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« Hot Soup » de
Zhang Ming : la quête du bonheur dans la Chine moderne
par Brigitte Duzan, 13 mai 2021
Sorti en première mondiale en décembre 2020 au
festival de Hainan, « Hot Soup » (《热汤》)
apparaît comme un ovni dans l’œuvre de
Zhang Ming (章明)
en termes de sujet et de style : c’est la première
fois que le réalisateur de
« Rain Clouds over Wushan » (《
巫山云雨》)
traite une thématique urbaine, et choisit de le
faire dans un style à la limite de la
science-fiction ; en même temps, c’est aussi un film
complexe qui poursuit la réflexion du réalisateur en
prenant cette fois le prétexte d’une recherche sur
le sens du bonheur.
Derrière une construction en quatre parties
correspondant à quatre personnages féminins
différents se profile peu à peu un dessein plus
subtil qui dépasse le cadre strict de chacune des
parties et mêle les problématiques qui y sont
abordées.
Un scénario en quatre parties
« Hot Soup » esquisse l’histoire de quatre femmes et
de leur combat pour tenter de |
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Hot Soup |
parvenir à réaliser leurs rêves et leurs
ambitions. Bien que d’âges légèrement différents, elles sont
encore à l’âge où on peut faire des choix en tentant
d’assurer son bonheur. D’une manière ou une autre, elles
font toutes des recherches sur le sujet.
Les quatre fils narratifs sont présentés en épisodes
alternés qui laissent entrevoir des possibilités de
recoupement.
Quatre parties, quatre femmes
1/ Tangtang (汤汤)
est une jeune cadre dont le compagnon est un chef
d’entreprise, Qi Youcang (戚有仓),
à la tête d’une start-up d’intelligence artificielle. Le
rêve de Tangtang est d’avoir un enfant ; pour cela, elle
tente de planifier ses relations sexuelles en fonction de
ses périodes d’ovulation, optimisées grâce à une appli sur
son téléphone portable, tout en cuisinant une soupe spéciale
supposée promouvoir la fertilité masculine – d’où le titre
du film.
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Liu Wenying et Tom
Price dans les rôles de Tangtang et Qi Youcang |
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Le problème est que son compagnon ne voit pas les choses du
même œil (pour des raisons révélées par la suite). Pour lui,
le bonheur ne passe pas par un enfant ; pour régler le
problème, il organise une surprise pour l’anniversaire de
Tangtang…
2/ Une doctorante prépare sa thèse de fin d’études
sur « La synergie entre la croissance économique et
l’index de bonheur dans la Chine moderne ».
Souffrant de douleurs chroniques dues à une
arthrose, son directeur de thèse, le professeur Jin
Kaiyuan (靳凯元),
est en cure dans une station thermale de luxe, loin
de la ville, où elle doit se rendre pour lui
présenter son travail. Il voudrait qu’elle prenne
plus de temps pour approfondir son sujet et ses
recherches, mais elle veut au contraire s’en
débarrasser au plus vite pour ne plus être à la
charge de ses parents ; son rêve est en fait
d’obtenir de lui une lettre de recommandation afin
qu’elle puisse obtenir une bourse pour partir aux
Etats-Unis.
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Chen Duling et Zhao
Yanguozhang dans les rôles de la doctorante et de
son professeur Jin Kaiyuan |
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Leurs discussions dans le cadre luxueux de l’hôtel
thermal confrontent deux visions opposées : l’une
orientée avec espoir vers l’avenir, l’autre tournée
avec nostalgie vers le passé, et le regret d’avoir
toujours été obligé de vivre loin de sa femme.
3/ Le troisième personnage féminin est la fille, à peine
sortie de l’adolescence, du riche propriétaire d’un
nightclub, Lao Tu (老屠).
Lao Tu a un passé trouble lié à la mafia ; un règlement de
compte l’a laissé infirme, sur un fauteuil roulant. Sa fille
fait aussi des recherches sur le bonheur, à l’aide d’un
petit gadget électronique qui s’accroche à la ceinture de
ceux qui veulent bien participer à l’étude, et qui
enregistrent leurs niveaux de bonheur dans le courant de la
journée en appuyant sur des boutons.
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Chen Shengli et Song
Fangyuan dans les rôles de Lao Tu et sa fille |
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Elle-même cherche le bonheur, avec un petit ami fantomatique
qui n’a pas l’aval de son père. Lao Tu, lui, rêve de partir
dans un endroit chaud et, pour sa fille, ne songe qu’à la
voie traditionnelle toute tracée du mariage et de la
maternité. Il est l’incarnation même du patriarcat, dont il
est une image caricaturale, dans son fauteuil et avec son
passé de boss mafieux.
