes tentent de survivre sous la
menace des eaux du barrage.
Autre exemple : poème
comme une méditation
La traversée de la gigantesque écluse du barrage, près de
Yichang (宜昌),
marque un tournant dans le film. C’est une symphonie de
dessins mouvants sur les murs en bordure de l’écluse et de
grincements de portes et de chaînes, puis, une fois la porte
passée, c’est le silence devant l’immense étendue de la
retenue d’eau qui se dévoile à l’avant, comme un lac
intérieur.
Restent 35minutes. Une carte fait le point du chemin
parcouru: jour 26 Wushan (巫山),
jour 28 Yunyang (云阳)…
Les bords du fleuve se font de plus en plus abrupts et
sauvages, les traces de l’homme disparaissent peu à peu…
L’écluse des
Trois-Gorges
A Fuling (涪陵区),
le fanal du bateau, dans la nuit, dessine une sorte de
diaporama sur les rives. Et, comme écrits dans la pierre,
apparaissent les vers : tu es l’étendard de la clarté, un
rempart contre les ténèbres. Plus de ville, le fleuve
coule entre deux rives à pic, une falaise couverte de
végétation où l’on distingue An Lu grimpant au milieu des
arbres, comme un fantôme, ou une illusion des sens.
Le temps du recueillement
An Lu lisant les
poèmes sur le bateau blanc
Mais elle semble appeler une vision onirique, celle d’un
bateau que suit celui de Gao Chun, tout blanc, pimpant, avec
An Lu à la poupe lisant le même cahier de poésies, reprenant
les vers du début et continuant, tous deux lisant en même
temps, se répondant : je suis à la fois fin et
commencement, haine et amour, la preuve du destin, je ne
suis pas élément du karma, je ne peux plus rien transmettre,
et ne peux que souhaiter à mon cœur la paix finale…. Et
elle passe le cahier à Gao Chun. Qui le déchire.
On ne sait plus trop s’il est encore vivant et rêve,
ou s’il est mort, tué par le mafieux du début, et si
c’est son âme qui poursuit le voyage.
Et puis, au jour 98, après avoir continué après
Yibin (宜宾),
Gao Chun
arrive à la source du Yangtze, dans une zone humide
à plus de cinq mille mètres d’altitude, dans un
endroit sauvage battu par les vents. Yang Chao
conclut sur une dernière allégorie, en terminant sur
une image apaisée
[2] :
celle de têtes de
En remontant le fleuve
après Yibin (jeu d’ombre et de lumière)
Bodhisattvas
veillant sur le fleuve du haut d’un promontoire.
Harmonie texte, image et son
Le film doit certainement beaucoup à l’interprétation des
acteurs, et en particulier celle de Qin Hao (秦昊)
dans le rôle principal.
Qin Hao
秦昊
Gao Chun
船长高淳
Xin Zhilei
辛芷蕾
An Lu 安陆
Wu Lipeng
邬立朋
Wusheng
武胜
–
le jeune aide de Qin Hao
Cependant, ce qui fait de « Crosscurrent » un film unique,
c’est l’extraordinaire beauté de la photographie qui
renforce le côté onirique du film, joint au travail
parallèle sur le son, qui a été enregistré live et
retravaillé en studio. Photo et son semblant littéralement
émaner des poèmes.
Il faut tout particulièrement souligner le véritable tour de
force de
Mark Lee Ping-bin
qui a filmé en 35 mm, en embarquant le lourd matériel
nécessaire à bord d’un bateau, et filmant sur le bateau en
mouvement pendant plusieurs mois.
Séance de travail
préparatoire
Le résultat est époustouflant : un jeu constant sur
l’espace, la composition, le bleu, la nuit et la
lumière. Dans la dernière demi-heure, quand le
fleuve devient de plus en plus sauvage, c’est
quasiment sur la seule photo que repose le film. De
poème cinématographique on passe à un poème visuel.
Même la séance de préparation du tournage qu’il a
photographiée apparaît comme un petit chef-d’œuvre
de composition et de clair-obscur à la manière de
Madeleine à la veilleuse.
Postface
Il aura fallu à Yang Chao plus de dix ans pour parvenir à
achever son film, à partir du passage du projet à la
Cinéfondation du festival de Cannes en 2005, et de festival
en festival jusqu’à son achèvement en 2016
[3] :
2005 Cinéfondation, 58ème festival de
Cannes
2006 Aide au scénario du festival de Rotterdam
2009 Aide du Fonds Sud cinéma (France)
2011 Aide à la postproduction du festival du Golden
Horse
Et aide du Asia Film Financing Forum (HAF) du
festival de Hong Kong.
Le tournage a débuté le 3 janvier 2012, après sept ans de
préparation.
Le film nécessite
d’être vu en salle, pour apprécier pleinement la beauté des
images et du son, mais il faut le revoir, séquence par
séquence, pour mieux comprendre comment il est conçu.
Il reste néanmoins toujours une part irréductible à la
raison pure; Yang Chao a défini son film comme « une
histoire d’amour de style magico-réaliste » (魔幻现实主义爱情片”).
En ce sens, d’ailleurs, il est à rapprocher de la
littérature chinoise actuelle, voire du mythoréalisme de Yan
Lianke (阎连科)
[4].
Trailer
[1]
J’ai traduit à partir des vers en
chinois inscrits sur le film, mais difficiles à
lire…
[2]
Contrairement à
Xu Xin, qui termine
son documentaire par des images tibétaines
folkloriques et une dernière imprécation qui
affaiblissent son film.
[3]Et le film a
failli ne jamais voir le jour tellement les
problèmes financiers se sont accumulés au gré des
imprévus du tournage, comme le montre éloquemment
cet article, soulignant la fragilité d’un système de
production de films non commerciaux sans aide
institutionnelle :
https://k.sina.cn/article_6151500153_16ea87179019002968.html
[4]
Voir le mythoréalisme expliqué par l’auteur
lui-même :