4/ La quatrième femme fait une enquête sur le bonheur. Au
cours de ses déplacements dans la ville, elle prend le même
taxi, celui du jeune Chen Huo (陈霍)
avec lequel elle est amenée à discuter dans les
embouteillages. Comme elle lui confie son désir de partir
aux Etats-Unis, Chen Huo lui offre ses services pour obtenir
les papiers nécessaires. Elle a l’air tendue et anxieuse,
lui est au contraire d’un naturel simple et enjoué. Quand il
lui avoue son amour, sans doute est-il trop tard pour
pouvoir la retenir.
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Li Meng et Zuo Yi dans
les rôles de Cheng Huo et sa cliente |
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Cette structure est le fruit d’une maturation impliquant
plusieurs coscénaristes, dont, en dernier lieu, l’écrivain
et réalisateur
Zhu Wen (朱文)
qui avait déjà été le coscénariste de
« Rain Clouds over Wushan » (《
巫山云雨》).
Genèse du film
Après
« The
Pluto Moment » (《冥王星时刻》)
sorti à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes en mai 2018,
Zhang Ming a voulu faire un film très court, avec un budget
réduit. Il enseignait à l’Ecole des communications de l’East
China Normal University (华东师范大学传播学院)
à Shanghai et désirait réaliser le film avec ses étudiants.
Au départ, l’idée était des plus simples : le personnage
principal tuait sa partenaire et la faisait cuire en en
faisant un bouillon qu’il buvait. Mais cette ébauche de
scénario a vite été éliminée, au profit d’une structure en
quatre parties représentant quatre femmes pouvant être une
femme vue sous quatre aspects différents.
Le scénario a alors été discuté et développé avec les
professeures Lü Xingyu (吕新雨)
et Wu Ming (吴明),
créditées comme coscénaristes, avec Gong Yuxi (龚竽溪),
la coscénariste de
« The
Pluto Moment ». Partant de scènes de la vie
courante, dans une Shanghai ultra-moderne où la technologie
imprègne les moindres aspects du quotidien, le scénario a
peu à peu incorporé des éléments de science-fiction, comme
développement futuriste logique de cet univers moderne.
L’arrivée de nouveaux investisseurs a permis de disposer
d’un budget plus conséquent, donc de pouvoir prévoir des
effets spéciaux, même s’ils restaient minimes.
C’est alors qu’est
intervenu Zhu Wen que Zhang Ming avait perdu de vue.
C’était en novembre 2019, alors que le scénario était déjà
bien avancé et qu’il était impossible de revenir sur sa
structure globale. Zhu Wen a cherché à en infléchir
l’atmosphère en y glissant des touches littéraires et
artistiques, et en lissant les contradictions entre la vie
courante des personnages et la technologie dont elle est
envahie. Il a supprimé quelque dix mille caractères du
script initial et donné de la profondeur aux personnages, en
particulier celui du professeur, en ménageant des zones de
flou, et un certain mystère autour des personnages qui
permet insensiblement d’amener la séquence finale.
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Zhu Wen et Zhang Ming |
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En un sens, il n’est pas anodin que Zhu Wen ait été le
coscénariste de
« Rain Clouds over Wushan » :
le lien est clairement établi, même s’il n’est pas évident
au premier abord.
Un film complexe, à replacer dans l’œuvre de Zhang Ming
Film urbain, mais poursuite des mêmes thèmes
Le film débute sur un rythme rapide, et désoriente au
premier abord quand on est habitué au style méditatif et aux
univers brumeux des films typiques de Zhang Ming, où le
temps semble parfois s’arrêter pour laisser place à la
réflexion comme dans
« The
Pluto Moment ».
Pour la première fois, le réalisateur de
« Rain Clouds over Wushan »
délaisse la Chine rurale
ou celle des petites bourgades, avec ses légendes et ses
chants ancestraux, sa vie lente et ses traditions ; comme
s’éveillant et réalisant soudain que la Chine a changé, il
nous plonge dans un univers urbain ultra-moderne, chic et
branché, qui est l’image même que la Chine aspire désormais
à donner d’elle-même (les personnages sont d’origines
sociales différentes, mais pas de milieux défavorisés). En
ce sens, il y a dans « Hot Soup » un aspect satirique à la
limite du pastiche, pastiche des mélos d’antan et des films
de science-fiction aujourd’hui à la mode.
Ce n’est que la surface. Sous la modernité de la technologie
et de ses gadgets, les personnages sont en proie aux mêmes
problèmes existentiels que toujours, et le thème de la
recherche du bonheur est particulièrement bien choisi pour
caractériser la vie urbaine même la plus huppée. Tout le
film est en fait à double sens, en particulier dans les
séquences les plus réussies du film, celles avec le
professeur Jin Kaiyuan : la réalité luxueuse du spa recouvre
une nostalgie du passé qui finit d’ailleurs par se résoudre
quand le professeur fait ses adieux à son élève pour aller
rejoindre sa femme malade. Le bonheur n’est pas pour lui
dans le luxe tapageur de cet endroit hors du monde qui ne
fait qu’attiser ses regrets d’un passé inabouti.
En fait, le sujet principal des films de Zhang Ming, celui
qui sous-tend sa réflexion de cinéaste, est celui des
rencontres, fortuites ou non, entre les êtres humains, avec
toutes les incertitudes que cela comporte. Dans « Hot
Soup », justement, ce que les différents personnages
recherchent, en fin de compte, c’est une certaine sécurité
affective, une certitude dans leurs rapports amoureux qui
est peut-être la meilleure assurance de bonheur. Le reste
n’est que fantasme, et en particulier les espoirs de départ
vers un « ailleurs » qui prend la forme du rêve américain,
contre le rêve chinois glorifié par le pouvoir. En ce sens,
un petit robot est en fait un substitut venant combler le
défaut de chaleur humaine d’un couple moderne, une forme
idéalisée de l’enfant refusé.
De Pluto à Hot Soup : Fellini
Le bonheur, ou la recherche du bonheur, est donc le fil
rouge qui lie les différents personnages entre eux, car
comme dit le professeur Jin Kaiyuan à son étudiante pour
l’inciter à mettre plus de cœur dans son travail sur sa
thèse : « La société aura beau changer, il y a une chose qui
ne changera pas, c’est le désir des gens d’être heureux. »
C’est là un thème récurrent dans la littérature et le
cinéma, chinois mais pas seulement.
Car on peut voir encore un autre fil rouge qui sous-tend
l’inspiration à la fois de
« The
Pluto Moment » et de « Hot Soup » : c’est « Huit
et demi » de Fellini. « The Pluto
Moment » était l’histoire d’un cinéaste en panne, non tant
d’inspiration que de financement, la « panne » se
transformant en crise existentielle. C’est une idée très
proche de celle de « Huit et demi » où un
réalisateur, alter ego de Fellini, se retrouve en panne
d’inspiration sur le tournage d’un film. Mais, dans le film
de Zhang Ming, le réalisateur Wang Zhun (王准)
part au plus profond de montagnes sauvages pour trouver les
chants dont il veut faire le thème musical de son film ;
dans « Huit et demi », le cinéaste en pleine dépression se
réfugie dans une station thermale pour fuir le monde du
cinéma qui le poursuit pour qu’il achève le film laissé en
plan. Or ce film doit être un film de science-fiction
vaguement autobiographique…
« Hot Soup » est donc ainsi à replacer dans la continuité de
« The
Pluto Moment »,
comme si Zhang Ming
suivait l’idée de Fellini et que « Hot Soup » était le film
finalement réalisé par Wang Zhun, avec non un réalisateur,
mais un professeur en crise réfugié dans une station
thermale. Les images du professeur recevant son étudiante
dans la piscine pour discuter de sa thèse rappellent celles
de l’audience avec le cardinal dans son bain de vapeur dans
« Huit et demi ». Dans les trois films, la panne
d’inspiration (que partage l’étudiante de « Hot Soup »)
entraîne une crise personnelle traduisant le mal de vivre
général.
Mal de vivre et quête du bonheur
Aux
prises avec les difficultés de la vie moderne dans une
grande ville comme Shanghai, les quatre femmes au centre du
scénario de « Hot Soup » sont, chacune à sa manière, à la
recherche d’une voie vers le bonheur. Comme dans le scénario
initial, on peut les considérer comme quatre facettes d’un
même personnage féminin, représentant quatre
situations-types à valeur emblématique des aspirations des
jeunes Chinoises d’aujourd’hui.
Mais les rapprochements sont très subtilement suggérés, si
bien que le flou persiste sur l’identité de chacune, la
séquence finale n’étant qu’un pied de nez venant conclure le
film, les femmes gardant leur mystère et c’est très bien
ainsi.
Une réussite esthétique
Le film est en outre un bel exercice de style d’un
réalisateur arrivé à maturité.
4 parties, 4 styles différents
Les quatre parties du film sont traitées |
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Hot Soup (affiche
reprenant la séquence finale) |
dans des genres
différents : la première partie est dans le style d’un drame
familial baignant dans une légère atmosphère de
science-fiction ; la partie autour de Lao Tu semble sortie
d’un film de triades ; la dernière partie est une sorte
d’histoire romantique postmoderne traitée dans le huis-clos
d’une voiture. Mais la partie la plus intéressante, et la
plus intrigante aussi, est la partie médiane concernant le
professeur Jin Kaiyuan dont le passé évoqué par bribes vient
donner une profondeur humaine au personnage ; c’est la seule
partie où affleure une émotion. Zhang Ming parvient ainsi à
développer une narration qui dépasse les cadres habituels en
variant le style pour l’adapter à la peinture de l’univers
de chacune des femmes évoquées, en laissant planer le doute
jusqu’à la fin sur leur identité, unique ou plurielle.
Cependant, dans les quatre cas, la ville apparaît comme un
ensemble d’espaces clos, de bulles spatio-temporelles qui
renforcent l’impression de narration éclatée. L’aspect
claustrophobique est le plus sensible dans les séquences à
l’intérieur du taxi qui fonctionne quasiment comme une
capsule spatiale où le monde extérieur n’apparaît qu’à
travers la vitre-hublot. Le monde semble s’ouvrir quand on
découvre le superbe espace de la station thermale, mais le
drone nous montre ensuite qu’il s’agit en fait d’un espace
ouvert sur la nature ambiante il est vrai, mais dans un
isolement qui le coupe aussi du reste du monde.
Dans ces conditions, la recherche du bonheur apparaît
limitée par le cadre même de chacun des espaces de vie
dévolus aux personnages.
Un budget conséquent
« Hot Soup » a
nécessité un budget plus important que les films précédents
de Zhang Ming. D’une part, il lui a fallu avoir recours à
des effets spéciaux, non tant pour les éléments de
science-fiction
,
mais tout simplement pour l’accident dont est victime le
taxi dans la dernière partie car il est impossible de filmer
un accident dans une rue de Shanghai, au milieu d’une
circulation toujours intense, avec de constants
embouteillages.
Par ailleurs, il a fallu louer des espaces chers :
l’appartement de la partie introductive, avec la grande baie
vitrée donnant sur le Huangpu, mais surtout la station
thermale ultra luxueuse, ainsi que le drone pour en filmer,
en le survolant, le cadre sauvage, drone qui sert ensuite à
apporter sa « soupe » favorite au professeur. Les retards
dans le tournage ont entraîné des coûts supplémentaires en
particulier pour les scènes dans la piscine impossibles à
filmer en hiver.
Un superbe choix d’interprètes
Les interprètes de « Hot Soup » ne sont pas très connus,
mais ils ont tous parfaits dans leurs rôles :
Liu Wenyi
柳文伊
Tangtang 汤汤
Tom Price 白梓轩
Qi Youcang 戚有仓
Chen Duling 陈都灵 la doctorante
Zhao Yanguozhang 赵燕国彰 le professeur Jin Kaiyuan 靳凯元
Song Fangyuan 宋芳园 la fille de Lao Tu
Chen Shengli 陈胜利 Lao Tu 老屠
Li Meng 李梦
la cliente du taxi
Zuo Yi 左溢
le chauffeur de taxi Chen Huo 陈霍
Ils ont en outre chacun une histoire propre : Liu Wenyi est
une actrice formée à l’opéra chinois ; Tom Price est né de
parents binationaux et il est bilingue anglais-chinois, ce
qui colle parfaitement avec son personnage ; Li Meng a joué
dans
« A
Touch of Sin » (《天注定》)
de
Jia Zhangke ; Zhao Yanguozhang, lui,
jouait dans le dernier film de
Wang Xiaoshuai (王小帅),
« So
Long My Son » (《 地久天长》),
il livre ici un rôle de composition d’autant plus réussi
qu’il pensait au départ jouer le rôle de Lao Tu.
Saluons enfin le travail sur la photographie de Wang Meng (王猛)
qui a très bien rendu les différences de styles. Né en 1980,
Wang Meng a été le directeur de la photographie de
Sonthar Gyal (松太加)
pour ses deux films de 2011 et 2015,
« The
Sun Beaten Path » (《太阳总在左边》)
et
« The
River » (《河》),
ainsi que pour celui de 2019, « Lhamo and Skalbe » (《拉姆与嘎贝》).
Il avait déjà travaillé avec Zhang Ming pour « China
Affair » (《她们的名字叫红》),
en 2011.
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Conférence de presse
au festival de Hainan (photo iFeng) |
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